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L’abominable vérité des bébés volés du franquisme

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Depuis deux ans, l’Espagne est secouée par un scandale sans précédent : entre 1960 et 1989, des médecins, sages-femmes et religieuses ont volé des bébés à la naissance pour les vendre. Des milliers de cas, à travers le pays, font toujours l’objet d’enquêtes. Peu à peu la vérité ressort. Les familles victimes des vols, en quête de réponses, découvrent avec effroi l’ampleur du réseau et les méthodes macabres employées…

 

Barcelone, Espagne. Jusqu’à l’âge de douze ans, Antonio Barroso a pleuré tous les soirs. Il n’a pas oublié les railleries des autres enfants : « Ta mère n’est pas ta vraie mère », ricanaient-ils.

Souvent, il a interrogé sa mère et a même vérifié son acte de naissance en secret. Elle démentait, toujours, documents à l’appui : il était bien son fils.

En 2008, à trente-huit ans, il a découvert le mensonge : bébé, il a été dérobé à ses vrais parents et vendu à une famille d’adoption.

Des milliers d’enfants volés

« Mon vieil ami Juan Luis m’a appelé un jour pour me dire que nos parents nous ont achetés à une religieuse de Saragosse, se rappelle Antonio. Son père avait tout avoué sur son lit de mort. »

L’histoire d’Antonio Barroso n’est pas unique. Les cas de centaines d’enfants volés ont été découverts au cours des deux dernières années en Espagne. On ignore combien d’enfants ont été volés exactement. D’après Enrique Villa, avocat spécialisé dans les affaires d’adoption, il pourrait y en avoir 300 000, c’est-à-dire 15 % des adoptions en Espagne entre 1960 et 1989. Aujourd’hui encore, 900 cas font l’objet d’enquêtes conduites par des procureurs à travers le pays – et ce nombre ne cesse de croître.

Des religieuses au cœur du scandale

Après les révélations de son ami, Antonio Barroso a comparé son ADN avec celui de sa mère. Les résultats ont été clairs, impossible qu’elle soit sa mère biologique.

Lorsqu’il lui en a parlé, elle a fini par avouer qu’elle avait payé pour son adoption 200 000 pesetas (environ 1 200 euros), une petite fortune en 1969, surtout pour des ouvriers comme eux. « C’était le prix d’un appartement, explique Barroso. Mes parents ont payé en plusieurs fois, sur une période de dix ans, car ils n’avaient pas suffisamment d’argent. » L’Espagne était un pays pauvre sous la dictature du général Francisco Franco.

Sa mère lui a dit que la bonne sœur qui l’avait vendu, lui et son ami, s’appelait Montserrat Vivas Llorens. Son nom apparaît également dans des rapports de police sur l’affaire. Antonio Barroso et son ami ont parcouru 165 kilomètres pour la rencontrer. L’année dernière, ils ont été récompensés de leurs efforts. D’après elle, une autre religieuse lui avait demandé de lui donner « deux enfants pour la région du Penedès. » « Votre cas était spécial, a-t-elle confié à Barroso dans un entretien enregistré. Vos parents étaient des amis de Montserrat Rius, une autre religieuse. »

L’Église garde le silence

L’Église catholique n’a pas voulu commenter l’affaire. La Confédération espagnole des ordres religieux, une importante organisation catholique, s’est abstenue de tout commentaire parce que l’enquête est encore en cours. Mais un porte-parole a précisé que les affaires révélées étaient « très désagréables », et qu’il espérait que la justice irait jusqu’au bout, que les coupables « soient ou non des membres d’un ordre religieux ».

Llorens, qui a plus de quatre-vingts ans maintenant, n’a toujours pas été condamnée, l’enquête n’est pas terminée. Tout effort pour la contacter a été un échec, et la deuxième bonne sœur, Montserrat Rius, est décédée.

