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Sauver les langues en voie d’extinction, un combat

Un projet révolutionnaire

Tout commence avec Devy, professeur d’anglais de nationalité indienne à l’Institut des technologies d’information et de communication de Dhirubhai Ambani, dans le Gujarat, quand il décide de mener une grande bataille : révolutionner la manière dont l’Inde perçoit sa propre diversification linguistique.

La clé de son projet : une armée de bénévoles, environ 2 000 linguistes, des traducteurs et des dactylographes.

Pour la première fois depuis le Raj britannique [domination du sous-continent par les Britanniques de la fin du XVIIIe siècle à 1947, ndlr], une enquête du Ganesh Devy’s People’s Linguistic Survey of India sera menée pour établir le catalogue des multiples langues pratiquées au sein de la nation. Ce travail titanesque va remettre en question les définitions coloniales des civilisations et ethnies qui ont persisté durant les 60 ans d’indépendance indienne.

Les langues mortes, un trésor perdu

Anvita Abbi, professeur de linguistique à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres, constate que la multitude de ces langues « est un trésor de notre patrimoine que nous n’avons pas su conserver. Il est très important de mener ces enquêtes et de cataloguer ces langues, car elles nous aideront à formuler la politique linguistique appropriée. Nous n’avons pas une langue appropriée à la politique en Inde, car nous n’avons aucune idée de l’importance de la diversité des langues. »

Il s’agit d’une sorte de réminiscence du projet du dictionnaire d’anglais d’Oxford de Sir James Murray qui a fait appel à la connaissance de centaines de bénévoles – dont un meurtrier ! – pour obtenir un maximum d’informations sur les origines des mots anglais. Cette enquête linguistique promet d’être une ressource importante pour les chercheurs universitaires et une aide précieuse dans la lutte pour préserver les langues mortes.

Une enquête aux bénéfices multiples

Le recueil en plusieurs tomes de ces données pourrait connaître d’autres utilisations. Par exemple, enrichir le système éducatif en Inde ou même influer sur l’organisation politique indienne composée de 28 États et sept territoires.

Pour Devy, on y puisera « de nouvelles bases de réflexion à propos des catégories cognitives propres à chaque étape de la vie. Si je puis m’exprimer ainsi, en toute modestie, ce sera sans doute l’un des projets linguistiques les plus importants jamais réalisés au cours des cent dernières années en Inde. »

L’armée de bénévoles : un échantillonnage de l’Inde

L’enquête britannique sur les langues aura exigé 30 ans. Le registre général d’Inde, responsable du recensement, a passé 15 ans sur une enquête pour seulement quatre États.

L’armée de bénévoles de Devy, elle, a déjà terminé l’enquête dans neuf États. Des travaux sont toujours en cours dans sept autres. Les premiers résultats pour le Jharkhand [État à l’est de l’Inde ndlr] sont en vue. Ils seront publiés en novembre – avec ceux de Gujarat et de Maharashtra – à l’occasion de la réunion mondiale des langues dans le Gujarat en janvier.

Devy estime que l’ensemble du projet, y compris la publication d’une série de livres en anglais, touchera à sa fin vers 2014. « J’ai travaillé sur les dialectes des communautés tribales de l’Inde au cours des vingt dernières années. Et mis en place un réseau important de volontaires intéressés par l’identité linguistique, la disparition du dialecte, l’autonomisation de la langue, et bien d’autres sujets. »

C’est à travers ce réseau que le professeur a recruté son armée de bénévoles dont les efforts n’ont pas laissé le gouvernement indifférent. « Il s’agit de linguistes professionnels, d’enseignants, de militants culturels, d’agriculteurs et de villageois. Ils représentent une coupe transversale de la société indienne. Bien sûr, ma liste est incomplète : je n’ai pas de criminels ni de travailleurs clandestins dans nos rangs… »

Pour les chercheurs, chaque langue sera détaillée, avec son histoire de 1 000 mots, un bref glossaire, quelques exemples de poèmes et des histoires. Sur ​​la base des conclusions préliminaires, le nombre officiel de langues indiennes sera probablement plus élevé, environ 900, par rapport au chiffre du Raj britannique de l’époque qui en comptabilisa 179 – dont seulement 22 sont officiellement reconnues par la constitution. C’est cette explosion même du nombre des langues qui rend le projet révolutionnaire.

En 1894, beaucoup de langues oubliées

Lorsque le linguiste britannique George Abraham Grierson a mené son enquête sur les langues en Inde en 1894, il a ignoré celles de nombreuses tribus nomades. De même, il passa à côté de nombreux dialectes dont se servait la population locale pour définir les ethnies. Il a été obligé de négliger une grande partie du sud de l’Inde car le Nizam d’Hyderabad, qui se trouve dans l’actuel État d’Andhra Pradesh, avait refusé de coopérer.

Lors de la première enquête, les autorités britanniques et indiennes ont divisé les langues du pays en fonction des États : de nombreux groupes se sont ainsi retrouvés séparés par des administrations distinctes, et dépouillés de toute influence politique. Ce fut le cas, par exemple, de la tribu de Gond qui s’est vu éparpillée dans cinq États pour la simple raison que leur langue n’avait aucune forme écrite jusqu’en 1928.

