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Le pari réussi d’Ernest Hemingway

Ernest Hemingway, jeune écrivain et journaliste

 

Paris. Trois ans après l’armistice, la première guerre mondiale a distillé ses horreurs, suscitant une sorte de volonté de vie chez les survivants : l’hédonisme devient le Zeitgeist de l’époque. Ce sera la décennie des « années folles », âge d’or, forcément, avant la dépression et le retour de la guerre. Et Ernest Miller Hemingway arrive à Paris, accompagné par sa première femme, Hadley Richardson. En 1928, Hemingway quitte la ville, il laisse ses souvenirs de la métropole dans deux malles cabines Louis Vuitton, à l’hôtel Ritz de la Place Vendôme. Paris est une fête est dans ces valises : en 1956, l’écrivain pousse à nouveau les portes de l’établissement et récupère ses effets personnels. Commence alors l’écriture de son dernier livre. Le titre original, A Moveable Feast (littéralement, Une Fête en mouvement) prend tout son sens : les sensations, la mémoire, les phrases étaient dans des valises, prêtes à être transportées, perdues, retrouvées, dérangées. Paris est une fête couvre cinq années, de 1921 à 1926, période de formation pour l’écrivain en devenir, qui cumule écrits journalistiques et rédaction de nouvelles, publiées à l’occasion dans des journaux anglophones, tels ce Dial évoqué dans un texte.

 

Entre les mémoires et la short story

 

La forme de Paris est une fête est surprenante : à la linéarité habituelle des mémoires, Ernest Hemingway a préféré le fragment, des textes plus ou moins longs qui évoquent la short story (nouvelle) américaine, genre dans lequel l’écrivain s’est particulièrement illustré, à l’époque, avec Trois histoires et dix poèmes (1923). Figurent, de fait, assez peu de dates dans Paris est une fête : le temps semble atténué, moins sensible, en tout cas il n’est jamais directement évoqué. Les études menées sur les manuscrits ont d’ailleurs révélé que l’écrivain n’a pas beaucoup utilisé la documentation qu’il avait rassemblée et retrouvée dans ses malles, à l’hôtel Ritz. En conteur, l’auteur du Soleil se lève aussi a préféré s’en remettre à sa mémoire : et en cas d’oubli, il y a toujours la littérature.

 

Épiphanies dans les rues de Paris

Ce montage fragmentaire s’adapte particulièrement bien aux évocations du Paris des années 1920, évocations généralement dominées par quelques aspects sensibles de la réalité : loin de l’abstraction, l’auteur, à la fin de sa vie, se souvient de cette ville où l’on pouvait « vivre très bien avec presque rien ». Débarrassé du souci de la subsistance, le jeune Hemingway peut savourer « Un bon café, sur la place Saint-Michel », comme le suggère le titre du premier texte du recueil. Les journées s’étirent et se savourent, et l’épiphanie chère à James Joyce n’est jamais loin : les sens sont aiguisés et semblent encore percevoir le Paris des années 1920, près de quarante années plus tard. Les descriptions mêlent souvent aux souvenirs les caractéristiques thématiques et stylistiques d’un Ernest Hemingway au faîte de sa carrière : « Les auteurs de récits de voyages ont décrit les pêcheurs de la Seine comme des fous qui ne prennent jamais rien. Mais leur industrie était sérieuse et profitable. La plupart d’entre eux étaient de petits retraités qui ne savaient pas encore que leurs pensions seraient réduites à rien par l’inflation », écrit l’auteur du Vieil homme et la mer.

 

Les invités à la fête

 

La lecture de Paris est une fête est l’occasion de goûter à l’effervescence littéraire qui anime alors la capitale. Les Américains sont arrivés massivement dans le pays, profitant d’un taux de change qui leur est particulièrement avantageux. Sous l’impulsion de quelques fortes personnalités, le Quartier Latin se transforme en un observatoire de la vie culturelle : dans les cafés, Hemingway rencontre Ezra Pound ou Ford Madox Ford (à l’haleine « plus immonde que le pet d’une baleine »), éditeur et critique qui voue une admiration sans borne mais non réciproque pour l’écrivain. Dans la fameuse librairie Shakespeare and Company, le jeune Américain emprunte quelques livres à Sylvia Beach (parmi lesquels des ouvrages de Tolstoï ou Dostoïevski), avant de déposer un ou deux textes au domicile de Gertrude Stein, poétesse, et critique révérée de tous les bohèmes de Paris. Mais le portrait le plus frappant, le plus jouissif pour tout amateur de littérature, est sans aucun doute celui de Francis Scott Fitzgerald. Le récit de leur rencontre, qui scellera le début d’une puissante amitié, nous est livré dans le texte simplement intitulé Scott Fitzgerald, dont le talent « était aussi naturel que les dessins poudrés sur les ailes d’un papillon ». Le pacte autobiographique est pratiquement remis en question par ce compte rendu d’une nuit passée à l’hôtel, en compagnie d’un Fitzgerald hypocondriaque et invivable : personnage ou individu ? Hemingway exagère-t-il les faits, sa mémoire déforme-t-elle les réactions de son confrère ? Quelle importance, si l’écriture est là ?

 

À la recherche de la phrase vraie

 

L’objectif avoué d’Ernest Hemingway n’est pas la restitution documentaire d’une époque, ce n’est pas, en tout cas, son objectif principal. Son seul souci, qui finalement n’aura jamais quitté son œuvre, est celui de n’écrire que des phrases qui en valent la peine. À ce besoin irrépressible de vérité, qui a valu à l’auteur d’être classé parmi les minimalistes au vu du dépouillement de ses phrases, Paris est une fête donne deux explications. La première est quasiment physiologique : « La faim est une bonne discipline », affirme l’un des textes, et l’appétit non satisfait offre le déploiement de « perceptions […] aiguisées », qui, sans aucun doute, ont influencé Hemingway dans l’élaboration de son style. La seconde est liée à Gertrude Stein, dont l’influence sur l’écrivain n’est plus à démontrer. « Vous ne devez rien écrire qui soit inaccrochable », lui ordonne-t-elle. Hemingway a beau assurer qu’il « n’étai[t] absolument pas d’accord », le conseil portera ses fruits. Dans les fragments inédits ajoutés en fin du recueil, le lecteur découvre ces aveux sur l’écriture : « Je me suis efforcé d’observer la vieille règle selon laquelle celui qui écrit ne devrait se prononcer sur la valeur de son ouvrage qu’en fonction de l’excellence des matériaux qu’il rejette. » La phrase la plus parfaite, sans éléments susceptibles de l’alourdir, voilà l’objectif du romancier. Beaucoup d’exemples de phrases parfaites, accrochables, dirait Gertrude Stein, pourraient être tirés de Paris est une fête. La dédicace à Hadley Richardson, par exemple : « [Hadley] en est l’héroïne, et la seule personne en dehors de quelques riches dont la vie a bien tourné et comme il convenait. » La sincérité de l’écrivain est la mère de la phrase accrochable.

 

Viabooks / Adaptation ACP.

 

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