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Le récit de deux mois passés aux côtés des insurgés

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Marie-Lys Lubrano est journaliste indépendante. Le lundi 21 février, elle est au Caire pour suivre les suites de la chute d’Hosni Moubarak. « Moubarak est parti, Le Caire c’est fini », lui répondent les rédacteurs en chef. Elle s’imaginait alors poursuivre sa route vers Gaza ou le Yémen quand lui parvient la nouvelle des massacres commis à Benghazi en Libye. Deux jours plus tard, à bord d’un convoi organisé par le syndicat des médecins du Caire, elle est parmi les premiers à franchir la frontière égypto-libyenne. Elle y restera deux mois, en immersion complète aux côtés des insurgés. Un taxi pour Benghazi, publié aux Éditions Jacob-Duvernet, est le récit détaillé de ces deux mois. Elle n’est pas reporter de guerre et pourtant, seule, elle a couvert un conflit dont on commence à peine, avec la mort de Mouammar Kadhafi et la libération du pays, à appréhender l’horreur. Entretien.

JOL Press : Quelle a été votre réaction à l’annonce de la mort de Mouammar Kadhafi ?

Marie-Lys Lubrano : Un sentiment d’incrédulité. Puis, petit à petit, au fur et à mesure que les informations tombaient, j’ai réalisé que c’était possible. J’ai évidemment regretté de ne pas être sur place. Les insurgés m’avaient dit que Kadhafi ne pouvait pas quitter le territoire libyen, sans quoi il ne pourrait plus y rentrer, mais penser qu’il y a tout juste deux mois il se trouvait à seulement 40 km de là où j’étais, pris en étau, entre Benghazi et Misrata, deux hauts lieux de la rébellion, c’est inimaginable. Je l’imaginais dans le sud, occupé à reconstituer ses forces et prêt à s’enfuir au Niger. Ce qui est incroyable c’est qu’il soit resté, car il n’a jamais cru à sa chute.

Kadhafi, un dingue sanguinaire face à la contagion du « printemps arabe »

JOL Press : Quel regard portaient les Libyens que vous avez rencontrés sur Mouammar Kadhafi ?

Marie-Lys Lubrano : Dans ce conflit – c’était bien un conflit, pas une guerre civile –, il n’y avait pas d’un côté les insurgés et de l’autre les Libyens fidèles à Kadhafi. L’énorme majorité des Libyens se déclaraient insurgés. Ils portaient un regard horrifié sur leur dictateur, qu’ils considéraient comme un dingue sanguinaire.
Après 42 ans de dictature, la plupart des Libyens n’avaient rien connu d’autre. Ce n’était pas une dictature ordinaire, mais bien un État totalitaire. Le seul fait de prononcer le nom du Guide dans la rue pouvait vous valoir d’être arrêté pour conspiration. Les Libyens étaient habitués à voir des proches arrêtés, emprisonnés et disparaître… Mêmes les médecins disaient que s’ils le trouvaient blessé, ils le soigneraient, le remettrait sur pied et puis… lui tireraient une balle dans la tête. Ils le haïssaient.

JOL Press : Qu’est-ce qui a fait tout basculer ?

Marie-Lys Lubrano : Kadhafi a franchi un point de non-retour avec la répression des manifestations de Benghazi entre le 17 et le 20 février. Le 15, un avocat avait été arrêté ; il défendait les victimes du massacre de la prison d’Abu Slim en 1996 – lors duquel 1 200 prisonniers ont été tués et enterrés dans des fosses communes. Les avocats ont décidé de manifester, les jeunes se sont joints à eux pour réclamer des droits et des réformes. Kadhafi leur a fait tirer dessus, et pas dans les jambes comme c’était l’habitude. L’armée a utilisé des projectiles hallucinants, des balles explosives de batteries antiaériennes.
Comment le dirigeant d’un pays peut-il se retourner contre son propre peuple et le massacrer ? Les Libyens n’ont pas compris. Coincé entre les deux révolutions tunisienne et égyptienne, Kadhafi a dû stresser et surréagir. Pourtant, deux semaines auparavant seulement, il appelait à la révolution arabe et encourageait les acteurs du « printemps arabe » partout ailleurs que chez lui…

JOL Press : Les Libyens étaient-ils informés des révolutions en cours à leurs portes ?

