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L’économie croissante de la Turquie opprime les populations urbaines pauvres

Des expulsions à un rythme effréné

 

Istanbul, Turquie. Pour la deuxième fois, Zemine Demir se bat pour sa maison. « Nous avons été forcés de quitter notre village et de venir ici », raconte cette femme kurde, animée, un trait d’eyeliner soulignant ses yeux fatigués. « Maintenant, nous sommes chassés de nouveau. » Les expulsions forcées de dizaines de familles à faibles revenus du centre d’Istanbul font partie d’« une transformation urbaine » en cours, projet qui a été critiqué par Amnesty International pour avoir violé la loi internationale et les droits des résidents.

 

Le droit au logement bafoué

 

« De telles évictions forcées sont interdites par la loi internationale », rappelle Andrew Gardner, chercheur sur la Turquie de l’équipe d’Amnesty International. « Il n’y a pas eu de véritable dialogue avec les résidents, aucune explication de leurs droits et aucune offre d’indemnisation réaliste. Il n’est pas acceptable de mettre des gens à la rue afin de créer un espace pour un logement de haut standing. »

 

Tarlabasi menacé

 

Cette entreprise ambitieuse a pour objectif de « faire de la place » pour des hôtels de luxe, un centre commercial brillant et des lofts bureaux. Mais le projet concerne Tarlabasi, un des bidonvilles les plus connus d’Istanbul. Labyrinthe peuplé de rues étroites qui serpentent entre les bâtiments levantins en ruines, Tarlabasi se trouve en contrebas du cœur commercial et culturel d’Istanbul. Et c’est là un des derniers espaces du centre de la ville où les populations urbaines pauvres peuvent se permettre de vivre.

 

Des habitants contraints à partir

 

Au nom du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels que la Turquie a ratifié en 2003, Amnesty International a exigé l’arrêt de ces expulsions et une enquête sur leurs procédures. Mais en attendant, le rythme des expulsions se poursuit sans relâche. Déjà plus de la moitié des personnes vivant dans la zone du projet ont dû quitter leurs « logis ».

 

Tortures inouïes !

 

Demir avait à peine onze ans quand son village a été incendié par les forces de sécurité turques au cours de la lutte par intermittence contre les séparatistes kurdes depuis les années 1980. Son frère, accusé d’avoir aidé les « terroristes », a été pendu par les pieds pendant une semaine. L’une de ses mains a été tailladée, et il est désormais handicapé. Sa sœur aînée a été entièrement déshabillée et molestée. D’autres membres de la famille ont été obligés de s’allonger nus au milieu de la rue du village alors qu’un camion roulait sur leurs membres.

 

Tarlabasi, un refuge… jusqu’à quand ?

 

La famille de Demir s’est repliée à Istanbul, faute de mieux, en 1992, et plus précisément à Tarlabasi, comme tant d’autres. Zemine et son père ont vendu de l’eau et des mouchoirs dans la rue, ils sont parvenus à rassembler un peu plus des 5 000 dollars nécessaires pour acheter l’appartement qu’ils partagent maintenant. Le frère de Zemine travaille dans un atelier textile local où il gagne le salaire minimum, à peine assez pour soutenir les huit membres du foyer.

 

Un avenir sombre

 

L’emplacement est l’obstacle irrémédiable quand on vient à la question du logement abordable. Le logement de remplacement offert aux résidents de Tarlabasi se trouve à deux heures de bus, il est beaucoup plus coûteux, de telle sorte que beaucoup de résidents ne peuvent se le permettre. « à cause du transport beaucoup trop cher, on ne leur supprime pas seulement le droit à un logement abordable mais également leur droit d’avoir un travail », s’insurge Gardner. « Nous n’avons plus qu’à planter une tente », annonce le mari de Zemir, Zazgin Ozmen, en riant. Soudain sombre, il dit dans un haussement d’épaules : « Nous n’avons vraiment nulle part d’autre où aller. »

