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Le business des « zoos humains »

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Lorsque la guerre est devenue insupportable dans son petit village birman, Mu Dti, une jeune femme d’à peine 15 ans, s’est enfuie. Pendant quatre jours, elle a arpenté les montagnes, loin des conflits birmans pour la sécurité d’un camp de réfugiés thaïlandais.

Mu Dti est arrivée en Thaïlande avec un avantage certain par rapport aux centaines de Birmans qui traversent quotidiennement la frontière : c’est une « femme girafe », et les touristes paient sans hésiter pour la rencontrer.

À cause des anneaux métalliques accumulés depuis l’âge de 6 ans, son cou semble incroyablement long. Comme le veut la tradition chez les femmes de la tribu Kayan, les anneaux de cuivre ont pesé sur sa clavicule et l’ont déformée. L’effet obtenu est incroyable : sa tête semble détachée du reste de son corps, comme suspendue au sommet d’un piédestal doré. « Les gens me demandent si ça me fait mal, si c’est lourd, explique Mu Dti en thaïlandais, une langue dont elle a appris quelques mots dans le camp. Je leur réponds que non, que je suis habituée à mes anneaux. » Même si elle ne parle pratiquement pas anglais, lorsque des touristes à la peau claire s’avancent vers elle, Mu Dti dit s’appeler Mary.

 

Les zoos humains sont de véritables institutions

 

Payer pour « voir » des réfugiés semble moralement douteux, mais ça l’est encore plus lorsque l’on découvre que le « village » de Mu Dti, avec ses chemins poussiéreux, ses huttes de bambou et ses coqs en liberté, est totalement factice. Créé par des businessmen thaïlandais qui font payer l’entrée aux visiteurs étrangers, ce faux village n’est qu’une boutique de souvenirs géante. Parmi les 120 habitants du camp de Huay Pukeng, plus de 30 sont des femmes girafes. Elles attendent les touristes de l’aube à la tombée du jour pour gagner de quoi manger en vendant des tickets d’entrée ou des tee-shirts, et en posant pour des photos. Ces femmes girafes font office de véritable attraction touristique.

Les organismes de surveillance des droits de l’homme, dont la Commission des Nations unies pour les Réfugiés, emploie le terme de « zoo humain ». « Autant que l’on puisse dire, ça s’est passé presque naturellement. Quelqu’un a perçu le potentiel commercial de ces tribus, et a commencé à les exploiter », explique Visanu Arunbamrungvong, responsable du tourisme dans la province de Mae Hong Son à la frontière entre Thaïlande et Birmanie.

 

Près de 14 kg sur les épaules en permanence

 

En tant que réfugiés, les Kayans n’ont pas le droit de quitter la province dans laquelle ils sont enregistrés. Ils peuvent néanmoins obtenir un permis de travail, sésame très convoité parmi les réfugiés birmans. Ils reçoivent tous une indemnité en nourriture et des articles de toilettes. Les femmes girafes obtiennent 50 dollars (36 euros) de plus par mois. En revanche, les revenus générés par les entrées dans ces vrais-faux « villages de réfugiés » ne sont pas directement reversés à la centaine de Kayans qui y vivent. Selon une déclaration officielle des propriétaires de ces villages, « ces droits paient leurs besoins journaliers, comme le riz et le curry, les traitements médicaux, l’éducation des enfants, le développement de leur village et les besoins supplémentaires ». Les villageois garderont en revanche les profits des ventes de l’artisanat des femmes de la tribu.

Des cars déversent chaque jour des étrangers venus visiter ces camps. « On nous conseille de n’indiquer ces villages aux touristes que s’ils nous le demandent directement », explique Visanu. Il y a environ dix ans, raconte-t-il, une vague de plaintes a poussé les autorités thaïlandaises à retirer les images des Kayans de ses dépliants touristiques promotionnels. La plupart des critiques, assure Visanu, s’appuient sur la cruauté supposée du port d’anneaux. Ils peuvent peser jusqu’à 13,5 kg. « La société a décidé que c’était mal, reprend Visanu, et nous ne pouvons promouvoir la cruauté. Nous ne pouvons y envoyer les gens que s’ils nous le demandent expressément. » D’après une note publiée par le ministère de la culture thaïlandais, la première utilisation touristique des « femmes girafes » remonte à 1985.

