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L’inquiétant projet de “diversion” du fleuve Han

Ankang, Chine. D’ici à 10 ans, les villages ruraux au pied de montagnes heureuses de ce long ruban de territoire de Chine centrale auront cédé la place à des villes modernes. Les fermiers seront des urbains, et la région du fleuve majeur aura été entièrement remodelée et axée sur Pékin. Du moins, si le plan suit entièrement son cours.

 

Deux fois plus de population à déplacer que pour le barrage des Trois Gorges

Car des obstacles demeurent, à commencer par les populations et le projet même du plus grand déplacement forcé jamais envisagé en Chine. Pour transformer la chaîne des Qingling, bande du territoire sujette à tremblements de terre et à glissements de terrain, en zone urbaine sécurisée, et au passage canaliser le fleuve du Nord, le gouvernement provincial de Shaanxi s’apprête à déplacer plus de 2,5 millions de gens installés sur les rives du fleuve et dans la montagne. Auxquels s’ajoutent, au nord de la province, un demi-million d’autres habitants appelés à déménager. Trois millions de personnes, c’est deux fois l’évacuation orchestrée pour la construction du plus grand barrage au monde, celui des Trois Gorges sur le Yangtse.

 

Le spectre de la disparition des terres cultivables…

« La grande difficulté, c’est que les terres cultivables disparaissent et que ceux qui les exploitaient devront trouver du travail ailleurs »,  déclare Dong Mingfeng, maire adjoint d’un village à évacuer.

Le plan de relocalisation du Shaanxi, monté pour partie par la Water Diversion Project Sud-Nord, énorme entité de projet en Chine, va bouleverser le cœur géographique du pays. Le fleuve Han, qui coule dans ces montagnes, est un affluent majeur du Yangtse. Il est l’un des trois cours d’eau qu’il va falloir détourner pour alimenter le nord en dizaines de milliards de mètres cubes d’eau chaque année.

 

Qiyan, village modèle, Pingchuan, village puni

À quelques mois du commencement des travaux, de grands obstacles surgissent.

À Qiyan, village niché le long du Han, zone après zone, de nouvelles fermes blanches proprettes sortent de terre, à la place de masures brinquebalantes, minées par les coulées mortelles de boue dans le sillage des tremblements de terre. C’est l’exception. Le Nouveau Qiyan, bâti sur la ville où des glissements de terrain ont été cause de la mort de plusieurs villageois l’an dernier, fait office de «village modèle », de site témoin. À un jet de pierre de là, dans le village de Pingchuan, 2 000 habitants, il en va différemment. Les résidents clament que les promesses de vie meilleure et de juste compensation ne sont pas tenues, qu’ils héritent à la place d’une montagne de dettes, qu’ils sont privés de terre et relogés dans un méchant immeuble.

Alors que les villageois « modèles » de Qiyan ont bénéficié de fermes modernes et lumineuses, les gens de Pingchuan seront parqués dans des HLM de six étages sans ascenseur. Dans chacun des villages, les fermiers supportent des prêts bancaires d’au minimum 8 000 $ par famille, là où un travailleur actif peut espérer aligner un revenu mensuel de l’ordre de 450 $, en additionnant le travail en usine et à la ferme. « Il faudra pour chacun au moins cinq à dix ans pour rembourser, estime Yang Yuantao, maire de Pingchuan. Ils n’étaient déjà pas très riches au départ, leurs revenus sont tous irréguliers, et ça va compliquer sacrément les choses. »

 

Promesses non tenues

Les habitants de Pingchuan passent pour des râleurs. C’est la raison pour laquelle, affirment-ils, on les a dotés d’immeubles plutôt que de fermes modernes. Et puis manquent encore les routes, les installations sanitaires et la maison commune promises au nouveau village. Le maire Yang, installé sur le divan de la salle de séjour du nouvel appartement de l’un des villageois, montre un pâle sourire quand on lui pose la question de l’avenir de ce village de montagne. « On essaie déjà de faire avec. Ce n’est jamais facile, dit-il, le sort que l’on nous réserve est très pénible. »

 

De la culture aux travaux publics

Les plaintes de ce village ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Sur des centaines de kilomètres, à travers les montagnes et les vallées du sud du Shaanxi, les populations expriment leurs craintes, leur colère et leurs incertitudes face au plan ambitieux de déplacements. Les autorités gouvernementales refusent toute interview, et c’est à peine si le plan officiel d’évacuation mentionne la Water Diversion Project Sud-Nord, mais il ne fait aucun doute que les pancartes de propagande installées le long de la route dans la montagne vantant l’installation de stations d’épuration ne viennent en appui du projet de remembrement. Au fil des kilomètres sur les routes de montagne, des milliers d’ouvriers sont en train d’installer des stations d’épuration tout en remodelant le lit du fleuve à coups d’énormes bulldozers. Des panneaux dans toute la montagne incitent les fermiers à « approvisionner Pékin en eau propre ». C’est à cette fin qu’ils seront chassés de leur terre, poussés à adopter des pratiques de culture organiques et encouragés à s’enrôler dans les métiers de travaux publics émergents. Près de Qiyan, les villageois misent sur une usine d’embouteillage susceptible de recruter la plupart de ceux qui ont perdu leur exploitation.

