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Le sang américain n’a pas fini de couler au Viêtnam

Vo Van Dang (à gauche sur la photo) est né d’un soldat américain et d’une prostituée vietnamienne pendant la guerre. Aujourd’hui, il ne se considère pas vietnamien mais américain. Bien qu’il n’ait jamais quitté le Vietnam, qu’il ne parle pas un mot d’anglais et qu’il vive dans un bidonville de Hô Chi Minh, là où une vingtaine de personnes se partagent des toilettes en plein air, Dang insiste et revendique sa nationalité américaine.

« Je ne suis pas d’ici, a déclaré Dang, né en 1971 d’une brève histoire d’amour entre une prostituée d’un night-club et un GI américain. J’appartiens aux États-Unis d’Amérique ».

 

Si seulement il pouvait le prouver…

Dang fait partie de ces dizaines de milliers d’enfants nés au Vietnam dans le sillage des troupes américaines durant la guerre entre 1965 et 1973. La plupart ont pour pères des inconnus et pour mères des domestiques, des vendeuses ou des filles de nuit autour des bases américaines.

Il y avait à l’époque un grand espoir pour les hommes et les femmes comme Dang : un visa, peu clair, qui permettait aux ressortissants vietnamiens l’obtention de la nationalité américaine. Mais l’allocation pour « Amérasiens Vietnamiens », terme maladroit donné par l’État pour désigner les enfants métis nés de la guerre, semble de peu de poids.

Selon les données fournies par le ministère américain, le nombre de visas « approuvés amérasiens » a diminué en moyenne de 240 par an durant la dernière décennie. L’année dernière, le chiffre a atteint son plus bas avec seulement 23 admissions.
« Ma vie a été misérable, résume Dang, qui a passé une partie de son enfance dans un camp de travail communiste. La vie sera toujours dure pour moi, même si je déménage. Mais j’ai une famille américaine et nous appartenons à cet État. »

 

Une prise de conscience américaine « insuffisante »

Le visa amérasien a été créé en 1987, lorsque le Congrès a cédé à l’indignation provoquée à la vue des bébés aux traits américains, abandonnés dans des bidonvilles vietnamiens. Personne ne sait exactement combien d’Amérasiens sont nés au Vietnam, mais les États-Unis ont réinstallé près de 30 000 enfants de soldats américains et d’employés vietnamiennes, ainsi que près de 80 000 membres de leurs familles vietnamiennes.

Pourtant, on estime à plus de 1 000 le nombre d’Amérasiens restés au Vietnam. La plupart vivent dans des logements exigus. Ils sont souvent plus pauvres que les Vietnamiens de classe moyenne. Leurs visages sont clairs, leurs yeux clairs, ils évoquent la typologie de la nation la plus puissante du monde. En dépit de quoi, on ne leur accorde absolument aucun privilège.

 

Les enfants de l’ennemi

Beaucoup de choses ont changé depuis que les forces d’Hô Chi Minh ont capturé Saïgon en 1975. Après l’abandon du marxisme puriste dans les années 1980, les dirigeants communistes du Vietnam prennent maintenant exemple sur le modèle plus ou moins capitaliste chinois. Hô Chi Minh-Ville apparaît comme une ville dynamique, et ses habitants montrent une appétence appuyée pour les iPhones d’Apple et les KFC « fast-food ».
Si tout le monde a évolué après la guerre, reste que les Amérasiens revendiquent leur droit à la nationalité américaine. Tout au long de leur enfance, ces Amérasiens ont payé pour leur différence. La plupart se souviennent s’être fait battre par d’autres enfants ou avoir été dénigrés par des voisins : ils étaient pour eux « les enfants de l’ennemi ».
Tous se souviennent d’une insulte type de l’époque : « Les Américains avec 12 trous du cul ». « Ils aimaient nous chanter ça », se souvient Nguyen Thi Phan, née en 1968, fils d’un agent de sécurité américain et de la femme qui lavait ses vêtements. « Les enfants diront : “Ta mère est une pute. Ton père est noir. Pourquoi ne pas foutre le camp du Vietnam ?” Les enfants de soldats américains noirs ont été doublement maltraités », regrette la maman sans mari.

 

« On m’a dit que je n’étais pas vietnamienne. Très bien, je ne le suis pas »

« Encore maintenant, les gens me regardent et se disent que je suis sale. Il est difficile d’obtenir un emploi parce qu’ils ne veulent pas d’une personne sale à regarder qui nettoie leurs maisons ou leur vaisselle. Ils disent que c’est mauvais pour les affaires. »
Comme de nombreux Amérasiens, Phan insiste : elle n’est pas vietnamienne. Chacun des six enfants vietnamiens des troupes américaines interrogés s’est décrit comme américain ou amérasien. Aucun ne souhaite être « étiqueté vietnamien ». « Toute ma vie, tout le monde m’a dit que je n’étais pas vietnamienne. Alors très bien, dit Phan, je ne le suis pas. »

 

Lourde histoire

Pour les Vietnamiens, les Amérasiens sont supposés « le fruit d’une aventure entre de lâches impérialistes et des femmes traîtresses ».

