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Les islamistes sont plus habiles au jeu de la démocratie

Si les révolutions ne sauraient être permanentes, l’histoire montre qu’elles se terminent rarement du premier coup : les républicains balayés par Louis-Napoléon Bonaparte dans la France d’après 1848, les mencheviks éliminés par les bolcheviks dans la Russie de 1917… Aujourd’hui, en Tunisie, les suites de la « révolution de jasmin », premier soulèvement du « printemps arabe », inquiètent.

Les laïcs reconnaissent leur défaite

Lundi 25 octobre, au lendemain les estimations, les sondages, tout semblait indiquer une victoire relative des islamistes avec de 30 à 40 % des voix. Les premiers résultats annoncés, ceux du vote de la diaspora, donnaient 9 des 18 sièges à pourvoir à Ennahda, le parti islamiste. Mardi 25 octobre, avant même la publication officielle des résultats, les partis laïcs ont reconnu leur défaite : « Le PDP respecte le jeu démocratique. Le peuple a accordé sa confiance à ceux qu’il a considérés comme étant dignes de cette confiance. Nous félicitons le vainqueur et nous siégerons dans les rangs de l’opposition », a déclaré le parti de Najib Chebbi, fondateur du PDP.

Les appels du pied des islamistes

Depuis lundi, Ennahda multiplie les appels du pied en direction des formations laïques qui se disputent la seconde place des élections. « Nous sommes prêts à former une alliance avec le Congrès pour la république (CPR, gauche nationaliste) de Moncef Marzouki et l’Ettakatol (gauche modérée) de Moustapha Ben Jaafar puisque leurs opinions ne sont pas éloignées des nôtres et que ces deux partis ont obtenu un grand nombre de suffrages », a indiqué Ali Larayd, membre du comité exécutif d’Ennahda. Des œillades auxquelles le CPR ne semble pas insensible. La formation de Moncef Marzouki a d’ailleurs « reconnu partager 20 % des vues avec le parti islamiste ». De son côté, Ettakatol pourrait également approuver l’idée d’un rapprochement politique avec les islamistes. Tout au long de la campagne, le parti de gauche s’est, en tout cas, « refusé à diaboliser Ennahda ».

Des manifestations contre les islamistes

Des manifestations se déroulent à Tunis à l’appel d’organisations de gauche, progressistes et laïques, pour dénoncer le risque que ferait courir à la Tunisie l’instauration d’un pouvoir contrôlé par les islamistes. 
N’y a-t-il pas un paradoxe à voir ceux-là mêmes qui se sont battus contre la dictature de Ben Ali, pour l’établissement d’institutions démocratiques, contester, avant même la publication des résultats définitifs, le choix libre des Tunisiens ? Évidemment que c’est paradoxal… et c’est pourquoi certains de ces manifestants prétendaient détenir les preuves de malversations, de fraudes, citant tel bureau de vote où les islamistes achetaient les votes pour 30 dinars pièce, tel autre où des volontaires d’Ennahda se chargeaient de conduire à bon port, dans leur propre véhicule, des électeurs éloignés. À cette heure, il est impossible de dire autre chose que : il appartiendra à la commission électorale Isie et aux nombreux observateurs internationaux dépêchés sur place de dire si, oui ou non, le déroulement du scrutin a été régulier.

La démocratie, le pire des régimes…

« Le pire des régimes, à l’exception de tous les autres, » comme disait Churchill. Et, une fois de plus, les élections tunisiennes montrent le caractère hasardeux du jeu démocratique. Au risque d’enfoncer une porte grande ouverte, faut-il rappeler les circonstances de l’arrivée au pouvoir d’Hitler ? Par les urnes, en janvier 1933. Alors, n’en déplaise à tous ceux qui s’inquiètent d’une poussée du parti islamiste et des conséquences qu’elle pourra avoir sur la vie quotidienne, des femmes en particulier, en Tunisie, ce que révèlent ses premières élections, s’il est confirmé qu’elles ont été les premières authentiquement démocratiques de l’histoire du pays, n’est que l’état de l’opinion tunisienne à l’échéance du 23 octobre 2011. Confrontés à un choix varié et libre, à 30 ou 40 % les Tunisiens ont choisi Ennahda.

