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Est-il utile de taxer les grandes fortunes ?

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Quand plus rien ne va pour les caisses de l’État, pourquoi ne pas faire appel aux riches ? Ce n’est pas aussi net chez les Américains pour lesquels s’enrichir est le moteur de la vie sociale. Et chaque peuple ainsi confronté à « ses » riches montrera des réflexes adaptés à sa culture. Pourtant, c’est d’abord aux États-Unis que l’idée de faire contribuer les milliardaires est née, mais elle est née chez… les milliardaires eux-mêmes. Très exactement formulée par la troisième fortune du monde, Warren Buffett. C’est au cœur de l’été, à la mi-août que le patron du fonds d’investissement Berkshire Hathaway a suggéré que soient taxés davantage les Américains qui engrangent plus d’un million de dollars de revenus. Et encore plus ceux qui, comme lui, ne savent plus trop quoi faire de leur monnaie au-delà de dix millions de dollars.

Une initiative orchestrée par les milliardaires

Rejoint dans son offre par d’autres immenses fortunes, comme Mark Zuckerberg (Facebook, 52e rang mondial) et Bill Gates (ex-Microsoft, désormais à la tête de la Fondation Bill et Melinda Gates, 2e rang), l’Américain n’a pas gagné à sa cause l’homme le plus riche du monde, le Mexicain Carlos Slim Helu (74 milliards de dollars). Ni même la 4e fortune mondiale, le Français Bernard Arnault (LVMH, 41 milliards de dollars). Dans le premier cas, il eût été surprenant, et humiliant, qu’un Mexicain tende la main aux Américains. Dans le second, l’abstention de Bernard Arnault de cosigner l’« appel des Seize » en France, le 25 août, dans Le Nouvel Observateur, passe moins inaperçu. Accessoirement, il est le Français le plus riche, son absence se remarque. Mais avec ou sans lui, avec ou sans le Mexicain, tous les riches du monde ne peuvent pas grand-chose pour contribuer à enrayer l’emballement mondial de la dette des États. Ils ne sont que des symboles. Des postures politiques. Le président américain Obama l’a bien compris qui saisit la balle au bond, le 19 septembre, dans son énième discours sur les mesures de limitation du déficit de 3 000 milliards. « Nous ne pouvons pas nous permettre ces taux d’imposition plus bas pour les riches. Nous ne pouvons pas nous les permettre alors que nous subissons de gros déficits… » Le président démocrate a beau faire semblant de prendre l’initiative à son compte, la future « loi Buffett » qui va instituer une taxe sur les Américains les plus riches et lever les exonérations de l’ère Bush est bel et bien « consentie » par les intéressés. Dommage que l’initiative ne soit pas venue de la Maison-Blanche…

Mesurettes européennes

Car à l’évidence, en Europe aussi, ces taxes de riches qui fleurent bon le slogan démagogique auront été consenties par les taxés et non décrétées par le gouvernement. Warren Buffett, en tout cas, aura bien « décoincé » sur ce point les mentalités européennes. Les États européens de premier plan, dans la foulée, instaurent des taxes « Buffett », chacun à leur façon.

Au Royaume-Uni (dès 2009), l’impôt « spécial crise », limité dans le temps, s’appliquera aux revenus supérieurs à 180 000 euros par an, mais à un taux significatif de 50 %.

En Allemagne, le taux à peine moins fort de 45 % touchera les ménages qui engrangent plus de 245 000 euros.

L’Espagne taxe les hauts revenus et le patrimoine au-delà de 700 000 euros, en décrétant le retour de l’ISF pour deux ans.

L’Italie penche pour un taux mini de 3 % à partir de 300 000 euros.

La France, elle, a beaucoup hésité, et le seuil reste encore indécis. Mais le gouvernement du Premier ministre François Fillon semble s’en tenir au même taux symbolique que l’Italie de 3 %, mais à partir de 500 000 euros. Au sein même du parti au pouvoir, l’UMP, dont les députés ne sont pas les derniers à réclamer une taxe sur les riches significative, on n’a pas renoncé à abaisser le seuil à 250 000 euros…

De la goutte d’eau au filet tiède

Faisons les comptes.

À 500 000 euros, en France, 10 000 ménages sont concernés. La taxe se réduirait à une goutte d’eau. À rapprocher du taux relevé d’un point de la tranche supérieure des impôts, décision que le président français, Nicolas Sarkozy, a eu du mal à lâcher (de 40 à 41 %) : les hauts revenus devront alors verser au fisc… 670 euros de plus. Insignifiant pour les intéressés.

Avant même ces mesures, des simulations avaient été calculées par le mensuel Capital, il y a un an. Il en ressortait que « nos » milliardaires restent désespérément rares : en 2008, 0,01 % des Français ont déclaré plus de 687 862 euros (sic). Même en doublant le taux d’imposition, ce que les décisions récentes sont à mille lieues d’avoir fait, le fisc « lèverait » 2 milliards face aux 150 milliards de déficits cumulés de la France. Toujours en simulation, Capital avait osé calculer un impôt sur le revenu pour la tranche supérieure portée à un illusoire 60 % (aujourd’hui 41 %) : 4,6 milliards. Un filet d’eau après la goutte quand on songe qu’un demi-point de TVA en rapporterait le double. Soyons fous, avait en outre testé le magazine il y a un an, oublions le bouclier fiscal, et doublons l’impôt sur la fortune (ISF) : 3,7 milliards.

Allons même au-delà de la notion de « riches » pour, comme cet analyste de l’Institut Turgot à Paris, Vincent Benard, simuler un doublement de l’impôt sur le revenu des 10 % de Français qui gagnent plus de 36 000 euros par an (scénario évidemment inconcevable) : les 23 milliards récoltés en rêve combleraient 1/6e du déficit cauchemar de l’État.