 

Des tensions intercommunautaires

 

Avec les tensions particulièrement vives entre les Turcs et les Kurdes, Demir et sa famille s’inquiètent de la manière avec laquelle ils seront accueillis s’ils devaient quitter leur communauté de Tarlabasi où plus de la moitié des résidents sont kurdes. Trois soldats turcs ont été tués dans la région de Mardin, le week-end du 24 juillet, dans une embuscade mise sur le compte des nationalistes kurdes, pendant qu’à Istanbul la police a arrêté 70 personnes après plusieurs jours de violences intercommunautaires. « Au moins, ils chassent les Turcs d’ici aussi », remarque la sœur de Demir, Sabrha. Bien évidemment, cette sorte de « justice impartiale » n’est pas la réponse que les deux groupes espéraient recevoir.

 

Une vision désabusée de la Turquie contemporaine

 

Ahmet Yazici, un homme plus âgé, assez timide, qui a quitté son domicile près de la mer Noire il y a quarante ans, est également menacé d’expulsion. Yacizi possède quatre bâtiments à Tarlabasi – tous situés dans la zone limite du projet. En 2008, il a intenté un procès à la ville pour demander une compensation à la hauteur de la perte de ses biens. À ce jour, l’affaire a été reportée à sept reprises. « Ils doivent respecter nos droits », dit-il, résigné malgré tout à l’idée de partir ou d’être jeté dehors par la police. « C’est la Turquie », ajoute cyniquement son neveu Osman.

 

Une violation à grande échelle du droit au logement

 

Tarlabasi est un des nombreux projets du genre à Istanbul aussi bien que dans les autres villes turques. Ce qui pousse Gardner à qualifier la situation de « violation à grande échelle du droit au logement ». L’an dernier, un projet similaire a concerné Sulukule. Des centaines de personnes ont été réinstallées dans Tasoluk, à quarante kilomètres de la ville. Dans les six mois qui ont suivi, plus de la moitié de ceux qui avaient déménagé avaient quitté Tasoluk, incapables de payer leurs dettes ou de trouver un travail loin de leur communauté.

 

Des méthodes décriées motivées par l’argent

 

Pour autant, la transformation des bidonvilles est une nécessité. Les bâtiments de Tarlabasi sont pour la plupart délabrés, souvent surpeuplés et insalubres. Le crime y a longtemps élu domicile. Mais la méthode employée par la municipalité pour expulser a fait rimer transformation urbaine avec sans-abri et dislocation. « Pourquoi ont-ils choisi cette façon de faire ? » demande Constanze Letsch, une anthropologue étudiant Tarlabasi dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’Université européenne Viadrina de Francfort, et cofondatrice d’un blog populaire sur Tarlabasi. « Une seule réponse : l’argent. »

 

La Turquie, une économie prospère

 

Après une forte contraction en 2009, l’économie turque a enregistré le troisième taux de croissance le plus rapide des pays du G20 en 2010. Pas une seule banque turque n’a été coulée durant la crise financière. Et voler sur les ailes de la prospérité économique croissante est une opportunité formidable pour le secteur du logement. Du coup, certains quartiers comme Tarlabasi sont devenus un peu plus lucratifs.

 

« Un ovni dans un bidonville »

 

Mais voici le point crucial. « Le projet qu’ils ont en tête va prendre la forme d’une communauté fermée haut de gamme et très sécurisée qui atterrit comme un ovni dans un bidonville », analyse Letsch, avec son tableau de populations très pauvres aux conditions de vie dramatiques, tout à côté des gens très riches, avec les mesures de sécurité importantes qui seront prises pour protéger le nouveau développement du « rififi » de l’extérieur.

 

« Est-ce vraiment dans ce type de ville que vous voulez vivre ? Or c’est précisément cette ville qu’ils sont en train de créer. »

 

Global Post / Adaptation JOL-Press.

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