 

Un territoire plus grand que la France

L’échelle du projet est immense. Il mobilise les trois communes les plus au sud de Shaanxi, soit un territoire géographique plus grand que la France. Et sans compter les territoires de réaménagement du nord. Déjà, l’on s’attelle à transformer complètement l’infrastructure de cette région éloignée privée d’aéroport. Il y est prévu une ligne de chemin de fer à grande vitesse et des autoroutes à quatre voies. De nouveaux tunnels et des ponts vont miner le paysage comme l’ont découvert les paysans sur les plans qui les déracinent. Dong Mingfeng, le maire adjoint déjà cité, constate qu’« ils travaillent déjà aux projets comme la construction des tunnels. Ils gagnent 400 à 500 $ par mois, et quand ils reviennent chez eux ils sont si crasseux que leurs proches les reconnaissent à peine. Et beaucoup sont morts, car il s’agit d’un travail dangereux. »

Les responsables de Shaanxi se répandent dans la presse nationale en affirmant que le réaménagement offrira une vie meilleure aux gens, qu’ils seront plus riches. « Ce projet, le peuple en bénéficiera, a dit le gouverneur de Shaanxi, Zhao Zhengyong, à l’agence de presse Xinhua. Il vise à donner à la population un environnement plus sûr et mieux adapté à leur nouvelle vie. »

 

Endetter des paysans jusqu’alors indépendants

Mais jusqu’à présent, un peu partout, un tel projet n’a eu pour effet que d’endetter les fermiers auprès de leur banque pour la première fois de toute leur existence. Selon le plan, le gouvernement versera aux paysans une compensation susceptible de couvrir 10 à 15 % du coût de leur nouvelle habitation tout en leur garantissant des taux faibles, voire nuls, pour le reste de la somme. Tout au début, un grand nombre de villageois assurent qu’il leur avait été promis un taux zéro sur leurs habitations alors en construction. Mais les fermiers souscrivant de nouveaux emprunts sont désormais tenus de payer les seuls intérêts du prêt.

 

« Nous avons expliqué la situation aux autorités… »

Nul doute que la sécurité ne soit l’objectif. Pingchuan, par exemple, est perché de façon précaire sur un flanc de montagne instable. Des répliques du tremblement de terre en 2008 qui avaient frappé la province voisine du Sichuan et des glissements de terrain massifs d’une mine de charbon proche avaient ébranlé le sol, déraciné des arbres et provoqué des chutes de rochers sans préavis. À la suite de pluies diluviennes cet été, l’habitation d’une résidente glissa dans la rivière en contrebas : on peut voir encore des débris de son mobilier dans les eaux noires. Privée de nouvelle habitation, elle est hébergée par des proches en face de son ancien logement. Tout à côté, Wei Guojun, 24 ans, et ses parents restent dans l’expectative tout en espérant ne pas avoir à déménager. Ils ont consacré leurs avoirs quelques années auparavant à la construction d’une nouvelle maison, et ils ont du mal à s’imaginer souscrire un emprunt pour en acheter une autre dans l’attente de la démolition de la leur. « Nous n’avons pas encore reçu de réponse, mais nous avons expliqué la situation aux autorités, et nous espérons échapper au mouvement, explique Wei, nous n’avons pas les moyens d’acheter un nouveau logement. »

 

18 milliards de dollars

L’ensemble du projet de réaménagement du Shaanxi s’affiche à quelque 18 milliards de dollars, mais il est difficile de savoir à quelle hauteur de cette somme sont évalués les remboursements que versent les fermiers. Les interlocuteurs sur place sont persuadés que le grand déménagement est en grande partie financé par ceux-là mêmes qui n’en ont pas les moyens, les paysans pauvres. La prise en compte du nombre indéterminé des nouveaux emprunts bancaires va rapidement alimenter la circulation d’argent dans les villes locales, susciter un développement économique et de gros PIB, en théorie. Mais l’issue finale pour pratiquement tout le monde dans la région reste incertaine. Beaucoup ne savent toujours pas s’ils seront délocalisés, tandis que ceux qui le savent déjà redoutent leurs fins de mois bancaires et la perte de leur ferme, alors qu’ils étaient propriétaires de leurs habitations et de leurs terres. « Les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent et l’abîme entre les deux populations se creuse », conclut le maire de Pingchuan, M. Yang.

 

GlobalPost/Adaptation JOLPress

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