Un réseau macabre

Malgré le nombre considérable de cas et leur généralisation à toute l’Espagne, les procureurs ne pensent pas qu’il s’agissait d’une « mafia de bébés », mais plutôt d’un réseau macabre impliquant des hôpitaux privés et publics, des médecins, infirmiers, sages-femmes, et même des religieuses, tous en quête d’argent.

C’est également ce qu’a découvert Barroso lorsqu’il a commencé ses recherches. Déterminé à découvrir la vérité sur son origine, et pour en aider d’autres, son ami, Juan Luis Moreno, et lui ont fondé l’Association nationale d’aide aux victimes d’adoptions irrégulières (Anadir), un groupe de soutien dont la mission est de jeter la lumière sur le sujet.

À la recherche des frères et sœurs volés

En février 2010, plus de 1 800 personnes à la recherche des membres de leur famille d’origine ont rejoint Anadir. L’association a mis en place sa propre banque d’ADN, et, chaque vendredi, un laboratoire compare les profils génétiques des membres à la recherche d’un lien de sang. Les efforts commencent à porter leurs fruits : déjà, cinq familles ont été réunies.

Dans la plupart des cas, disent les représentants de l’association, ce sont des frères ou des sœurs d’enfants volés qui ont mené les recherches. Les mères biologiques, elles, sont trop bouleversées pour agir.

Durant des dizaines d’années, ces mères ont souvent répété que leurs nouveau-nés avaient été volés après la naissance. Mais personne ne les a crues. Ce n’est que lorsque certains cas ont éclaté au grand jour, il y a deux ans, et lorsque les médias espagnols ont commencé à s’y intéresser, que certains membres de ces familles y ont prêté attention.

Des bébés remplacés par… des cadavres

« La sage-femme a dit à ma mère qu’elle aurait une image horrible qui resterait avec elle toute sa vie », raconte Sandra Mateo.

Sa mère a tenu son enfant dans ses bras six heures seulement, avant qu’il ne lui soit retiré. « Des médecins lui ont dit qu’il était mort de suffocation, parce que le cordon ombilical s’était enroulé autour du cou du bébé durant l’accouchement, a-t-elle expliqué. C’est ridicule. Si tel avait été le cas, on n’aurait jamais laissé ma mère le prendre dans ses bras. » Sa mère n’a jamais vu le corps de son bébé.

Ces mamans traumatisées, comme celle de Mateo, se résignaient souvent, et acceptaient ce qu’on leur disait. Mais certaines, plus fortes, ont insisté pour voir les corps inertes de leurs bébés. Alors, dans certains hôpitaux, on leur montrait le corps d’un bébé mort, « toujours le même », explique Barroso, qui a entendu des histoires presque identiques maintes fois. « C’est terrible d’entendre des mères dire que tout ce dont elles se souviennent est un baiser glacial : le bébé qu’on leur montrait était mort depuis longtemps et congelé. »

Des jumeaux séparés

L’histoire de Gemma Rios, 31 ans, de Reixac i Montcada, près de Barcelone, a pris une tournure particulièrement sombre il y a quelques années.

Sa mère a toujours affirmé qu’elle avait accouché de jumeaux à Barcelone le 25 avril 1980. « Je ne l’ai jamais cru », dit Rios, qui cherche désormais son frère ou sa sœur.

Sa mère lui a dit en outre que trois gynécologues avaient assuré qu’elle était enceinte de jumeaux « car ils pouvaient clairement entendre les battements de trois cœurs », explique Rios. Mais à la surprise de l’accouchée, durant l’accouchement, le médecin lui a dit qu’un seul bébé était sorti, et que ce qui a suivi n’était que le placenta. La mère de Rios s’est longtemps souvenue du comportement étonnant de la sage-femme : elle s’est vite retournée et a quitté la pièce avec l’organe dans ses bras, « ce qui est étrange, car un placenta est comme une rivière, tu ne peux pas porter un placenta dans tes bras comme ça ». Lorsqu’elle a cherché dans le dossier médical de l’accouchement, bon nombre des détails avaient été effacés.