Marie-Lys Lubrano : Oui. Jusqu’au 17 février, ils avaient accès à l’Internet. Le régime a coupé l’Internet et toutes les communications internationales après la première manif. On est alors cinq jours après la chute de Moubarak, donc les Libyens avaient suivi cette actualité, c’est d’ailleurs pour ça que les jeunes s’étaient joints aux avocats en appelant à manifester sur Facebook. Ils s’inspiraient de l’Égypte et cela d’autant plus qu’il y avait près d’un million d’Égyptiens en Libye. Évidemment, la télévision d’État censurait les informations mais il est possible là-bas de capter Al Jazeera ou France 24 en arabe.

L’entrée en Libye, un saut vers l’inconnu

JOL Press : Quelle a été votre première réaction lors de votre entrée sur le sol libyen ?

Marie-Lys Lubrano : Je ne connaissais rien de ce pays. Je suis partie du Caire le 23 février, dans un convoi médical du syndicat des médecins égyptiens, financé par les Frères musulmans. À la frontière, côté égyptien, il y avait énormément de réfugiés qui attendaient. J’ai d’abord cru que c’étaient des Libyens et je suis allée les interroger. Mais ces Libyens-là avaient l’air d’être asiatiques. En les interrogeant, j’ai compris que c’étaient des travailleurs immigrés bangladais, employés à l’aéroport de Benghazi, et qu’ils attendaient que le Bangladesh et le nouveau régime égyptien passent un accord leur permettant d’obtenir un visa… J’avais confondu des Libyens et des Bangladais ! En fait, ce pays était si refermé sur lui-même que le seul Libyen que je n’avais jamais vu, c’était Kadhafi.

JOL Press : Et côté libyen, des réfugiés tentaient de fuir ?

Marie-Lys Lubrano : Pas du tout. En quittant l’effervescence égyptienne, on a traversé le no man’s land et, soudain, il n’y avait plus personne. À peine, au poste frontière libyen, un libyen assoupi sur une chaise. Et après, plus rien. Pendant des kilomètres et des kilomètres, le désert, la route étroite, des poteaux électriques, rien d’autre. On se serait cru dans la 4e dimension.
Au bout de quelques heures, nous sommes arrivés dans une première ville. Là, non plus, personne. Les médecins sont descendus de notre bus et, subitement, les habitants sont sortis de chez eux. Nous étions les premiers étrangers à arriver ici depuis le début des événements. Tout le monde nous tombait dans les bras. Notre présence était un premier signe d’espoir : si des médecins et des journalistes avaient réussi à passer, c’est que les massacres étaient terminés.

JOL Press : Votre première impression de la Libye était-elle conforme à ce que vous aviez pu imaginer de ce pays ?

Marie-Lys Lubrano : Franchement, je n’avais rien imaginé. Personne ne savait grand-chose de ce pays. À peine aurais-je su placer ce pays sur une carte. Et puis je n’avais pas prévu de me rendre en Libye. J’étais au Caire pour couvrir les suites de la chute de Moubarak et, notamment les grèves dans les usines de textiles qui protestaient contre le gouvernement de transition. Mon départ a été précipité ; l’opportunité de partir avec ce convoi humanitaire s’est présentée et je l’ai saisie.

JOL Press : Un pays fermé, un pays méconnu… Ça ressemble à quoi la Libye ?

Marie-Lys Lubrano : C’est un grand pays avec seulement 5 millions d’habitants. L’essentiel du territoire, c’est le désert. La population est concentrée dans un ruban de ville le long de la côte méditerranéenne. À l’est, il y a de très jolis paysages. On y trouve beaucoup de ruines antiques, des sites archéologiques byzantins, romains, grecs, magnifiques. De la montagne, beaucoup de verdure.
En revanche, les villes sont très pauvres. La première dans laquelle je me suis arrêtée, c’était Al-Baïda, une ville de 90 000 habitants, la première à se libérer et à se déclarer autonome du régime de Kadhafi. On est arrivés de nuit et on est allés directement à l’hôpital où les chirurgiens ont commencé à opérer les 1 342 blessés qui s’entassaient. Il fallait vider l’hôpital au plus vite car la population craignait d’être bombardée. Le lendemain matin, à la lumière du jour, j’ai découvert une ville totalement dévastée… Stupéfaite, j’ai demandé aux habitants pourquoi ils ne m’avaient pas dit que la ville avait été bombardée ! Tout simplement, parce qu’elle ne l’avait pas été ; c’était son état normal. Al Baïda tombait en ruine parce que le régime ne s’était jamais occupé d’entretenir les infrastructures, les bâtiments, et que depuis 42 ans la ville était totalement négligée. La raison : Kadhafi n’aimait pas la Cyrénaïque. La population s’était habituée à vivre dans ces conditions et ne s’en rendait même plus compte. Mais, pour moi, la pauvreté a été le premier choc dans ce pays qui compte parmi les 50 plus riches de la planète grâce à la rente pétrolière.

