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Les « tirs amis », un fléau

Les enfants en première ligne


Nissar Hisame profitait pleinement d’une après-midi ensoleillée devant sa maison. La discussion avec ses camarades était rythmée par les échos des tirs, tristement familiers. Mais il ne s’agissait pas de tirs de combat comme à l’habitude. Cet après-midi-là, c’étaient bien des tirs de joie. Les rebelles célébraient la chute de Mouammar Kadhafi. Vite, la joie est devenue consternation. L’hystérie générale d’une foule en train de confondre armes et trompettes se tut brutalement quand une balle de trop fut tirée. Cette balle, une parmi des milliers tirées en l’air durant ce jour de fête, alla se loger directement dans la tête de ce jeune homme de 15 ans.


Trois jours plus tard, il se trouve toujours dans le coma à l’hôpital central de Tripoli, victime de nombreuses contusions cérébrales et d’une hémorragie. Les docteurs sont confiants, Nissar s’en sortira. Beaucoup d’autres n’ont pas été aussi chanceux.


 


Des accidents fréquents, souvent évitables


L’infirmière volontaire Anwar Ali, de l’unité des soins intensifs de l’hôpital central, déplore que « tous les jours nous arrive des cas similaires. Il y a quelques jours, le voisin de lit de Nissar, un bébé d’un an, est décédé. Alors qu’il jouait avec son grand-père à l’intérieur de la maison,  iil avait été atteint par une balle perdue».


Au cours des semaines passées, les infirmières ont recensé de nombreux cas de patients blessés à la tête et aux épaules dans des scénarios similaires. Deux enfants, de 6 et 11 ans, ont été frappés à quelques millimètres du cœur. Un miracle s’ils ont survécu. Une autre infirmière des soins intensifs, Khawla Zattage, explique : « Nous pouvons affirmer, en fonction de l’angle et de la vitesse de la balle, que le tir provenait d’en haut. » Elle précise : « Ces patients ont été, pour la plupart, blessés chez eux ou alors qu’il madans la rue. »


 


Des solutions contre le fléau


Les dommages causés par ses tirs de joie sont considérables, et pas seulement sur les êtres vivants. Les vitres brisées des voitures témoignent des destructions aveugles.


La police de Tripoli a lancé cette semaine un important dispositif pour contrôler l’utilisation des armes au sein même de la ville. Il y a quelques nuits, le personnel de sécurité a dépêché un garde sur la place des Martyrs – en prévision des tirs de célébrations émis par des soldats. L’euphorie, semble-t-il, rend extrèmement sensibles les détentes des armes.


Plus tôt dans la semaine, les tirs étaient presque continus durant la nuit. À compter de samedi, la population a pu ressentir les effets de ces contrôles, une accalmie. Ils ont vu fleurir de nombreux panneaux en arabe et en anglais : « À tous les rebelles. S’il vous plaît, veuillez cesser de tirer en l’air. Vous risquez la vie des gens. » Signé, le Bataillon des rebelles de Tripoli.


 


Le bonheur… tue le bonheur


Une explosion déclenche un incendie dans un parc : la foule, qui venait exprimer sa joie, tente d’esquiver les débris d’obus. Les gardes tentent de rétablir le calme : « Assez ! C’est assez ! » En vain. Il est dépité: « Nous leur demandons d’arrêter de tirer, mais ils sont beaucoup trop heureux ». Il court vers un véhicule rempli de rebelles qui tirent… de joie.


La responsabilité du secteur de la place des Martyrs a été confiée à Hisham Gnaba, 36 ans, représentant militaire du Conseil national de transition. Samedi après-midi, au quartier général de la police locale, Gnaba a expliqué qu’une partie du dispositif était consacrée à restaurer la sécurité dans cette zone. La police intensifie ses efforts pour suspendre la circulation d’armes non enregistrées.


 


Une amnistie en échange des armes


Gnaba précise que, durant le conflit, les armes étaient prises, volées et données sans précaution aux insurgés et aux civils à travers tout le pays. Les membres des unités rebelles, toujours très impliqués dans le respect de la sécurité de la ville, ont reçu des cartes d’identité et leurs armes ont été enregistrées. Lorsqu’elles ne seront plus nécessaires, ils seront contraints de les rendre.


Il y a quelques jours, une amnistie a été annoncée à l’intention des détenteurs d’armes illégales. Elle a été annoncée dans les mosquées et dans la rue par haut-parleurs. Au tableau de chasse d’Hisham Gnaba : 25 fusils et 3 lance-grenades remis dans sa zone…


 


Protégez-vous contre… les insurgés, disaient les journaux


Zackaria Ramadan, 26 ans, qui détenait un AK47, a expliqué samedi qu’il n’a jamais été impliqué dans le conflit. Il s’est procuré cette arme avant tout pour protéger sa jeune famille, car, dit-il, « les médias locaux nous informaient que les rebelles étaient en train d’attaquer les civils, violaient les femmes, pillaient les maisons. Mais depuis le retour des rebelles… j’ai vu le contraire ». Il avoue d’ailleurs : « Je me suis procuré cette arme pour notre protection, mais en fait je n’en ai plus besoin. »


Le dispositif de sécurité s’est voulu graduel : tout commence par un message courtois, une invitation à rendre les armes. Ceux qui n’obtempèrent pas – souvent volontairement – risquent l’arrestation pour port arme illégal, suivi d’une confiscation et d’un interrogatoire. La plupart sont relâchés le jour même, certains déférés devant un tribunal militaire.


 


Défaut de surveillance des uns, inexpérience des autres


Si on peut tirer pour exprimer sa joie, autant ne pas tirer maladroitement. Le danger est trop important. Le personnel de l’hôpital central recense, chaque jour, quinze admissions de personnes blessées par des « tirs amis ». La plupart sont victimes de l’imprudente manipulation des armes et des tirs de joie dans des zones peuplées.


Dans les rues, on aperçoit souvent des enfants jouer avec des armes chargées que les parents ou voisins ont négligemment laissé traîner. Les armes sont dangereuses et les civils, devenus soldats de circonstance, doivent en être conscients. Même si l’immense majorité d’entre eux n’avaient jamais tiré avec une arme à feu avant de rejoindre le front. Pendant sa garde au service de traumatologie de Nufusa Mountains, le docteur Ali Allrahabi en a vu, des victimes de « tirs de joie ». Il a vu aussi de jeunes insurgés qui avaient reçu des balles de la part de leurs compagnons d’arme, dans les jambes ou les pieds, par accident. L’équipe d’Allrahabi a perdu un ami et collègue à cause d’un coup tiré par inadvertance pendant que le médecin était en train de plaisanter avec l’un des combattants. Il a reçu la balle en pleine tête et est mort instantanément.


 


C’est la volonté d’Allah


Avec les innombrables armes qui circulent dans le pays depuis ces six derniers mois, on n’a sans doute pas fini de voir défiler les morts et les blessés pour rien. Les tirs de liesse continuent.


Le rebelle Ahmed Zintani compte les balles-prières : « Cinq fois par jour, lorsque nous entendons l’appel à la prière, nous tirons deux balles en l’air en mémoire de nos camarades morts au combat ». Malgré les alertes de la police, Zintani n’hésite pas à vider fièrement son chargeur à l’arrière d’un pick-up modifié. Lorsqu’on lui demande s’il est conscient des dommages que cause une balle perdue, sa réponse n’est hélas désarmante que moralement : « Tout est fait selon la volonté de Dieu. S’il vous a destiné à être blessé par une balle perdue et que vous l’êtes… inch Allah. »


 


Global Post/Adaptation Pasqualine Nelh – JOL Press

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