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Élections en Tunisie : les acteurs d’un scrutin historique

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[image:1,l]Lorsque, le 3 mars 2011, le président par intérim Fouad Mebazaa annonce la tenue d’élections le 24 juillet 2011, l’ex-président Ben Ali n’a pas encore quitté le pouvoir depuis 2 mois. Un peu prématurée, la date choisie est repoussée à l’automne, et c’est finalement ce dimanche 23 octobre que les Tunisiens sont appelés à choisir, dans 33 circonscriptions dont 6 à l’étranger, les 217 membres de leur nouvelle Assemblée constituante.


Les principaux enjeux : quelle constitution et quel projet de société pour la nouvelle Tunisie ?


Bien réussir sa constitution, ce pourrait être se donner la chance d’établir durablement la démocratie. Des constitutions, le pays en a déjà connues deux, celle de 1860 – la première du monde arabo-musulman – et celle de 1958… Les Tunisiens savent par expérience que le texte fondamental ne fait pas tout, mais qu’il peut fondamentalement établir quelques garde-fous prévenant une perversion des institutions.


[image:2,s]Mais ce qui se joue, surtout, est le statut du prochain régime : laïc, civil ou religieux ? Quasiment interdit sous Ben Ali, le militantisme islamiste traduit tout autant une adhésion au discours ultramoralisateur du parti, même dans sa version modérée, que de l’expression d’une liberté politique après des dizaines d’années de répression.
 Crédité d’un bon score – entre 20 et 30 % selon les instituts de sondage –, l’adhésion populaire que recueille le parti Ennahda est en grande partie mystérieuse dans un parti fortement sécularisé. Certains accusent les islamistes de jouer sur deux tableaux, une vision extrémiste de transformation de la société dans les mosquées, incarnée par le chef historique Rached Ghannouchi, et une autre plus modérée dans les meetings politiques avec Hamadi Jebali. Une chose est presque sûre : ce parti ne pourra pas obtenir à lui tout seul la majorité puisque, de toute façon, compte tenu du nombre de partis et du mode de scrutin, de liste et proportionnel, seule une coalition pourra former une majorité.


L’incertitude : une majorité avec ou sans les islamistes ?


Ce sera l’objet des tractations « de couloir » au lendemain des élections en fonction des résultats en voix et en sièges.
Parmi les principaux partis issus de l’opposition au régime Ben Ali, certains, de la gauche au centre gauche, refusent catégoriquement toute alliance avec les islamistes. C’est le cas d’Ettajdid, le successeur du Parti communiste tunisien, et du Parti démocrate progressiste (PDP), nationaliste et radical de gauche. L’incertitude, à quelques jours de l’élection, porte sur l’attitude d’Ettakol ou Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) dont le leader, Mustapha Ben Jaabar, est accusé par la gauche de préparer un marché avec les islamistes en échange de la présidence de la République. Ce qu’il dément.
Et puis que fera, en fonction des résultats, le parti Al Watan, principal mouvement à ne pas rejeter totalement l’héritage Ben Ali, et qui tente de rallier à ses suffrages les plus fervents partisans de l’ancien parti unique RCD ? Revenons sur les figures de cette élection historique.


Les chefs de file de la mouvance islamiste


Rached Ghannouchi, l’épouvantail islamiste (Parti Ennahda)


L’annonce de son retour d’exil en Angleterre a suscité des inquiétudes en Tunisie, et au-delà. Ce devait être le signe de l’appétit des islamistes, de leur intention de profiter du soulèvement populaire et du départ forcé de Ben Ali pour prendre le pouvoir et instaurer, dans les meilleurs délais, un régime à l’iranienne. Ghannouchi-Khomeini, certains déjà osaient le parallèle…


