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La Chine peut-elle racheter l’Europe ?

Même la Chine n’a pas les moyens de racheter toutes les dettes

À tout le moins, elle a les moyens de maintenir la tête de quelques pays hors de l’eau, pendant quelque temps, en rachetant des bons du Trésor (États-Unis) ou des obligations d’État (Europe). Ce qu’elle assure régulièrement, surtout dans la foulée de la crise des subprimes américains. En 2010 encore, personne ne s’inquiétait de voir le vice-premier ministre chinois, Le Keqiang, présumé Premier ministre en 2013, réaliser une véritable tournée européenne : après le Portugal, il s’était rendu en Espagne, avant la Grande-Bretagne et l’Allemagne. On a parlé alors de 4 ou 5 milliards d’euros de dette portugaise rachetée. Est-ce à dire que Pékin va poursuivre sur cette voie ? Ce serait suicidaire et, au final, improductif. Pour quelques milliards de plus, la Chine ne pourra venir à bout d’une dette incontrôlable. Comme l’exprime avec humour un expert américain, « la Chine ne pourra donner à l’Europe que les piécettes que l’on perd dans les coussins du divan ». Les Italiens ont vivement démenti ces derniers jours l’intervention directe du fonds souverain chinois dans leur propre dette. Ce qui n’a pas empêché l’Italie d’émettre 11,5 milliards d’obligations qui ont trouvé preneur, notamment du côté des hedge funds chinois : il existe quantité de moyens pour un pays de racheter des dettes sans en passer par le fonds souverain.

 

Préserver ses marchés

Oui, la Chine « aide » l’Europe en rachetant une partie de la dette. Mais, primo, elle ne le fait pas sans contrepartie, ce qui va de soi, et, secundo, la deuxième puissance économique mondiale n’a au final pas les moyens de racheter à la fois les États-Unis et l’Europe. Si bien que si la crise systémique que d’aucuns jugent déjà engagée s’emballe, la fourmi asiatique ne pourra sauver les cigales : contrairement à la fable, les cigales achètent à la fourmi chinoise. Pékin a manifestement un besoin vital que le marché européen (son premier marché, avec 10 milliards de dollars d’excédent commercial par mois, 219 000 milliards en 2010) et son débouché américain continuent à soutenir ses exportations.

 

3 000 milliards de dollars de réserves de change

Pour autant, les optimistes qui pensent que, désormais, grâce aux pays émergents, la Chine n’est plus le seul arbitre des finances mondiales, se trompent. Elle l’est. Pierre angulaire du Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et désormais le « s » pour Afrique du Sud), elle est, avec 30 % des réserves mondiales de change, la forêt qui cache l’arbre Russie (5 %) et les arbustes Brésil et Inde (3 % chacun), plus la pousse africaine. Autant dire que les figurants du Brics ne font pas le poids. D’autant plus que si la Chine est un État terriblement centralisé, les petites briques n’ont rien en commun : aucune coordination politique d’aucune sorte ne pourrait synchroniser les appétits du Brésil, de l’Inde ou de l’Afrique du Sud. En réalité, la Chine ne cesse d’augmenter ses réserves de change. Elles se chiffrent aujourd’hui à quelque 3 000 milliards de dollars.

 

L’heure des règlements de comptes a sonné

Dans ces 3 000 milliards, les dettes européennes sont vraiment minimes face à celles du débiteur absolu de la Chine, les États-Unis : 1 100 milliards en bons du Trésor américain. Le tandem, du reste, était ravi de ce faux équilibre : depuis des années, avant l’affaire des subprimes, les Chinois achetaient la dette d’Américains qui consommaient… des produits chinois. Depuis, ce flirt dangereux s’est refroidi, brouille à la clé : les Américains ont commencé à reprocher aux Chinois d’utiliser leur yuan dévalué comme arme commerciale déloyale, et les Chinois ne se sont pas gênés pour fustiger la gestion suicidaire de l’économie américaine. D’où l’impérieuse nécessité pour Pékin de diversifier ses risques en euros. Mais sans répéter son erreur à l’égard des États-Unis, prêter et laisser faire. Ce qui se joue à l’heure actuelle ressemble à la très désagréable séance d’une famille surendettée rassemblée chez son banquier qui lui passe un savon avant de négocier à son avantage.

 

À Dalian, « Davos » chinois

Car la Chine négocie. Et dans des termes qui renvoient les réunions Sarkozy-Merkel en Europe à ce qu’elles sont : des arbitrages impuissants. En réalité, tout se joue très loin de l’Europe : c’est en Chine, à Dalian, petite ville côtière du nord du pays, que Wen Jiabao, Premier ministre chinois, a défini les nouvelles règles applicables, sous la forme à peine diplomatique de vœux pieux et de menaces sous-entendues.