Aux côtés des insurgés sur le champ de bataille

JOL Press : De toutes les rencontres que vous avez faites, quelle a été la plus mémorable ?

Marie-Lys Lubrano : Il y a eu beaucoup de rencontres importantes mais celle avec le colonel Bachir a été particulière. Ancien responsable des forces spéciales de l’armée régulière à Ajdabiya, il a rejoint les insurgés sans hésiter. Dans les premiers jours de la guerre, au milieu de la désorganisation provoquée par l’offensive de Kadhafi, il est devenu de fait le chef des opérations militaires sur le front de l’est.
[image: 2,l]Il m’a accueillie et m’a laissée le suivre en reportage pendant deux semaines. Il se méfiait des journalistes, craignait notamment que les images tournées ou les détails publiés dévoilent sa position ou sa stratégie. Mais comme il savait que je travaillais pour un hebdomadaire, Marianne, il ne craignait rien.
Authentique chef militaire qui chargeait à pied, sous les balles, aux côtés de ses troupes, originaire de la ville la plus conservatrice, il m’a protégée, moi une femme. Il ne parlait anglais et je ne parle pas arabe mais on se comprenait. Il m’a traitée comme un frère, un frère d’armes sous les balles. Pas comme une sœur, parce que « sister », c’est ainsi que les Libyens appellent les infirmières. Moi, j’étais « brother ».

JOL Press : Comment le colonel justifiait-il d’avoir rejoint les insurgés ?

Marie-Lys Lubrano : En tant qu’homme, il se battait pour la liberté. Comme tant de Libyens, il en avait assez de devoir se demander en permanence ce qui était autorisé plutôt que ce qui était interdit. Les Libyens n’avaient pas le droit de faire de la politique depuis 42 ans, mais ça ne les empêchait pas de savoir pertinemment ce qu’étaient la démocratie, la justice et la liberté. En tant que soldat, Bachir avait une motivation particulière. Militaire armé, il estimait qu’il était de son devoir de protéger les civils et il ne pouvait pas les massacrer ni les laisser se faire massacrer. Pourtant, pendant la bataille, il n’était jamais armé les premiers jours, car il disait qu’il n’était pas là pour faire la guerre mais pour faire la révolution.

De la reconnaissance, teintée de méfiance, vis-à-vis des Occidentaux

JOL Press : Quel regard les Libyens que vous avez rencontrés portaient-ils sur les Occidentaux ?

Marie-Lys Lubrano : Juste avant que je n’entre dans le pays, Kadhafi avait déclaré que tous ceux qui franchissaient la frontière seraient considérés comme des partisans d’Al-Qaïda, des terroristes. Du coup, quand nous sommes arrivés, nous avons été accueillis en héros pour avoir bravé cette menace – dont les Libyens savaient pertinemment combien elle était réelle. Les gens ont fait preuve d’une incroyable générosité, ils ont partagé avec nous le peu qu’ils avaient, cigarette, nourriture, etc.
D’une façon générale, ils se méfiaient des gouvernements occidentaux, notamment à cause de l’intervention des États-Unis en Irak ou du soutien de nos gouvernements à Israël, mais les insurgés n’ont jamais fait payer cette défiance aux journalistes occidentaux. Et ça ne les empêchait pas non plus de dire leur reconnaissance aux gouvernements qui soutenaient la révolution. Après le début des frappes de l’Otan, ils ne cessaient de remercier les pays de la coalition, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis. Mais ils étaient formels, jamais ils n’accepteraient l’envoi de troupes étrangères au sol. Ils ne sont pas naïfs ! [image: 7,l]

L’expérience de la condition des femmes en Libye

JOL Press : Pensez-vous qu’être une femme a facilité l’accès dont vous avez bénéficié ?