Mais selon les mères amérasiennes, ce sont pour la plupart des enfants de l’amour. Le père de Cao Thi Kieu My était tellement épris de sa mère, une fille qui travaillait dans un bar, qu’il l’a installée dans un appartement et promis qu’elle n’aurait plus jamais besoin de vendre son corps.

« Elle était vraiment jolie, pendant la guerre, sourit Kieu, née en 1967 hors l’ancienne base aérienne américaine dans la région côtière de Nha Trang. Et lui était très gentil. Il l’emmena, elle et les trois enfants qu’elle avait eus d’une aventure précédente. Les Américains sont curieux. Élever l’enfant d’un autre ne leur pose pas de problèmes. »

Ces arrangements domestiques étaient fréquents, selon Robert McKelvey, un vétéran de la Marine américaine devenu psychiatre, et qui a étudié les orphelins amérasiens. « Beaucoup sont tombés amoureux », écrit-il dans un document de 1998. Et ces amours ont été condamnées. En 1973, presque toutes les troupes américaines avaient été renvoyées chez elles.

En 1975, le Sud Vietnam tombe et le Viet Cong émerge de l’ombre.

Les Vietnamiens qui avaient combattu, qui avaient eu des relations sexuelles ou qui étaient de connivence avec l’ennemi, subissaient le travail forcé ou la mort. Des enfants comme Dang, avec leurs mères, étaient envoyés dans des camps de travail communistes.

 

Sévère répression

Conserver des photos ou des lettres d’amour d’un compagnon américain pouvait être fatal. « Ma mère avait conservé quantité de choses au sujet de mon père, conte Kieu. Son adresse américaine, des lettres, tout. Elle voulait enterrer le tout avant que le Viet Cong ne les trouve. Ma tante lui a dit : “Tu es stupide. S’ils les trouvent, tu es morte”. »
Kieu explique alors que, comme beaucoup d’autres mères terrorisées de bébés à moitié américains, elle a brûlé les lettres. Les éléments de preuve dont elle aurait eu besoin pour émigrer plus tard ont été réduits en cendres.
« Ma mère m’a dit, les larmes aux yeux : “Quand tu seras aux États-Unis, cherche un homme avec une tâche de naissance sur le visage”. Puis elle se mit à fouiller dans un placard. Elle en sortit une lettre. Écrite à l’encre bleue. Un fonctionnaire américain avait écrit : “Votre requête n’a pas abouti”. »

Bien que Kieu ne parle pas anglais, elle comprend le sens de la phrase. « Je suis tellement déçue de ma vie, dit-elle. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est essayer de rendre la vie supportable à mes enfants. »

 

Les trafiquants tirent profit de la situation

Le visa amérasien, cependant, ne fléchit pas par manque de candidats. Les organismes qui aident ces enfants à devenir adultes insistent : il existe des centaines de demandes. Mais les agents américains ont dû faire face à des escrocs qui voient en un analphabète à moitié américain un billet en Amérique pour leur famille.

Une loi de 1987 pousse les États-Unis à verser l’équivalent de 500 000 dollars à la ville d’Hô Chi Minh pour la construction d’un centre résidentiel accueillant les Amérasiens, dont beaucoup sont des sans-abri. Puis les États-Unis ont commencé à leur offrir des visas américains par dizaines de milliers. Seuls les métis vietnamiens pouvaient obtenir gratuitement une réinstallation aux États-Unis. Le résultat était prévisible. Pieds nus, fauchés, les Amérasiens étaient des proies faciles pour les trafiquants. Beaucoup d’enfants ont été payés ou contraints de reconnaître une fausse famille, souvent de riches Vietnamiens qui voulaient une nouvelle vie aux États-Unis. Mais à partir du milieu des années 1990, les agents américains ne sont plus dupes. Ils commencent à mieux enquêter sur les candidats, à exiger plus de preuves.

 

Espoirs déçus

« Le trafiquant m’a affublé d’un faux mari, mais il m’a laissé comparaître avec ma fille », explique Phan Anh Nhung, 39 ans, fille d’un soldat américain et d’une prostituée. « L’agent a compris. Il a demandé à ma fille : “Qui est ton papa ?” Elle est tombée dans le piège, elle a dit le nom de son vrai père, non celui du faux. »
Une autre candidate amérasienne, serveuse dans un restaurant, a avoué qu’on lui avait offert 1 000 dollars pour la reconnaissance de 12 faux membres de sa famille. « Raté », reconnaît-elle.

Le flux de visas amérasiens a beau chuter, il existe toujours. Seule une loi du Congrès américain pourrait mettre fin au programme, explique Rebecca Dodds du Bureau des affaires consulaires à Washington DC.

« Avec le temps, l’immigration via le programme est en baisse, mais nous ne sommes informés d’aucun projet d’abandon, dit Dodds. Rumeurs ou pas, les nouveaux candidats sont toujours acceptés. »

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