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Les pays baltes ne connaissent pas la crise !

Tallinn, Estonie. On ne connaît pas la crise dans ce coin de l’eurozone. Les trois états baltes que sont l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie méditent sur leurs voisins au sud de l’Europe en proie à leurs déficits budgétaires, et se disent : « On a vu pire ». Comme l’exprime un dicton bizarre estonien : « Mange donc la peau des patates s’il le faut, et passe aux actes. »

 

Des success stories européennes

 

Et c’est ce qu’ils ont fait. Le week-end des 27 et 28 août, on a pavoisé à Tallinn pour célébrer la déclaration d’indépendance des État baltes, libérés de l’Union soviétique depuis 20 ans. « Je me souviens de l’époque où les magasins étaient vides à Tallinn, autant que les estomacs de la population. L’économie a dû repartir de rien ou presque », se souvient le Premier ministre suédois Carl Bildt, un supporter balte de longue date. Le 20 août 1991, si vous aviez dit autour de vous que, 20 ans plus tard, « l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie seraient tenues pour des success stories en Europe, qu’elles seraient membres à part entière de l’Otan et de l’Union européenne, poursuit Bildt, vous seriez passé pour un candidat à la folie ».

 

Les leçons baltes

 

Or, ces trois pays ont adhéré à l’Union européenne et à l’Otan en 2004. Et cette semaine, l’agence de notation Fitch publie un rapport : La crise de la zone euro et les leçons des États baltes. L’agence crédite les trois pays de performances qui montrent que « en dépit des grandes difficultés à venir à bout des déséquilibres macro-économiques importants et de revenir à la croissance […], ce ne fut pas impossible ». « Ce qui fut accompli relève du miracle, s’enthousiasme Bildt, dans une perspective historique. » C’est bien ainsi que les dirigeants baltes voient les choses, sauf qu’à leurs yeux l’immense travail mené à bien n’a rien d’un miracle.

 

Des dicos contre les tanks !

 

Le ministre des Affaires étrangères estonien, Urmas Paet, raconte avoir accumulé de lourds dictionnaires – seules armes dont il disposait – qu’il jetait sur les tanks soviétiques envoyés par Moscou pour juguler toute déclaration d’indépendance estonienne en 1991. À 17 ans, il avait l’âge de se rendre compte des fardeaux quotidiens de la vie en Union soviétique : le rationnement alimentaire, la menace de punition quand on était surpris à parler estonien en public, la surveillance constante et l’intimidation infligées par les autorités. « Un grand nombre d’Estoniens étaient envoyés en Sibérie, beaucoup étaient tués, les arrestations se multipliaient, témoigne Paet, l’État intervenait dans tous nos actes quotidiens chaque jour, et nous vivions dans le régime de la peur. »

 

L’eurozone en crise ? Allons donc…

 

Si bien que lorsqu’on lui demande s’il s’inquiète de la situation de l’eurozone, Paet réprime un sourire : « Ces difficultés mineures sont gérables, c’est du domaine du possible, dit-il en confidence. Le poids de l’occupation soviétique était si lourd, si contraignant, que les difficultés que l’on voit surgir en Europe, et notamment dans l’eurozone, comparées à celles que nous avons connues en Estonie, compliquées par la peur et le contexte, il y a 20 ans, nous semblent peu de chose. »

 

Des croissances fulgurantes…

 

L’Estonie a tout pour croître. Le pays annonce un ratio de sa dette rapportée au PIB de 6,6 %, à comparer aux 143 % de la Grèce. L’Allemagne même, l’économie européenne la plus forte, aligne une dette de 83 % de son PIB. La Lettonie et la Lituanie, elles, en sont respectivement à 44,7 % et 38,2 %. Non contente d’afficher la plus faible dette de l’Union européenne, l’Estonie connaît une croissance annuelle comparée au deuxième trimestre de 8,4 %. Devant la Lituanie, 5,9 %. La moyenne européenne est à… 1,7 % !