L’effet « congélateur » des dictatures

La plupart des dictatures ont cette redoutable faculté de congeler les opinions publiques. Et, en chutant, elles libèrent les pires tentations étouffées au cours des années de plomb. On pense à l’explosion des nationalismes dans la Yougoslavie de l’après-Tito, à la tentation des populismes à travers l’Europe centrale et orientale, comme en Russie. Idem pour la dictature de Ben Ali qui avait fait des islamistes l’ennemi juré. À vouloir les diaboliser, elle les a peut-être victimisés. Pour toute une couche de la population, en particulier dans les territoires reculés, la liberté retrouvée rime avec l’aspiration à un retour aux valeurs traditionnelles, à mille lieux de l’islam sécularisé que symbolisaient aussi les Tunisie de Ben Ali, et de Bourguiba avant lui.

Le choix islamiste : un vote d’adhésion ou de protestation ?

En réalité, il est difficile de connaître les ressorts du vote en faveur des islamistes. Impossible de savoir, pour chaque électeur, quels sont les arguments qui ont motivé ce vote… Et, si tant est que ce soit possible, le décryptage serait d’autant plus compliqué que, tout au long de la campagne, les dirigeants d’Ennahda ont entretenu le flou sur leurs intentions et leurs arrière-pensées.
Peut-être aussi qu’une partie des électeurs des islamistes ont-ils souhaité « récompenser » la résistance de ces derniers tout au long de la dictature. Ou bien alors, ont-ils tenu à protester contre l’incapacité des dirigeants de l’opposition laïque à s’entendre et à s’unir. Le vote islamiste, un vote de protestation ? Voilà qui serait le signe d’une étonnante maturité démocratique pour de premières élections libres… Difficile d’imaginer que des élections législatives auraient donné un vote radicalement différent ce même dimanche.

L’opposition et les règles du jeu démocratique

L’opposition « laïque » mise en avant, avant, pendant et depuis la « révolution de jasmin », a un certain handicap. Il semblerait qu’elle soit sociologiquement insuffisamment représentative. Les principaux chefs de cette opposition à Ben Ali sont des militants de longue date, des intellectuels, le plus souvent francophones, et des Tunisois qui ont, pour beaucoup, longtemps vécu à l’étranger. Or, Tunis et son intelligentsia ne font pas toute la Tunisie. Il ne leur suffisait pas d’être en première ligne dans les manifestations pour se partager les fruits de la victoire.
Et pour être en mesure de se les partager, encore aurait-il sans doute fallu que, laissant de côté les divisions accumulées au fil de décennies de lutte, ils apparaissent unis et capables de gouverner ensemble. Multiplication, à l’infini ou presque, des candidatures, désaccords rendus publics, doubles jeux… tout cela permettra-t-il aux islamistes de s’arroger une majorité en comptant sur quelques défections ou ralliement post-scrutin ?

Ennahda compte peser de tout son poids sur la Constituante

Sous couvert de l’anonymat, des responsables du parti Ennahda tablaient, avant l’annonce des résultats, sur 60 à 65 sièges sur les 217 sièges de la Constituante. C’est une avance forte, mais ce calcul, mâtiné de modestie, est loin de faire une majorité. À l’affût, Ennahda a lancé un message pour « rassurer » tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, et notamment les partenaires économiques. Les mots magiques demeurent les mêmes que pendant la campagne : PKD et Recep Tayyip Erdogan « à la turque », respect des droits acquis des femmes et des minorités religieuses « à la tunisienne ».
L’objectif d’Ennadah est d’aboutir à une alliance politique stable au sein de l’Assemblée constituante, qu’ils contrôleraient du fait de leur majorité relative. Tant que le parti islamiste s’inscrira dans un cadre démocratique, il appartient aux forces opposées à l’immixtion du religieux dans le politique d’optimiser à leur tour l’utilisation qu’ils font des règles du jeu démocratique.

« Parmi ces forces, il appartient sans doute aux femmes tunisiennes de s’unir et de renforcer la société civile. Elles doivent s’unir et renforcer la société civile. Elles doivent se préparer à raisonner les islamistes parce que c’est à elles qu’il reviendra d’interpréter l’islam pour empêcher qu’ils exercent une répression au nom de la religion » : c’est le conseil à la Tunisie de l’Iranienne Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix 2003, lors du Women’s Forum de Deauville, début octobre. 
La révolution n’est pas terminée, elle n’est donc pas perdue. Un vote ne suffira pas pour faire de Tunis la nouvelle Téhéran.

 

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