[image:3,s]Rached Ghannouchi, de son vrai nom Kherizi, est né en 1941 à El Hamma. Ancien émir (président) fondateur d’Ennahda, c’est militant historique de tous les combats islamistes depuis près de 50 ans. Éduqué dans une école coranique de sa province natale, diplômé de théologie à Tunis à un peu plus de 20 ans, il se met en tête de voyager plutôt que de poursuivre une carrière d’instituteur. Première étape Le Caire, où le nassérisme triomphant le séduit, puis Damas où il se lie aux islamistes et commence à forger sa propre pensée, et enfin Paris où il débute son activisme parmi les étudiants arabes et musulmans, et rejoint la Jamaat Tabligh, association pour la prédication, activisme qu’il exerce auprès de la population immigrée.
De retour à Tunis, il prêche dans les écoles secondaires et les mosquées tout au long des années 1970 et s’engage toujours plus ouvertement en politique. Au début des années 1980, il est devenu le président du Mouvement pour la tendance islamiste (MTI). Le régime de Bourguiba s’inquiète et la répression s’intensifie. Les condamnations pleuvent : 11 ans de prison d’abord – il en fera deux – puis, en septembre 1987, les travaux forcés à perpétuité. Le vieux président Bourguiba exigeait la mort, il est poussé dehors et son successeur Ben Ali gracie Ghannouchi.
Le MTI est devenu Ennahda. À son tour, Ben Ali, inquiet de la situation de l’Algérie où le FIS a le vent en poupe, cible les islamistes. En 1989, la légalisation de leur parti est refusée et les leaders sont accusés d’avoir fomenté un coup d’État contre Bourguiba en novembre 1987. Ghannouchi est contraint à l’exil : Alger d’abord, puis Londres à partir de 1991. Il y restera vingt ans.


À son retour, le 30 janvier 2011, il est acclamé à sa descente d’avion par une foule nombreuse. Prudent, il annonce qu’il ne vise pas la présidence de la République et précise qu’il n’acceptera aucune fonction officielle. Aujourd’hui, son prestige parmi les islamistes reste intact, même s’il laisse en première ligne la figure bien moins compromise d’Hamadi Jebali, chef de file du parti aux élections législatives. Rached Ghannouchi, une sorte de guide spirituel ?


Hamadi Jebali, un islamiste « à la Erdogan » (Parti Ennahda)


[image:4,s] À 62 ans, ce journaliste, ancien directeur de l’hebdomadaire islamiste El-Fajr, a des allures de bon père de famille. Il l’est. Marié à Wahida, elle-même journaliste, ils ont trois filles. Mais ses trois filles, il ne les a, pour ainsi dire, pas vues grandir. Membre du bureau exécutif d’Ennahda avant son interdiction, il est condamné en 1991 pour diffamation en raison d’articles sur le régime d’exception que font régner les tribunaux militaires. En 1992, la répression du régime Ben Ali s’intensifie et il est arrêté avec 1 000 autres activistes. Verdict : 16 ans fermes pour « complot visant à changer la nature de l’État ». Après dix années passées à l’isolement, il engage en 1992 une grève de la faim et finit par être hospitalisé. L’opinion internationale est alertée, Ben Ali fulmine. En 2006, il est libéré sur grâce présidentielle et retourne avec toute sa famille dans sa ville natale de Sousse.
Muet pendant ces années, il sort de sa réserve le 18 janvier 2011 et s’impose rapidement à nouveau comme acteur politique majeur. Fin stratège, conscient des contradictions entre les aspirations démocratiques et laïques des principaux acteurs de la révolution de jasmin et le corpus idéologiques de certains caciques de sa famille politique, il entend incarner une alternative islamiste modérée s’inspirant ouvertement de Recep Tayyip Erdogan et de son AKP au pouvoir en Turquie. Excellent dans les joutes oratoires, c’est un politique aguerri qui tiendra toute sa place dans l’opposition, comme au pouvoir.


Le représentant de la mouvance modérée


Mustapha Ben Jaafar, l’opposant mandarin (Parti Ettakatol-FDTL)


L’habit ne fait pas le moine, mais n’a-t-il pas des airs de président lorsqu’il salue la foule ou les photographes ? L’homme a une grande idée de lui-même et de son pays. Orphelin de père, ce Tunisois, né en 1940, répond très jeune à l’appel nationaliste, cause à laquelle ses cousins, militants du néo-Destour, l’ont initié. Étudiant en médecine, en Tunisie puis en France, jusqu’en 1968, il rejoint à son tour le parti, désormais au pouvoir.