 

… mais des pays aux campagnes exsangues

 

Il y a à peine deux ans, la Lettonie avait souffert de la pire récession en Europe. Sa balance commerciale avait chuté de 30 points en 2009. La réaction du Premier ministre letton, Valdis Dombrovski, fut de rétablir l’équilibre en instaurant une rigueur sévère, un engagement qui poussa le FMI à créditer le pays d’une enveloppe de 7,5 milliards d’euros. Le prêt enclencha le retour à la croissance – avec une progression au deuxième trimestre 2011 supérieure à 5,7 % par rapport à 2010. Mais au prix d’un grand effort.

Rien ne s’obtient gratuitement.

 

Andrew Wilson, expert des territoires postsoviétiques auprès du Conseil européen des Relations internationales, estime que les pays baltes paient au prix fort le succès économique de la région. « Le point majeur qui handicape leurs sociétés, dit-il, reste l’émigration. Le chiffre de leurs populations est bas. Leur succès économique se concentre dans leurs capitales […] Il a saigné à blanc leurs campagnes. »

 

Le côté obscur de la force

 

Cette émigration a particulièrement frappé la Lituanie. Les services des statistiques lituaniens dévoilent que 21 970 ressortissants ont quitté le pays en 2009. Ce chiffre est passé à 83 157 en 2010 soit plus de 25 individus pour 1 000 habitants.

Chacun des trois pays est confronté à un fort taux de chômage, de 13,8 % en Estonie, 17,2 % en Lettonie, 17,3 % en Lituanie. Enfin les États baltes ne devancent que la Bulgarie et la Roumanie en termes de PIB par habitant en Europe. Bilan : rien d’étonnant si le bonheur ne règne pas dans ces pays.

 

Administration soviétique contre bureaucratie européenne

 

Dans les rues de Riga, le jour de la célébration de l’indépendance de la Lettonie, le contraste se fait jour au sein même d’un quartier. Katrina Ulbeerte, 19 ans, qui guinche avec sa jeune sœur, rigole quand on lui demande ce qu’elle connaît de la période soviétique d’avant sa naissance. Dans un parfait argot américain, elle raconte que ses parents lui ont parlé d’une vie difficile. « Ils m’ont parlé de tas de trucs, comme les communistes, et tout un tas de machins militaires. Moi, j’suis contente de ne pas devoir travailler en usine ! » De son côté, Ieva Inauska, 55 ans, qui ne parle pas anglais mais qui exprime ses idées assez clairement en baragouinant de l’allemand accompagné de force gestes, ne voit pas vraiment de changement. « L’union soviétique ? Bof. L’Union européenne ? Bof. La bureaucratie européenne est encore pire que la soviétique ! » Et sa préférence va à cette dernière.

Pourtant, soutient Andrew Stroehlein, de l’International Crisis Group, cofondateur en 1999 d’un magazine dédié aux pays baltes et à d’autres nations d’Europe centrale et de l’Est, « j’estime que ces pays méritent leur statut de “champions”, notamment par comparaison avec le reste de l’ex-Union soviétique ». Les États baltes alignent davantage de ressources et une espérance de vie plus grande que la moyenne des anciens États soviétiques.

 

« Nous n’avons plus peur »

 

Aujourd’hui, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie partagent entre elles des frontières, mais guère plus. Karl Altau, Américano-Estonien, directeur du bureau du Comité national balto-américain, à Rockville dans le Maryland, pense que l’occupation soviétique est encore trop récente dans les têtes pour que les gens se sentent à l’aise, même sous les protections conjuguées de l’EU et de l’Otan. « Des menaces immédiates, c’est vrai, n’existent plus nulle part, reconnaît-il, mais l’absence de visibilité, les points faibles de la démocratie et les pages noires de l’histoire de la Fédération russe et de la Bélarus nous troublent. »

Et pourtant, au plus profond, tout a changé. Si l’on demande à Urmas Paet ce qui a le plus évolué dans la vie des Estoniens aujourd’hui, par rapport à 1991, il ne mentionne ni PIB ni pouvoir d’achat. Sa réponse fuse : « Nous n’avons plus peur. »

 

GlobalPost/Adaptation JOLPress

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