Marie-Lys Lubrano : C’est difficile à dire. Être une femme a été un handicap par exemple lorsque je suivais les médecins. Musulmans, ils ne pouvaient pas dormir au même étage que moi ou dans le même bâtiment que moi. J’ai sans doute manqué des moments, des confidences. Et puis, parfois, le matin, ils partaient au front sans moi car ils estimaient que c’était trop dangereux pour une femme. J’ai dû me battre pour qu’ils acceptent de partager les risques avec moi ! Il était hors de question, également, que j’assiste à une rencontre entre Bachir et des chefs bédouins car jamais ceux-ci n’auraient toléré la présence d’une femme.
En revanche, pendant les batailles, la présence d’une femme rassurait les combattants. Ça tranchait un peu avec l’ambiance très masculine de la guerre, et c’est ce qui fait que les soldats de Bachir m’ont vite adoptée. Et puis, bien sûr, être une femme m’a permis de partager l’intimité des femmes libyennes.

JOL Press : Sur les images qui nous sont parvenues au fil des mois, on voit très peu de femmes…

Marie-Lys Lubrano : À mon arrivée en Libye, en pleine nuit, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de femmes. J’ai alors compris que le pays était en guerre – avant même que la guerre ne débute véritablement le 2 mars. Dans un pays en révolution, les femmes participent aux manifestations, aux assemblées, aux discussions. Dans un pays en guerre, les femmes se cachent. Lorsque la guerre éclate, la première chose que les hommes font c’est trouver de l’argent pour mettre leurs femmes et leurs enfants à l’abri. [image: 6,l]
La condition des femmes est très dure en Libye. Au-delà de la dimension culturelle, la situation économique et sociale désastreuse de la population renforce la dépendance des femmes à l’égard de leurs maris. En cela, les différences entre l’est et l’ouest, que Kadhafi gâtait beaucoup plus, sont frappantes !
Et si les femmes sortaient peu, c’était aussi par peur des viols. À Misrata, à Tripoli, dans tout le pays, le viol a été utilisé comme une arme de guerre. Souvenez-vous de cette femme à Tripoli qui a réussi à pénétrer les barrages qui filtraient l’accès à l’hôtel où se trouvaient les journalistes pour leur montrer les bleus qu’elle avait sur le corps suite à des viols de soldats du régime. Elle a été immédiatement arrêtée et a disparu.
En outre, comme dans la plupart des guerres, les femmes s’occupaient de la logistique, préparaient de la nourriture pour les combattants, s’occupaient des soins, etc. Mais les mentalités évoluent vite. Quelques femmes se sont entraînées au maniement des armes avec les combattants à Benghazi. Elles n’ont pas rejoint le front mais ont appris à se défendre. Enfin, la première porte-parole du Conseil national de transition était une femme, Iman al-Boughaigiss. Elle est musulmane et ne porte pas le foulard. C’est l’image qu’elle voulait donner de son pays.

La découverte de la guerre

JOL Press : C’était votre première expérience de la guerre. Au cours de ces trois mois, avez-vous éprouvé de la peur ?

Marie-Lys Lubrano : Le premier jour de guerre, je n’ai pas eu peur. J’étais trop stupéfaite ! Mais durant la première bataille menée par les insurgés, à Ras Lanouf, quand je suivais le colonel en marchant dans le sable sous les bombes et les roquettes, j’ai eu peur. À un moment donné, on était si proches des lignes des loyalistes qu’ils nous ont tiré dessus avec des balles traçantes habituellement utilisées pour abattre des avions de chasse… J’avais vu dans les hôpitaux les dégâts que font ces projectiles sur les corps, qui explosent, et j’ai eu peur. Le colonel s’est rendu compte qu’il était visé personnellement et s’est accroupi. J’ai fait de même. Les balles passaient à 2 ou 3 mètres au-dessus de nos têtes et atterrissaient dix mètres plus loin : là oui, j’ai envisagé ma propre mort avec un certain fatalisme. [image: 3,l]
La deuxième fois où j’ai eu peur, c’est après que les forces kadhafistes ont repris l’offensive, deux jours avant le vote de la résolution de l’ONU. La situation devenait de plus en plus dangereuse, Benghazi était menacée d’invasion : mon frère, en France, m’avait acheté un gilet pare-balles et il était venu me l’apporter à la frontière égypto-libyenne. Quand on s’est retrouvés, il m’a supplié de rentrer avec lui. J’ai refusé tout net mais lorsqu’il m’a dit « au revoir », ça sonnait comme un « adieu » qui m’a tordu l’estomac ; il croyait vraiment que j’allais y laisser ma peau.