Des centaines de Kayans venaient de fuir les attaques de l’armée birmane, responsable depuis plusieurs dizaines d’années d’épuration des minorités ethniques. La Thaïlande, qui recueillait depuis longtemps les réfugiés des pays voisins, a permis temporairement aux Kayans de rester et leur a accordé le statut de réfugiés de guerre. Mais les responsables de la province ont également vu dans ces femmes kayans et leurs anneaux dorés « une opportunité d’attirer les touristes », selon la note du ministère de la Culture. Ils ont négocié avec les chefs kayans et ont décidé de construire « un village culturel de femmes girafes au bord de la rivière non loin des touristes ».

 

Une exploitation basée sur la fragilité des Birmans exilés

 

Mae Po, 48 ans, faisait partie des premiers réfugiés birmans à fuir vers la Thaïlande. Bien que son village soit répertorié sur les cartes touristiques, son titre de séjour officiel dit tout autre chose : « Baan Mai Nai Soi Section 4, zone d’accueil temporaire ». « Certains jours, je gagne 3 dollars [près de 2,20 euros] en vendant des choses aux touristes, explique-t-elle dans un thaïlandais mal assuré. Parfois je ne gagne rien. »

Bien que les médias donnent l’image d’une tribu exploitée, Mae Po assure que sa famille a bénéficié de sa fuite en Thaïlande. La vie qu’elle a laissée derrière elle, en Birmanie, ne lui manque pas. Elle exhibe fièrement la photo de proches en asile aux États-Unis. « Ils vivent…, commence-t-elle, en se concentrant, dans l’Ee-Oh-Ah ». Iowa ? « Oui, je pense que c’est ça, l’Iowa. Les plus âgés n’arrivent pas à parler la langue, contrairement aux plus jeunes. Ils travaillent dans une usine de poulets ». Malgré la pauvreté, les camps ne manquent pas de nouvelles technologies : on y trouve des téléphones portables, des télévisions satellites ou des DVD piratés. En face de la hutte de Mae Po, de jeunes Kayans sont assis dans la poussière. Leurs yeux sont rivés à un lecteur de DVD portable sur lequel passe Sexy Dance 2. « C’est un film pour adolescents », explique l’un des garçons.

Mu Dti, qui vit dans un village plus touristique, tire un portrait bien plus contrasté entre sa vie en Thaïlande et sa vie en Birmanie. « C’est agréable ici. La Birmanie c’est horrible, dit-elle. Là-bas, les soldats peuvent vous attraper n’importe quand et vous violer. »

En 2008, l’agence des Nations unies pour les Réfugiés a accusé les autorités thaïlandaises d’empêcher les femmes kayans d’aller s’installer en Nouvelle Zélande afin de protéger les intérêts touristiques de leur pays. Le gouvernement thaïlandais à bien entendu nié ces accusations. La même année, onze Kayans ont brièvement été portés disparus, on a dit qu’ils avaient été illégalement transportés de nuit vers le village touristique de Chiang Mai. Le groupe fut peu après ramené chez lui près de la frontière birmane.

 

La prévention comme seule solution

 

Les touristes occidentaux sont souvent conscients de l’aspect négatif de cette exploitation des femmes girafes, explique Mélissa Ah-Sing. Sa société, Thailand Hill Tribe Holidays, organise des réceptions pour les voyageurs « les plus curieux de la culture ». « Lorsque les gens viennent à nous, ils sont déjà persuadés que ces villages touristiques sont des zoos humains », explique Ah-Sing. Ses opérations mènent de petits groupes dans des villages authentiques de minorités ethniques natives de Thaïlande.

Ah-Sing assure qu’elle ne demande pas aux touristes de se comporter de façon éthique lorsqu’ils visitent des camps de réfugiés. Elle donne cependant assez d’information pour qu’ils prennent leur décision en toute connaissance de cause. « S’ls se rendent dans un village touristique, nous leur recommandons fortement d’acheter de l’artisanat du village car les habitants reçoivent la totalité des gains », explique-t-elle. Une façon misérable de se dédouaner ?

 

Global Post / Adaptation JOL-Press.

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