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Le témoignage de Bassem Bouguerra, blogueur tunisien

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[image:1,l]JOL Press : Ce vendredi 7 octobre, à Oslo, le comité Nobel norvégien a décerné le prix Nobel de la paix 2011. Les cyberactivistes du « printemps arabe », les femmes en particulier, ont fait partie du trio des récompensées. Personnellement, vous souteniez votre compatriote tunisienne, Lina ben Mhenni. Que représente, pour vous et pour le monde arabe, une telle distinction ?

Bassem Bouguerra : C’est formidable. Ce Nobel reconnaît l’importance du « printemps arabe » à l’échelle de toute l’humanité, de l’histoire de l’humanité.

JOL Press : N’est-ce pas trop tôt alors que bien des incertitudes demeurent sur l’avenir politique en Tunisie ou en Égypte ?

Bassem Bouguerra : Effectivement, je considère que nous n’en sommes encore qu’à la première étape. Le poète syrien Adonis, dont on avait évoqué le nom comme possible lauréat du prix Nobel de littérature 2011, a très bien résumé la situation il y a quelques jours. Pour lui, il n’y a pas eu de révolution. En Tunisie, nous nous sommes débarrassés d’un régime, de sa tête, Ben Ali, mais nous n’en avons pas fini avec la dictature.

On pourrait donc considérer qu’il est encore trop tôt pour un Nobel, mais les militants du « printemps arabe » ont besoin d’être reconnus à l’échelle planétaire, d’être encore plus légitimés pour pouvoir continuer, aller plus loin vers un véritable changement de société.

JOL Press : Vous dites que vous n’en avez pas fini avec la dictature. Que voulez-vous dire ? Quelle est la situation en Tunisie ?

[image:2,s]Bassem Bouguerra : Il y a deux jours, le Premier ministre de transition Beji Caïd Essebsi a été interrogé, lors d’un entretien avec la presse, sur la liberté et le fait que de nombreux Tunisiens en étaient encore privés. En réponse, il a utilisé une image, poétique peut-être mais surtout symptomatique. Pour lui, face à quelqu’un qui a faim, qui n’a pas mangé depuis trop longtemps, il ne faut surtout pas lui donner à manger ou ne lui donner de la nourriture qu’en petites quantités… Cet homme de 85 ans a été le ministre de l’Intérieur de Ben Ali. Aujourd’hui, c’est lui et les clans qui l’entourent qui décident du degré de liberté auquel a droit le peuple tunisien.

JOL Press : Vous vous sentez privé de liberté ?

Bassem Bouguerra : Cinq mois après la révolution, j’ai été frappé, battu dans la rue. Lina ben Mhenni l’a été aussi parce qu’elle était accusée de ne pas être suffisamment bienveillante à l’égard des islamistes. Résultat : à quelques jours de la remise du prix Nobel, très sollicitée, elle a été victime d’un début de dépression. La dictature a évolué, fait sa mue. Elle joue sur les apparences et s’appuie sur une nouvelle forme de populisme.

[image:4,s]JOL Press : Quelles formes prend-il ?

Bassem Bouguerra : Prenez le traitement réservé aux cyberactivistes. Avant, nous connaissions nos ennemis. S’il était difficile de les combattre, nous savions qui ils étaient et comment les combattre. Maintenant, je ne sais plus qui ils sont. Nous sommes attaqués sur Facebook par des adversaires non identifiés qui se cachent derrière l’anonymat relatif que permet le réseau. Leurs attaques sont vicieuses, très personnelles. Un exemple, la polémique contre Lina dans ces derniers jours. Des photos d’elle ont été publiées pour salir sa réputation.

L’idée que la dictature est terminée, c’est une vision occidentale de la situation. Parce que ça arrange vos dirigeants, les médias, peut-être trop impatients. Sur place, la plupart des membres et des conseillers du gouvernement ont soutenu le régime de Ben Ali. Les structures policières de la dictature demeurent en place et actives.

Mais, bien sûr, ce n’est pas une vision idyllique de la Tunisie, la photo est moins belle.

JOL Press : Des élections législatives auront lieu le 23 octobre. Ce scrutin peut-il amener un réel changement ?

Bassem Bouguerra : J’espère qu’un changement est possible, même si Beji Caïd Essebsi a indiqué qu’il s’imaginait rester à la tête du gouvernement. Nous voulons croire à une solution par les urnes. C’est pourquoi avec d’autres cyberactivistes nous avons décidé d’aider des candidats indépendants, ceux qui se sont engagés à défendre, notamment, les droits de l’homme. Malheureusement, ces candidats ne sont pas très nombreux.

JOL Press : Alors, pourquoi ne pas avoir été candidats vous-mêmes ?

Bassem Bouguerra : Nous avons jugé qu’il était plus utile pour les bloggeurs d’aider l’émergence de nouveaux candidats indépendants, opposés à la dictature plutôt que d’entrer nous-mêmes dans l’arène politique et de nous diviser. La question se posait et nous avons privilégié une démarche collective à des aventures individuelles. Notre armée, ce sont les idées, les principes.

JOL Press : Dès le début de l’agitation à la fin de l’année dernière en Tunisie, l’absence d’un grand leader, de leaders est apparue flagrante. N’est-ce pas aujourd’hui un terrible handicap ?