JOL Press : Vous ressentiez tout de même de l’inquiétude ?

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Marie-Lys Lubrano : De l’angoisse plutôt. Par exemple, pendant trois semaines, j’ai suivi l’équipe des médecins du front à bord de leur ambulance. Je savais que les ambulances, dans un conflit, sont les premiers véhicules visés. Toucher une ambulance, ça fait des victimes sur le coup mais aussi par effet collatéral ; sans médecins, les blessés ne peuvent plus être soignés et la moindre blessure devient fatale. J’étais tout le temps sur mes gardes. Mais ce n’est pas la peur, le sentiment qui domine ; c’est l’excitation et le choc quand on voit mourir juste à côté de soi les gens à qui on a fini par s’attacher.

JOL Press : Comment avez-vous tenu ?

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Marie-Lys Lubrano : En situation de guerre, on fonctionne à l’adrénaline. Souvent, quand les roquettes tombaient juste à côté de nous, on riait de façon hystérique, avec les médecins, heureux d’en avoir réchappé ! C’est quand on sort de la guerre pour rentrer chez soi qu’on réalise tout ce qu’on a vu et vécu. Tout à coup, il n’y a plus d’adrénaline. Le sevrage est brutal, comparable à ce que traversent les toxicomanes d’une certaine manière. C’est ça, le stress post-traumatique.
Là-bas, je ressentais une très grande excitation. Comme on risque de mourir plus vite, en guerre, on vit plus vite, plus intensément.

JOL Press : Tout cela pourrait passer pour de l’inconscience…

Marie-Lys Lubrano : Inconsciente, non. Téméraire, sans doute. J’avais vu les morgues, je savais ce que je risquais. Mais j’avais un certain nombre de réflexes. Mon père est un ancien pilote de chasse et il m’avait expliqué comment me protéger d’attaques aériennes en m’indiquant comment elles se déroulaient. Par exemple, je savais qu’il ne faut jamais rester dans une voiture pendant un bombardement et s’éloigner de tout ce qui, en explosant, peut envoyer des projectiles. [image: 8,l]
J’étais toujours sur mes gardes et j’ai beaucoup suivi mon instinct. À la fin de mon premier séjour, tous les journalistes présents voulaient se rendre à Misrata. Le médecin que je suivais en reportage a décidé d’y aller, rejoindre son frère qui y combattait, et il voulait m’emmener avec lui. J’ai refusé. En tant que freelance, je n’avais de compte à rendre à aucun rédacteur en chef, et puis je ne voulais pas faire la course à l’info. Je ne voulais pas aller à Misrata. Deux jours après le départ de ce médecin, le bateau qu’il avait pris pour y aller est revenu à Benghazi, avec, à son bord, les corps de deux journalistes américains, Tim Hetherington et Chris Hondros, deux légendes du reportage de guerre, morts là-bas…

JOL Press : Est-ce que la guerre, que vous découvriez, ressemblait à ce que vous aviez pu imaginer ?