Devy : « Ces États ont été formés san tenir compte du nombre de personnes parlant des langues différentes. Pour vous donner un exemple, le groupe Munda, le groupe Santhal et le groupe Bhil n’ont pas pu obtenir leur propre État. »

Les limites d’une telle division

Ces frontières linguistiques ont déjà montré leurs limites. En 1960, de nombreuses agitations ont secoué le pays à cause de la multitude des langues pratiquées. L’État de Bombay, en Gujarat aujourd’hui, et les États du Maharashtra, ont été obligés de créer près d’une douzaine de nouveaux États sur des motifs linguistiques ou ethniques, sans pour autant résoudre les anomalies qui subsistent de nos jours. De nombreuses rebellions ethniques éclatent à travers le pays. Les protagonistes demandent des États ou nations séparés en fonction de leurs langues. Mais les gouvernements ignorent ces revendications.

Les conséquences dramatiques des enquêtes de Grierson

Les enquêtes linguistiques de Grierson et, plus tard, le développement de l’Inde indépendante ont eu un impact désastreux sur de nombreuses tribus indigènes. Le professeur Anvita Abbi constate que « les gens sont marginalisés à cause de leur langue en voie d’extinction ».

Dans les cas les plus dramatiques, des langues – et parfois les gens qui les parlent – ont tout simplement cessé d’exister. L’année dernière, par exemple, quand une femme de 85 ans, nommée Islander Boa Sr ​​a rendu son dernier souffle à Andaman, la tribu et la langue Bo Bo ont été irrémédiablement perdues. « Avec la mort de Boa Sr ​​et l’extinction de la langue Bo, une partie de la société n’est maintenant plus qu’un souvenir », avait remarqué à l’époque Stephen Corry, un fervent partisan de la sauvegarde des langues mortes. « La disparition de Boa est le triste drame qui doit nous rappeler que nous ne devons plus laisser disparaître d’autres langues des îles d’Andaman. »

Négligences des dialectes = isolation des tribus

Mais même là où les communautés tribales restent nombreuses, la faible importance accordée à leurs langues a contribué à les isoler et à les exclure du développement économique de l’Inde.

Shubhranshu Choudhary, fondateur du CG net Swara, une plate-forme de téléphonie mobile dédiée aux peuples indigènes et tribaux indiens, constate qu’« environ 15 000 personnes en Inde seulement parlent le sanscrit, tandis que 80 millions parlent diverses langues tribales d’Inde centrale ». Les médias comme All India Radio, pourtant, seule source d’information pour de nombreux Indiens ruraux, diffuse les bulletins d’informations et les émissions en sanscrit. « Absolument rien n’est lisible en langues tribales. »

22 langues officialisées sur les 900 pré-estimées

Bien que diverses études aient montré que les enfants apprennent plus facilement une seconde langue lorsque leur langue maternelle est maîtrisée, l’Inde privilégie seulement 22 des 900 langues que Devy souhaite répertorier dans son étude. « Dans la constitution de l’Inde, il y a un temps précis consacré à l’apprentissage des langues officielles. Cette plage horaire est subventionnée par l’État, explique Devy. Lorsque le calendrier a été créé après l’indépendance, il a comptabilisé 14 langues. Maintenant il en existe 22. Tous les fonds pour l’enseignement primaire, secondaire et supérieur ne pouvaient donc pas se répartir entre les 22… »

Le taux d’alphabétisation des tribus est par conséquent bien inférieur à celui de la population générale. D’après le dernier recensement de la constitution indienne, un cinquième des tribus est répertorié.

« Si nous ne prenons pas en compte ces langues dans notre politique d’éducation, de toute évidence, nous faisons de la discrimination à leur encontre, estime Abbi. Nous avons une politique budgétaire en faveur de l’emploi et de l’enseignement supérieur selon des quotas pour les castes les plus défavorisées et les tribus répertoriées. Mais le budget est réservé à la tribu, pas à l’apprentissage de la langue. C’est la raison pour laquelle les tribus veulent oublier leurs dialectes. Ces langues meurent à petit feu. »

Évangéliser…

Parallèlement, la proportion des populations tribales vivant en dessous du seuil de pauvreté avoisine les 50 %, ce qui est également « sensiblement plus élevé que la moyenne nationale », constate la Commission nationale pour les tribus répertoriées.

Devy, qui a fondé une université pour les populations tribales – l’Académie Adivasi –, en 1999, expose une idée très claire de son but : « Non pas de trouver quelle est la langue parlée par moins de 5 % des Indiens, mais plutôt comment faire revivre cette langue. Un nombre considérable de personnes ont un langage qui leur est propre, mais c’est à cause de la négation de la langue dans le milieu éducatif que cette communauté souffre d’un développement extrêmement lent. » La première étape pour Devy est de s’assurer que le monde sache que ces langues existent.

 

Global Post/Adaptation Pasqualine Nehl – JOL Press

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