Bassem Bouguerra : Au moment du soulèvement, lorsqu’il s’agissait d’en finir avec Ben Ali, c’était sans doute une bonne chose de ne pas avoir un opposant ou une opposante en chef. Ça a limité le risque de division et a rendu la révolution plus facile à conduire.

Aujourd’hui, c’est différent. On souffre du manque d’expérience de tous ceux qui pourraient prendre en main le pays. La plupart des acteurs de la révolution de Jasmin éprouvent des difficultés à passer du statut de « breaker », opposant, à celui de « maker », acteur engagé dans la reconstruction de notre pays, de notre société. C’est une transition difficile et observée dans la plupart des mouvements de ce type.

JOL Press : On a parfois dit que le véritable leader du « printemps arabe » c’était l’Internet, les réseaux. Qu’en pensez-vous ?

[image:3,s]Bassem Bouguerra : L’Internet n’a été qu’un outil. Les Iraniens n’ont pas eu besoin d’Internet pour faire leur révolution. Sans des milliers de manifestants descendus, pour de vrai, dans la rue, rien n’aurait été possible. C’est mon opinion, c’est celle de la plupart des bloggeurs. Le rôle de Facebook a été largement surévalué. Facebook est « seulement » un outil qui nous a permis de mieux diffuser l’information, dans le pays et à l’extérieur.

Mais c’est aussi à double tranchant. Par exemple, comme l’a révélé Wikileaks, le rôle de Microsoft est beaucoup plus flou. Soucieux de respecter un contrat de maintenance signé avec le gouvernement Ben Ali, le géant américain n’aurait-il pas contribué à la mise en place des outils de censure renforcés dès qu’est apparu clairement le rôle du cybermilitantisme dans le mouvement ? Il y avait la police, l’armée dans la rue et, sur la Toile, les stratégies de maintien de l’ordre redoutables que sont la censure, le blocage des accès et les campagnes de dénigrement.

JOL Press : Comment faire, justement, pour éviter ces campagnes de dénigrement sur Internet, pour éviter que ce moyen de lutte, cette arme ne se retourne contre vous ?

Bassem Bouguerra : Il y a forcément un prix à payer. Ces outils d’expression nous exposent nécessairement, nous devons l’accepter. Mais une solution réside dans l’éducation. Il faut apprendre à la population, à toute la population, à utiliser Internet, à être attentif à toutes les dérives que peut générer cet outil.

Ensuite, il y a une autre éducation à faire, c’est une éducation civique. Il faut contribuer à l’émergence d’une conscience politique ouverte, enseigner le sens critique, l’histoire. L’enseignement de notre histoire nationale change avec chaque régime, chaque gouvernement. Ça doit cesser. Nous devons mieux nous connaître, comprendre et admettre notre diversité, nos différences. Les citoyens doivent aussi mieux appréhender leur rôle, savoir comment ils peuvent aider leur pays. Si l’école est incapable de le faire, ou de le faire suffisamment vite, c’est à la société civile d’y contribuer, et notamment à travers l’Internet aussi.

JOL Press : C’est la même chose en Égypte ?

Bassem Bouguerra : Oui, absolument. Il y a tellement de similarités entre l’Égypte et la Tunisie. Dans l’attente du prix Nobel, les activistes des deux pays ont été mis en concurrence. Cette concurrence existe d’une certaine manière. En Tunisie, nous suivions de près ce qui se passait au Caire. Nous observions ce que faisaient les cyberactivistes égyptiens, nous nous sommes inspirés les uns des autres.

Autre parallèle, le traitement, aujourd’hui, auquel nous sommes soumis, les pressions, les campagnes de dénigrement, les violences.

JOL Press : Vous êtes à Paris. Qu’attendez-vous des Français et des Européens ?

Bassem Bouguerra : Des échanges d’idées, d’expertise. Bien sûr que nous voulons que vous nous aidiez, que vous nous inspiriez.

Attention, il y a beaucoup de méfiance, de résistance parmi les Tunisiens, et les Égyptiens, à l’égard de l’Occident. Beaucoup dénoncent – et utilisent – le spectre de visées néo-colonialistes de l’Occident. J’en souffre moi aussi, parce que j’ai fait mes études aux États-Unis et que je vais aussi chercher ailleurs des solutions pour mon pays…

 

Originaire de Kairouan, Bassem Bouguerra est ingénieur chez Yahoo et auteur d’un blog sur la situation en Tunisie en anglais – Tunisia through my lenses http://bouguerra.org. Il a mené ses études aux États-Unis, à Long Beach et Stamford. Il a joué un rôle majeur dans la mobilisation Internet au plan international pendant la révolution de Jasmin, et a notamment organisé des manifestations de soutien au peuple tunisien aux États-Unis.

L’entretien s’est déroulé jeudi 6 octobre à Paris à l’occasion d’AtlanTech, la 1re édition des Dîners de l’Atlantique dédiée aux nouvelles technologies qui réunissait décideurs, bloggeurs, geeks et spécialistes du secteur. Se sont exprimés notamment, aux côtés de Bassem BouguerraAlec Ross, conseiller spécial pour l’innovation d’Hilary Clinton, Blaise Agüera y Arcas, architecte de logiciels chez Microsoft, et Kevin Slavin, co-fondateur d’Area/Code. À l’initiative de ce dîner, Félix Marquardt, qui est, entre autres, blogueur, spécialiste de plusieurs pays émergents et l’organisateur d’événements tels que la dernière tournée de Bill Gates en France et en Allemagne.

 

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

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