Le 14 septembre, devant un parterre attentif d’hommes, de femmes d’affaires et bien sûr de délégués des gouvernements venus de 90 pays assister à ce « Davos d’été », le numéro 1 du pays à la plus forte croissance a livré le fond de sa pensée : d’accord pour « aider l’Europe », mais voici les contreparties. Assorties d’une petite phrase significative : « J’espère que les dirigeants des principaux pays européens envisageront avec courage leur relation à la Chine ».

 

Leçons amères…

Contrepartie non négociable, la reconnaissance pour la Chine du statut de pays à « économie de marché » par l’Union européenne. Et non en 2016, comme l’Organisation mondiale du commerce – que la Chine a réintégrée après 15 ans de négociations – le prévoit. Car la Chine est aujourd’hui traitée comme un « État d’économie planifiée », communiste, ce qui lui vaut de subir quelques restrictions, ou, du côté des États-Unis, l’interdiction d’importer des technologies dites sensibles. Le chantage est à peine voilé : « Cela refléterait notre amitié… », a souri le Premier chinois au conditionnel.

Mais le « maître » chinois n’en a pas fini avec les leçons : Wen Jiabao a demandé le 14 septembre à Dalian aux gouvernements européens « de prendre leurs responsabilités et de mettre de l’ordre chez eux » par « des politiques efficaces et responsables ». Faiblement relayé dans les médias jusqu’alors, ce « message » émaillé de menaces et de reproches a sans doute été bien transmis par les émissaires sur place aux chefs d’États concernés, eux qui tiennent ce langage aux Grecs, avec le FMI. Il est heureux que l’on ne rappelle plus ses ambassadeurs pour affront moral…

 

… et difficultés internes

Ce discours diplomatiquement insupportable, mais réaliste, émane d’une puissance qui n’est pas elle-même exempte de soucis. Sa croissance s’est ralentie, sa balance commerciale, longtemps excédentaire, se traduit aujourd’hui par un léger déséquilibre (exportations en augmentation à 24,5 %, mais des importations accrues à 30,2 %). L’hebdomadaire français Moneyweek fait état, pour corroborer un ralentissement toujours difficile à apprécier, d’une consommation d’électricité moindre depuis le début du trimestre (+ 0,2 %). Les banques chinoises ont resserré leurs crédits, d’où une chute de la consommation interne. Enfin la Chine peut difficilement rivaliser en termes de PIB par habitant avec les États auxquels elle tient la dragée haute.

Mais critiquable ou pas, la Chine entend bien jouer du risque de cataclysme mondial pour avancer des pions. Ses rachats massifs d’infrastructures commerciales et de transports (le port du Pirée, les entrepôts du Havre en France, ses investissements massifs en Hongrie, l’arrivée régulière d’entreprises en Italie…) montrent bien que le banquier de stature planétaire ne se contente pas de racheter de la dette.

 

Plus rien ne sera comme avant

Tout se passe comme si l’Europe morcelée dans un monde de puissances fédérées ou centralisées allait devoir, de force plus que de gré, opter pour le fédéralisme, une fois la crise jugulée dans l’urgence. De quoi assurément éveiller les craintes des complotistes qui sont persuadés que les financiers, par-delà les États, travaillent à cet achèvement dans la perspective d’un « gouvernement mondial ». Or ce scénario présenté comme délirant commence à échapper à la sphère de l’irrationnel pour transparaître peu à peu dans les analyses des économistes sérieux. Dans son Capitalisme hors la loi*, le journaliste spécialisé du Monde, Marc Roche, poursuit en ce sens son introspection de La Banque (Goldman Sachs), son précédent livre. Et certains blogs de traders, tel celui de l’anonyme Morningbull, peu suspects de ne pas connaître au jour le jour la partie qui se joue, émettent l’opinion que Goldman Sachs cherche effectivement à « mettre l’Europe à genoux ».

Auquel cas, les supposés comploteurs auraient libéré une Chine complètement éveillée, bien décidée à profiter de la déconfiture de ses partenaires à défaut d’avoir les moyens de les renflouer totalement. L’euro connaît son baptême du feu. S’il survit, plus rien ne sera comme avant. Entre un Marc Roche qui prône la réindustrialisation des pays, voire la sauvegarde des agricultures nationales, et un Emmanuel Todd, adversaire de l’euro, qui ne voit le salut que dans le retour aux devises nationales, l’Europe va glisser vers la crispation sur les souverainetés – mais à quel prix – ou vers leur abandon – mais à quel prix. Nous vivons un moment historique. Hélas, forcément douloureux, quoi qu’il advienne.

 

Olivier Magnan, pour JOL Press

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