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Les malades oubliés

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Abang, Indonésie. Dans une des régions les plus reculées à l’est de l’île de Bali, quelques rayons de soleil filtrés à travers les feuilles d’un palmier tombent sur l’épaule de Nengah, avachie comme une poupée de chiffon parmi des oreillers en lambeaux jetés par terre.

Le village est pauvre et isolé, et Nengah passe ses journées assise par terre, à regarder ses mains posées sur ses genoux.

Mais aujourd’hui, elle n’est pas seule. Des voisins se sont réunis dans la chaleur estivale pour regarder la scène : à l’aide d’une pierre, son frère brise une chaîne qui l’attache à une fosse en béton – sa maison depuis près d’une décennie.

Des malades enchaînés

Nengah souffre de schizophrénie. Lorsque la jeune femme de 35 ans a violemment attaqué sa belle-mère dans un accès de colère il y a neuf ans, sa famille a décidé qu’il fallait la contenir. Par tous les moyens.

L’arrivée d’une psychiatre locale, Luh Ketut Suryani, a enfin amélioré la situation de Nengah. Lorsque le docteur Suryani est arrivée au village en juin et a trouvé Nengah dans une cage, sale et sans vêtements, elle a décidé d’aider la famille à la libérer.

La situation de Nengah n’est pas unique en Indonésie, où les malades mentaux sont souvent enfermés dans des poulaillers ou enchaînés dans des cours intérieures pour éviter qu’ils ne perturbent la communauté.

Cette situation est due à une pénurie de psychiatres, à un système psychiatrique limité, à la stigmatisation et à la désinformation sur les maladies mentales. Dans ce pays de 240 millions de personnes, on compte moins de 600 psychiatres !

La santé mentale ? Pas une priorité

Le docteur Irmansyah, responsable de la santé mentale au ministère de la Santé indonésien, estime qu’environ 30 000 personnes vivent de façon restreinte « Mais nous ne disposons pas de beaucoup d’information sur ces malades. »

L’année dernière, le département de la santé mentale a annoncé un plan pour libérer toutes ces personnes.

Les employés du département disent qu’ils comptent sur les membres des communautés pour rapporter les cas comme celui de Nengah. C’est ensuite qu’ils devront négocier avec les familles pour libérer les malades.

Depuis qu’il a pris ses fonctions en avril 2010, Irmansyah a travaillé dur pour atteindre les communautés rurales et leur faire prendre conscience des maladies mentales.

Mais selon lui, la santé mentale est loin d’être une priorité pour le gouvernement, surtout au moment où il cherche à tout prix à atteindre ses « objectifs du millénaire pour le développement (OMD) » avant 2015.

Oubliés par les Nations unies ?

Ces objectifs, fixés par les Nations unies, correspondent à huit priorités, dont la réduction de la mortalité infantile, la lutte contre les épidémies comme la malaria ou le sida ou l’amélioration de la santé maternelle.

Les OMD sont devenus la jauge universelle pour le développement, et les pays sont jugés en fonction de leur aptitude à les atteindre. « Mais l’amélioration de la santé mentale ne fait pas partie des buts, explique Irmansyah. Il y a donc très peu d’incitation à dépenser dans ce domaine-là. »

L’ancien diplômé d’Harvard pousse un soupir : « On prend plus sûrement conscience que la contention que subissent les malades se heurte aux droits de l’homme. ». Le médecin craint que l’augmentation du taux de dépression parmi les personnes âgées, ajoutée au trouble du comportement et à la toxicomanie croissante chez les adolescents, ne fera qu’augmenter le besoin de meilleurs soins. « Nous devons nous préparer à affronter ces difficultés. »

Des communautés insuffisamment sensibilisées

Pour le moment, la sensibilisation des communautés est limitée, confinée à une poignée de volontaires et de psychiatres se sentant concernés comme Luh Ketut Suryani.

En 2005, elle a fondé l’Institut Suryani à Bali, qui combine la psychiatrie, les médicaments antipsychotiques et le spiritualisme pour traiter les maladies mentales.

Pour beaucoup d’Indonésiens, la maladie mentale est une malédiction causée par la magie noire, et doit être traitée par un spiritualiste plutôt que par un médecin. Face à cette superstition, le docteur Suryani pense qu’il faut s’inspirer des croyances locales et religieuses pour créer la confiance nécessaire afin d’aider les patients malades à se rétablir.

Un ministère impuissant, un gouvernement indolent

En 2009, le gouverneur de Bali s’est engagé à financer à hauteur de 115 millions de dollars un programme mené par l’institut Suryani pour traiter des personnes atteintes de troubles mentaux à Karangasem, une des régions les plus pauvres de Bali.

Selon Suryani, 2 000 personnes dans cette région souffrent d’une maladie mentale chronique. Grâce à cette aide du gouvernement, elle a pu secourir 320 patients. Mais un an plus tard, le financement du projet a été interrompu.

Le docteur Suryani s’efforce désormais de récolter elle-même les fonds nécessaires au projet, mais ils ne sont désormais débloqués que lentement.

Le ministre indonésien de la Santé, le docteur Endang Rahayu Sedyaningsih, a dit qu’elle comprenait de tels besoins, mais que son ministère ne disposait que d’une somme d’argent limitée pour s’attaquer aux innombrables problèmes de santé en Indonésie.

Sur les 2,3 % du budget national consacré à la santé, moins de 1 % est consacré à la santé mentale.

Des professionnels sur le terrain, malgré tout

Mais les efforts de Suryani n’ont pas été vains : depuis qu’elle a commencé à aider les malades mentaux dans le cadre de son programme financé par le gouvernement, de nombreux Indonésiens se sont avancés pour demander plus d’aide gouvernementale pour soigner les malades mentaux.

Malgré la réduction du financement, Suryani arrive à suivre 450 patients, même si ses ressources et son temps limité rendent les suivis difficiles.

Récemment, le docteur Suryani est allée rendre visite à Made, un schizophrène qu’elle traite depuis 2009. Elle a questionné le frère qui s’occupe de lui : combien d’heures dort-il chaque nuit ? Où ? Que mange-t-il ?

Made est resté debout dans la cour à côté, à tirer sur sa chemise et à regarder par terre, timidement.

Suryani, avec ses longs cheveux gris et son air de grand-mère, lui demande comment il va et comment il réagit aux médicaments. Made lui tend les bras, pour montrer qu’ils sont stables – les tremblements font partie des effets secondaires courants des drogues antipsychotiques.

Un suivi difficile dans les régions les plus reculées

Il a fallu que Suryani rende visite à la famille de Nengah chaque semaine pendant un mois avant qu’elle n’accepte de la libérer de ses chaînes. Mais à l’avenir, les membres de la famille s‘occuperont d’une grande partie de son traitement.

Komang Gede, un des assistants du docteur Suryani, craint qu’ils ne soient pas prêts : « La famille a souffert un trauma », constate-t-il.

Ses craintes sont fondées : les rechutes sont courantes dans les régions reculées où les gens sont incapables de retourner aux hôpitaux psychiatriques pour un traitement régulier.

« Lorsque les familles dépensent beaucoup d’argent pour de l’assistance et que les patients continuent à faire des rechutes, ils abandonnent et choisissent la détention » explique Irmansyah. Le manque de suivi ne fait ne fait pas avancer la situation.

Selon lui, en attendant que le pays ne se décide sérieusement à traiter le drame des maladies mentales humainement, la liberté de Nengah ne sera que symbolique.

 

GlobalPost/Adaptation JF-JOL Press

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