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Le nouveau pouvoir face au défi du sentiment anti-israélien

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Elles sont encore toutes fraîches, les images de la place Tahrir de février. Le monde entier retenait son souffle devant ces manifestants qui, au nom de la liberté, s’efforçaient de se débarrasser d’Hosni Moubarak et de son régime autoritaire. Aujourd’hui, si l’on manifeste encore dans les rues du Caire, c’est pour un tout autre motif. Cible privilégiée : Israël.

Une étincelle déclenche la colère

La colère des Égyptiens à l’égard de leur puissant voisin est bien réelle. À l’origine, un incident intervenu le 19 août, un accrochage à la frontière, dans le Sinaï, au cours duquel les forces de sécurité israéliennes ont tué cinq officiers égyptiens. Les Israéliens ont affirmé, pour se justifier, qu’ils recherchaient des militants armés responsables de l’attaque et de la mort de huit personnes de leur côté de la frontière, une frontière bien poreuse.

Malgré les regrets exprimés par Tel Aviv, la colère populaire s’est exprimée d’un coup et, depuis, des scènes d’une violence inattendue se produisent dans la capitale égyptienne. Dernier en date : vendredi 9 septembre, un rassemblement de milliers de manifestants devant l’ambassade israélienne a dégénéré en de violents affrontements. Un groupe a envahi les lieux et détruit de nombreux documents. Les moyens mis en œuvre laissent à penser que cette attaque n’était pas totalement spontanée. Comme si la colère couvait et qu’il ne fallait plus qu’un prétexte… Ensuite, les événements s’enchaînent. Samedi matin tôt, l’ambassadeur israélien en Égypte, Yitzhak Levanon, a quitté Le Caire par avion avec son escorte, rappelé par son gouvernement. Pour calmer l’agitation, les autorités égyptiennes ont déclaré l’état d’urgence dans la capitale. Des forces de l’armée et de la police ont été déployées en masse autour de la représentation diplomatique. Convaincu de la bonne volonté des autorités et soucieux de ne pas encourager l’escalade, dimanche 11 septembre, l’ambassadeur israélien a fait savoir qu’il regagnerait Le Caire dans les jours prochains.

Un nouveau pouvoir chahuté

Désormais, la colère des Cairotes n’est pas seulement dirigée contre Israël. Pour beaucoup, le nouveau gouvernement de transition est tout autant à blâmer. Pour sa gestion de cette crise diplomatique mais pour tant d’autres raisons… Par exemple, les autorités intérimaires, sous la coupe des militaires et aux responsabilités depuis la chute de Moubarak le 11 février, sont accusées par certains manifestants de ne pas suffisamment écouter le peuple – une critique qui rappelle celle adressée à Moubarak.

La palissade de la discorde

Après les manifestations anti-israéliennes, les responsables égyptiens ont ordonné la construction d’une palissade de 3 mètres de haut devant l’ambassade pour éviter toute autre intervention par les manifestants. Lesquels y ont vu une preuve supplémentaire que, comme Moubarak, le nouveau pouvoir entend ignorer la volonté du peuple et avoir, sans états d’âme, recours à la force pour museler toute opposition dans la rue. Pire encore, la protection accordée au bâtiment israélien suggérerait que le nouveau gouvernement égyptien n’est pas décidé à changer de ton vis-à-vis d’Israël, quel que soit le ressentiment populaire. Tarek Amin, 19 ans, un des manifestants présents devant l’ambassade, estime que le gouvernement de transition rappelle bien trop, de par son comportement, l’ancien régime : « Depuis la révolution, les Égyptiens ont rarement eu l’occasion de faire prévaloir la dignité nationale vis-à-vis d’Israël. Rien n’a réellement changé », estime Amin.

Retour place Tahrir

Vendredi, parallèlement aux manifestations anti-israéliennes, des milliers de militants, jeunes et laïques, sont de nouveau descendus dans les rues autour de la place Tahrir – l’épicentre de la mobilisation de janvier et février. Leurs revendications : davantage de réformes politiques et le retour à un pouvoir civil dans le pays.

L’essentiel de leur colère était dirigé directement contre l’armée égyptienne, considérée il y a encore peu comme le garant de la révolution. Néanmoins, comme par réflexe, les manifestants s’en sont également pris à Israël, ils n’ont pas hésité à détruire des sections dans la barrière placée devant la représentation diplomatique. « Nous allons détruire le mur de protection autour de l’ambassade d’Israël dès aujourd’hui ! » hurlait un homme à deux pas de la place Tahrir, brandissant fièrement un marteau peint aux couleurs rouge, blanc et noir du drapeau égyptien.

Le bouc-émissaire israélien

Quelques heures seulement après les prières du vendredi midi, des centaines de manifestants ont traversé le Nil vers le district de Giza où se trouve l’ambassade israélienne. Aux cris de « Dieu est grand ! » et de « Le peuple exige le démantèlement de ce mur », les manifestants ont commencé à s’attaquer à la barricade avec des masses, des chaises en bois et des tuyaux en métal. À la tombée de la nuit, on pouvait en voir certains démonter des lampadaires afin d’en utiliser les mâts comme béliers pour finir la destruction du mur de 100 mètres de long.

Les forces de sécurité égyptiennes ont formé, en début d’après-midi, un cordon autour du périmètre mais ne sont pas intervenues lorsque les manifestants se sont attaqués à l’objet de la colère. Et c’est pourquoi, devant tant de violence, les diplomates israéliens ont été évacués samedi matin à la première heure.