En désaccord avec la ligne majoritaire, il contacte à son retour de France des dissidents du parti. À partir de ce moment-là, il mènera de nombreux combats avec les forces en opposition, incarnant une aile plus modérée, non pas tant dans sa relation au pouvoir mais dans ses convictions idéologiques, très centristes. Il participe à la fondation de l’hebdomadaire Er-Raï, du Conseil des libertés en 1976, ancêtre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme puis du Mouvement des démocrates socialistes en 1978.
Parallèlement, marié à une Française avec laquelle il a trois garçons et une fille, il poursuit une brillante carrière professionnelle. Professeur à la faculté de médecine de Tunis, il est aussi chef du service de radiologie au CHU de La Rabta.


[image:5,s]Notable aux principes et aux convictions fortes, sûr de lui-même et de ses compétences, il s’oppose au pouvoir comme à ses camarades au sein de l’opposition. Ainsi, il fonde en 1994 son propre parti, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), légalisé en 2002. En 2009, il souhaite se présenter à la présidentielle. Amateur de belles formules et gaullien à ses heures, il déclare au Monde : « Ne pas se présenter, ce serait déserter. » Sa candidature est invalidée au motif qu’il n’est pas le chef élu de son parti depuis au moins deux ans.


Le 17 janvier 2011, il est nommé ministre de la Santé publique dans le gouvernement d’Union nationale. Le lendemain, il claque la porte en raison du maintien de ministres issus du gouvernement déchu, et parce que la rue s’en émeut…
À la veille des élections législatives, il rêverait plus que jamais de la présidence. À gauche, on l’accuse même d’être prêt à pactiser avec les islamistes pour y parvenir. Pourtant, Mustapha Ben Jaafar l’a bien dit, il n’a pas l’âme d’un déserteur…


Les leaders de la gauche laïque


Ahmed Nejib Chebbi, l’avocat de gauche (Parti démocrate progressiste)


Ce vieux routard de la politique, militant de gauche, avocat aux talents oratoires éprouvés, a de qui tenir. Son père était très actif dans le mouvement national tunisien et fut en son temps bâtonnier du barreau de Tunis. S’il n’en est pas pour autant un héritier, son parcours, depuis près de 50 ans, porte la marque d’un certain atavisme qui le pousse à l’action et à l’opposition.
Issu d’une famille aisée, Chebbi poursuit ses études dans d’honorables institutions de l’élite tunisoise, à l’école franco-arabe, chez les pères blancs puis au lycée Carnot avant de rejoindre la faculté de droit de Tunis, après une tentative avortée en médecine à Paris.
[image:6,s]Très vite, il s’engage aux côtés de l’aile progressiste de l’Union générale des étudiants de Tunisie. Sa dénonciation du régime d’Habib Bourguiba lui vaut en 1966 un premier passage devant la Cour de sûreté de l’État et une première condamnation. Au fil du temps, il additionnera, au total, 32 ans de prison – tout en étant régulièrement gracié.
À partir de 1971, il connaît l’exil, à Alger puis Paris, et tente de finir ses études de droit. En vain. Il rentre définitivement à Tunis en 1977 et ne gagnera le droit de s’inscrire au barreau qu’en 1984. Entre-temps, il se consacre pleinement à ses activités politiques. Gracié à nouveau en 1981, il réunit des militants d’extrême gauche devenus sociaux-démocrates. Ensemble, ils créent, deux ans plus tard, le Rassemblement socialiste progressiste (RSP). Critique virulent de la fin de règne de Bourguiba, le RSP soutient Ben Ali à son arrivée au pouvoir le 7 novembre 1987. L’idylle ne dure qu’un temps et, en 1991, après la campagne d’éradication des islamistes, il prend ses distances avec le pouvoir, refusant de faire partie de l’« opposition consensuelle ». À partir de ce moment, soumis à la pression des autorités, il milite pour le droit d’association, la liberté de la presse et l’amnistie générale. En juin 2001, le RSP est rebaptisé Parti démocrate progressiste (PDP).
Le 18 octobre 2005, alors que s’ouvre à Tunis le Sommet mondial de l’information, il entame avec d’autres militants progressistes une grève de la faim pour dénoncer la politique répressive du régime Ben Ali. Il en sort très affaibli mais poursuit le combat. Cette action débouche sur la création du Comité du 18-Octobre, une structure de liaison réunissant le PDP, divers partis et personnalités laïques et d’anciens dirigeants du parti islamiste Ennahda. Sa participation aux côtés d’islamistes surprend, il se justifie : « Nous avons fait notre aggiornamento idéologique en renonçant aux vieilles lunes marxistes et collectivistes dix ans avant la chute du mur de Berlin. On peut aider les islamistes à faire le leur. Si nous y arrivons, ce serait un premier pas vers leur intégration dans le jeu démocratique ».
Le 25 décembre 2006, il cède la direction du PDP à Maya Jribi, première femme tunisienne à diriger un parti politique, puis, en février 1988, il annonce sa candidature à la présidentielle de 2009. La loi, qui ne permet la candidature que des seuls chefs de partis, lui barre la route de l’élection. Une élection qui, selon lui, ne devait autoriser que « la perpétuation de l’autoritarisme et de la présidence à vie ». Ce que cette élection a fait, la rue l’a défait… et Ahmed Néjib Chebbi est parti en campagne pour les élections du 23 octobre.