Pour Gemma Rios, la réponse se trouve dans une cicatrice douloureuse de la taille d’une pièce de monnaie sur le haut de son crâne. « Après des années de questionnements, un médecin m’a enfin expliqué que c’était parce que j’avais été légèrement attachée à un autre bébé dans le ventre de ma mère, raconte-elle. Ce qui est cohérent avec la version de ma mère : elle a souvent dit que lorsqu’elle poussait pour me faire sortir, les médecins utilisaient des instruments chirurgicaux multiples. Je pense qu’ils étaient en train de nous séparer. »

Il y a plusieurs années, lorsqu’elle était sortie avec sa mère, Rios a croisé un ami dans la rue. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit bonjour l’autre jour à L’Hospitalet ? » a-t-il demandé, parlant d’une petite ville dans les environs de Barcelone. « Je t’ai appelée de ma voiture. » Rios lui a alors dit qu’elle n’était pas allée à L’Hospitalet, et qu’il avait sans doute vu quelqu’un qui lui ressemblait. Mais son ami a insisté : « Elle te ressemblait comme deux gouttes d’eau, Gemma ! » La mère de Rios était émue. L’ami de sa fille n’avait-il pas vu la sœur jumelle disparue ?

Des couffins vides

En 1987, la loi a changé en Espagne, et le gouvernement a commencé à prendre en charge les adoptions.

Auparavant, la mort d’un nouveau-né devait être notée dans des documents médicaux, mais un grand nombre de documents officiels qu’Anadir a obtenu des centres médicaux manquent de données ou comportent des données fausses.

Autre difficulté, légale et circonstancielle cette fois. Les bébés qui meurent dans les 24 heures après la naissance sont considérés comme des fœtus, et sont donc enterrés en masse dans des fosses communes. Dès lors, les familles ne peuvent pas exhumer les corps pour vérifier l’ADN.

Cependant, certaines familles ont insisté. Beaucoup d’entre elles ont alors découvert des couffins vides. Rien d’étonnant pour Antonio Jiménez, qui a conduit des corbillards pour des pompes funèbres à Grenade entre 1979 et 1988, et s’est souvent rendu à l’hôpital Mères et Enfants là-bas.

« Au moins vingt fois, on m’a donné des paquets de la taille d’un nouveau-né, mais aussi légers qu’une plume, 200 grammes au plus, se souvient-il. Je pensais qu’ils y mettaient les placentas parce que la forme du balluchon n’avait aucun sens : il n’y avait pas de tête, pas de jambes, il n’y avait rien. »

À la recherche de la vérité

Les enquêtes sont souvent difficiles à mener, car les faits remontent loin dans le temps. Mais les procureurs disent accumuler suffisamment de preuves pour inculper les responsables et dresser la liste des médecins, des religieuses, des sages-femmes, et des hauts fonctionnaires impliqués. Des parents adoptifs font également l’objet d’une enquête.

On a souvent dit aux mères adoptives de simuler une grossesse en plaçant des coussins sous leurs vêtements, a dit Barroso, et on leur a souvent menti aussi. La bonne sœur a dit à sa mère, par exemple, que sa mère biologique était une toxicomane qui ne voulait pas le garder. « Mes parents adoptifs pensaient que ce qu’ils faisaient était légal, et que l’argent versé contribuait aux frais de dossiers, aux soins médicaux, etc. »

Antonio Barroso croit sa mère. Mais à ses yeux, il est facile de voir qu’il a besoin de la croire. Sa vie entière est un mensonge, un mensonge qui a commencé avec son certificat de naissance. Maintenant, il espère que la vérité finira par ressortir et, peut-être, alors se découvrira-t-il un frère ou une sœur.

« Je veux savoir qui je suis vraiment, a-t-il dit. La première fois que mon ADN a été comparé à celui d’une personne que je pensais pouvoir être ma sœur, j’ai regagné espoir. Je n’ai jamais été aussi près d’avoir une sœur. »

 

GlobalPost/Adaptation Jack Fereday – JOL Press

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