Moralité : même au prix de simulations aujourd’hui impraticables, mieux vaut, pour tous les gouvernements du monde, ponctionner davantage l’ensemble des ménages : les chiffres ne sont pas «révolutionnaires »…

L’exil fiscal, menace permanente et réelle

D’autant plus que sans atteindre à ces extrémités fiscales, « nos » riches, avant « l’appel des Seize », ont montré que l’exil fiscal (l’effet « Laffer ») reste une menace permanente et un chantage efficace. Il y a un an, l’économiste Christian Saint-Étienne avait estimé le manque à gagner de l’État français pour cause d’installation fiscale en Belgique, en Suisse ou plus loin à l’étranger dans une fourchette de 6 à 8 milliards d’euros. Manque de patriotisme ? Sans aucun doute, mais comment « juger » le patron de Business Objects, le Français Denis Payre, qui s’était dit à l’époque contraint et forcé de s’exiler en Belgique quand le fisc français lui ponctionnait… 120 % de ses revenus ?

Payer moins en proportion de la richesse ? Plus si vrai…

C’est du reste au nom de la négation de « l’effet Buffett » – des riches moins taxés proportionnellement que les classes moyennes – que le ministère des Finances français vient de contester l’idée que les riches paient en proportion moins d’impôts. « C’était vrai avant 2008 », plaide Bercy, avant le rapport du député UMP Carrez, rapporteur du Budget, dont les mots avaient fait mouche : « Plus un très gros contribuable a des revenus élevés, moins il paie d’impôts en proportion. » Désormais, dit-on du côté de l’administration fiscale, le plafonnement des niches fiscales (principal visé, l’outre-mer) à 18 000 euros et 6 % des revenus, et la réintégration de l’impôt que les hauts cadres expatriés payaient (ou pas) à l’étranger ont suffi pour tempérer « l’accusation Carrez-Picketti » (du nom de l’économiste proche de Ségolène Royal, la candidate socialiste à la primaire présidentielle française de son parti, qui a mis le feu aux poudres dans son livre Pour une révolution fiscale*) : les cent plus riches Français, selon l’administration, ont payé 36,5 % d’impôts sur le revenu en 2010, soit plus que les mille premiers (35,4 %) et que les 50 000 premiers (30,4 %). Soit. Finalement, acquitter 36,5 % d’un revenu fiscal coquet laisse plus de marges de manœuvre à un ménage que 10 à 20 % d’un revenu de classe moyenne.

Ils pourraient aussi réduire lécart des revenus…

Revenons à la proposition Buffet. Ces immenses fortunes, à l’image des Gates, mais, plus largement, à celle des Clinton, des Bush, des Reagan, des Carter, ces anciens présidents américains tous considérablement enrichis, sont gérées la plupart du temps via des fondations toutes plus caritatives les unes que les autres. Ne le sont-elles pas avant tout au profit de leurs créateurs et de leurs donateurs puisque les fonds charriés par de telles fondations sont exonérés d’impôts… ? Les milliardaires qui les abondent, les entreprises donatrices, auraient occasionné quelque 40 milliards de dollars de manque à gagner au Trésor américain par an. Certes, ces fondations ont, en contrepartie, apporté au monde, notamment aux pays pauvres, des bienfaits que les gouvernements concernés ont oublié de dispenser à leurs populations. Bien sûr, les milliardaires charitables ont mille fois plus raison de disposer ainsi de leurs fortunes que ceux qui les multiplient en vain au fin fond des paradis fiscaux pour les transmettre au final à une progéniture souvent parasite.

Mais que se passerait-il si, en Europe comme aux États-Unis, en Russie comme en Chine, au Brésil ou en Inde, les grands dirigeants fortunés réduisaient l’écart entre leurs revenus et les salaires les plus bas de leurs entreprises ? Si, au lieu d’accepter – de revendiquer – une taxe mineure supplémentaire, ils payaient l’intégralité de leur impôt sans chercher les moyens légaux de le réduire (9 % seulement acquittés par Liliane Bettencourt, l’une des plus grosses fortunes françaises, sur les 15 milliards de ses revenus, avance-t-on) ? Si ces mêmes entrepreneurs rompaient avec la logique des monopoles, au profit d’un tissu de PME et d’ETI (entreprises de taille intermédiaire), richesse réelle des nations ? S’ils amélioraient massivement les conditions de travail, la sécurité de l’emploi, le pouvoir d’achat des salariés, dans la logique d’un Ford qui voyait dans ses ouvriers favorisés les acheteurs de ses Ford T ? S’ils investissaient massivement dans le développement durable, avec toutes les retombées qu’un tel effet de levier aurait sur la santé et le développement, avec retour direct dans l’amoindrissement des dettes d’État ?

« Aumône et non sacrifice »

Une telle vision n’est pas à l’ordre du jour. Elle rejoint peu ou prou un éditorial récent de Christophe Barbier, patron de l’hebdomadaire français L’Express, intitulé Riche idée. Le journaliste y marque la différence entre les « aigles » et les vautours ». Pour lui, les riches aigles ont « édifié leur montagne d’or avec la pelle de leur travail et la pioche de leur talent… » Les vautours, eux, sont les financiers, les traders, « fades encravatés de Wall Street et de la City, [qui] ont volé vers le confort avant d’être trop riches pour se faire remarquer ». « Être un milliardaire honteux est, finalement, plus dégoûtant que d’être un milliardaire fameux, car c’est ajouter la médiocrité à la cupidité », juge l’éditorialiste qui conclut en notre sens : « Quelle que soit l’ampleur de leur don, il ne sera jamais qu’aumône et non sacrifice, entaille dans leur superflu et non angoisse pour leur nécessaire. »

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