Maya Jribi, une pionnière expérimentée (Parti démocrate progressiste)


[image:7,s]En politique, plus qu’ailleurs encore, mieux vaut ne pas se fier aux apparences. Cette petite femme, aux longs cheveux bruns et au teint pâle, a l’air frêle et fragile. Qu’elle commence à s’exprimer dans son langage clair et limpide de scientifique, et elle démontre instantanément une imposante force de caractère. À tout juste cinquante ans, après trente années de militantisme actif, elle est la première femme tunisienne à diriger un parti politique, et la deuxième seulement dans tout le Maghreb après l’Algérienne Louisa Hanoune.


Née en 1960 à Tunis, elle s’engage une première fois, au tout début des années 1980, au sein de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme alors qu’elle est étudiante en biologie à l’université de Sfax dans le sud du pays. De retour à la capitale, tout en travaillant pour l’Unicef, à la collecte des fonds et la communication, elle devient journaliste pour l’hebdomadaire politique Er-Raï, l’Opinion. Rapidement, elle rencontre ses « compagnons de route », au premier rang desquels Ahmed Néjib Chebbi avec lequel elle participe à la fondation du Rassemblement socialiste progressiste (RSP) en 1986, où elle est la seule femme au bureau politique. De gauche, luttant pour le droit d’association, la liberté de la presse et l’amnistie générale, elle est depuis 25 ans de tous les combats. En 2001, le RSP, légalisé, devient le Parti démocratique progressiste (PDP) et, le 25 décembre 2006, elle succède à Chebbi au poste de secrétaire général. Toujours dans l’opposition à Ben Ali, elle s’engage fortement, après le départ de celui-ci, contre les islamistes. Son credo : « Non à la violence et à l’extrémisme. Oui, avant tout, au respect de la religion et des lois. »


Ahmed Brahim, le camarade rénovateur (Parti Ettajdid-INDP)


Sorti du contexte tunisien, son engagement au sein du Parti communiste aurait été une véritable carrière, celle d’un « apparatchik » gravissant progressivement la structure pyramidale du pouvoir jusqu’au comité central, en 1981, et au bureau politique, en 1987. Un « apparatchik » et un intellectuel, universitaire, professeur de français à l’université Tunis I, spécialiste de linguistique comparée, qui se voit confier la direction de la rédaction de l’hebdomadaire du parti, Attariq Al Jadid, jusqu’au début des années 1990.

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