Marie-Lys Lubrano : Ma seule expérience de la guerre, jusque-là, c’étaient les films américains. La plus grande surprise a été de constater à quel point la guerre s’infiltre dans la vie quotidienne. Tout est imbriqué. Le concept de front est très flou. Au moment de la chute de Tripoli, fin août, alors que dans certains quartiers se déroulaient de violents combats à l’arme lourde, dans d’autres les commerçants rouvraient et on voyait passer des jeunes filles faire du shopping.
Et puis la guerre, en Libye, sur le front de l’est, était menée par des garçons en jean qui s’improvisaient « soldats » du jour au lendemain sans savoir se servir des armes qu’ils avaient récupérées dans les casernes désertées des soldats du régime. En fait, ce sont les manifestants de février qui ont pris les armes et ont fait la guerre comme ils pouvaient ! Ils circulaient dans leurs voitures, se communiquaient les infos grâce à leurs téléphones portables, etc. Ils ne voyaient quasiment jamais l’ennemi – car si on voit l’ennemi, c’est qu’il nous voit aussi et c’est mauvais signe –, alors ils tiraient grosso modo dans la direction où ils pensaient que l’ennemi se trouvait… Pas très efficace. C’était aussi un conflit très déséquilibré. Les insurgés se battaient contre les brigades de Kadhafi, bien mieux équipées, bien mieux dotées en munitions. Eux ne tiraient quasiment jamais sur une cible visible, alors que les kadhafistes repéraient vite les cibles et les arrosaient de projectiles. Au final, côté insurgé, la guerre ressemblait à quelque chose à mi-chemin entre une manifestation en voiture et une fusillade, sauf que c’était à coup de roquettes et de bombes.

De la difficulté à se tenir informée

JOL Press : Parveniez-vous à être informée de l’évolution de la situation ?

Marie-Lys Lubrano : Sans journaux, sans radio, sans télé, sans Internet, parfois même sans téléphone, on ne sait que ce qu’on voit de ses yeux. Autrement dit, quasiment rien. Le deuxième jour de guerre, par exemple, j’étais à Brega, sous les bombes. Je regarde les infos sur Al Jazeera, puis je sors et je trouve un combattant derrière une mitrailleuse, à qui je commence à poser des questions sur la situation… Et qui me raconte exactement ce qu’il a vu au journal sur Al Jazeera. À ce moment-là, deux journalistes arrivent et profitent de mon interview pour filmer cet homme eux aussi. Machinalement je leur demande pour qui ils travaillent et ils répondent Al Jazeera… Tout était tellement confus et il était si difficile d’avoir une vue d’ensemble que les journalistes d’Al Jazeera finissaient par interviewer un type qui ne leur racontait rien d’autre que les infos qu’il avait vues sur leur chaîne !

Et après Mouammar Kadhafi…

JOL Press : dimanche 23 octobre, trois jours après la mort de Mouammar Kadhafi, le président du CNT a déclaré la « libération » de la Libye après 42 ans de dictature. Compte tenu de votre expérience du pays, êtes-vous optimiste pour son avenir ?

Marie-Lys Lubrano : La guerre est terminée, et désormais les Libyens vont pouvoir révolutionner leur pays, le reconstruire, le transformer. C’est inexact de prétendre qu’il resterait beaucoup de partisans de Kadhafi dans le pays. Il y avait beaucoup de gens qui profitaient du régime de Kadhafi, ce qui n’en fait pas des partisans prêts à poursuivre le combat.
Eh oui, je suis optimiste. Ce que les Libyens que j’ai rencontrés m’ont dit vouloir, ce pourquoi ils se battaient, c’est la démocratie, le progrès social, la justice. Je n’ai entendu que très peu de revendications religieuses. J’ai rencontré Abdelhakim Belhaj, un ancien djihadiste devenu commandant militaire de Tripoli. Il m’a assuré qu’il ne s’agissait pas, pour lui, d’imposer l’instauration de la charia, de la loi coranique. Ce sera aux Libyens de décider démocratiquement. À la différence de la Tunisie et de l’Égypte, tant de sang a coulé durant cette guerre, tant de larmes ont été versées qu’il sera très difficile à quiconque de priver les Libyens de leur révolution.

 

Marie-Lys Lubrano est journaliste indépendante. Au cours de son séjour en Libye, elle a collaboré, notamment, à Marianne, RTL et i-Télé. Dans son livre Un taxi pour Benghazi (Jacob-Duvernet), elle raconte les deux mois qu’elle a passés à l’est à partager le quotidien des combattants, sur le front, celui des habitants dans leurs maisons et au cours des manifestations, et la vie de ces médecins volontaires pour soigner les blessés au beau milieu des batailles. Toutes ces photos sont celles des personnages de son livre : le colonel Bachir, le Dr Tawfik al Gandoze et le Dr Ahmed al Gnashi

 

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

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