Une partie difficile pour le nouveau pouvoir

Une situation difficilement gérable pour le nouveau pouvoir comme pris entre deux fers, entre le marteau et l’enclume : laisser libre cours aux pulsions de la rue et mettre en danger l’équilibre stratégique régional, ou réprimer par la force son peuple, se mettre à dos toutes les oppositions et servir les extrémistes. C’est la deuxième option qu’avait privilégiée Moubarak pendant trente ans, réduisant au silence la majorité des Égyptiens qui avaient fini par voir le traité égypto-israélien d’un très mauvais œil.

C’est bien avec le départ de Moubarak, en février que les cartes ayant été rebattues. Bon nombre d’Égyptiens ont commencé à exprimer ouvertement leur désaccord total avec la politique traditionnelle de leur pays à l’égard d’Israël. Selon une étude conduite, à travers le pays, par le Pew Research Center en avril, pas moins de 54 % des Égyptiens souhaitent que le traité soit dénoncé.

L’homme au drapeau, un héros

Dans ce contexte de tension croissante, la mort des soldats égyptiens dans le Sinaï a eu l’effet d’une étincelle. « Le peuple exige le renvoi de l’ambassadeur d’Israël », crièrent des centaines de manifestants devant l’ambassade d’Israël, peu après les accrochages du 19 août. L’un, Ahmad al-Shahat, était tellement furieux qu’il a fini par décrocher le drapeau national israélien du mât d’où il flottait au-dessus du bâtiment officiel – un exploit qui a exigé l’escalade de pas moins de 13 étages jusqu’au toit.

L’« homme au drapeau », comme l’a baptisé la presse locale, âgé de 23 ans, a accédé immédiatement à la notoriété, et le gouverneur de sa région a même veillé à ce qu’il soit récompensé par l’attribution d’un appartement et d’un nouveau travail. « Je l’ai fait pour faire plaisir à des millions d’Égyptiens et d’Arabes », a expliqué al-Shahat lors d’une conférence de presse en août.

Des militaires inflexibles

Malgré la popularité de l’« homme au drapeau », les dirigeants militaires du pays tiennent bon et refusent de remettre en cause les fondamentaux de la politique étrangère de l’Égypte, dont ceux qui intéressent Israël. Et ils prennent le risque de se retrouver fragilisés par des critiques qui rappellent celles qui furent adressées à l’ancien régime. En cause, les méthodes utilisées par les forces de sécurité. En mai, elles ont usé de matraques et de gaz lacrymogènes pour disperser une manifestation qui appelait à l’arrêt de la vente de gaz naturel à Israël.

Et puis, il y a les promesses du gouvernement pas encore tenues après le départ de Moubarak. Comme celle de rouvrir la frontière avec Gaza, près de quatre années après sa fermeture. Les critiques estiment également que les militaires et leurs vieux réflexes ont bien trop d’influence sur les décisions du nouveau gouvernement. Les responsables civils du pays ont annoncé qu’ils rappelaient l’ambassadeur d’Égypte en Israël au plus fort des manifestations en août, mais cette décision fut finalement remise en cause par les militaires, si l’on en croit Emad Gad, chercheur à Al-Ahram Center du Caire, un institut dépendant de subventions publiques.

Le pouvoir intérimaire face aux oppositions

Si le gouvernement intérimaire ignore l’opinion de la rue, il risque d’encourager l’émergence de nouveaux adversaires. Déjà, plusieurs candidats, partis et mouvements politiques – des laïques aux socialistes et jusqu’aux Frères musulmans il y a peu encore interdits – ont choisi d’adopter une approche plus populiste sur la crise du Sinaï.

Amr Moussa, ancien secrétaire général de la Ligue arabe et possible candidat à l’élection présidentielle, a critiqué fermement l’attitude du gouvernement sur la question et a renouvelé ses appels au retour de l’ambassadeur d’Égypte à Tel Aviv. « Israël doit réaliser que les jours où il pouvait tuer nos enfants sans réponse forte et appropriée de notre part appartiennent définitivement au passé », a-t-il fait savoir courant août, en utilisant son compte Twitter.

La tentation du retour à la rue

Pour beaucoup d’Égyptiens, une manifestation de grande ampleur, clairement visible, reste la meilleure solution pour imposer le changement. Ahmed Amin, 25 ans, était parmi les nombreux Égyptiens à avoir dessiné des graffitis sur la palissade entourant l’ambassade d’Israël. Sur toute la longueur, celle-ci était recouverte de rouge, blanc et noir, les trois couleurs du drapeau égyptien. On y lisait clairement l’antipathie que suscite le voisin du nord : « À bas, Israël ! » ou, à l’attention directe de l’ambassadeur, un très explicite « Dehors ! »

Pourtant, en ces temps de transition post-révolutionnaire, à qui s’adresse réellement le message ? Peut-être plus directement aux militaires et à leurs chefs, et indirectement à la foule qui s’est débarrassée de Moubarak pour l’encourager à la poursuite des manifestations à tout prix. « Notre gouvernement a peut-être édifié un mur, un vrai, un solide pour nous empêcher de manifester ici, disait Amin, mais il ne pourra jamais emprisonner nos esprits. » Et la liberté d’exprimer un sentiment anti-israélien ne serait que le symbole de toutes les autres libertés espérées.

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