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Steve Jobs : trois visions d’une disparition

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[image:1,l]Steve Jobs n’est pas un mort sans imaginaire. Celui qui a « appris l’homme à la machine » (son premier slogan) incarne le tycoon fréquentable, mieux, l’homme d’affaires milliardaire infiniment sympathique. Capable, malgré sa férocité d’Américain businessman, de susciter émotion, larmes, manifestations. On est venu fleurir les grilles du siège d’Apple ou celle des Apple stores, y déposer des pommes ou des libelles, comme on le fait pour la mémoire d’un héros, d’une victime, d’un bienfaiteur de l’humanité.

Or il est un peu tout ça à la fois, Steve Jobs. Héraut d’une génération qui aurait pu ne jamais s’approprier l’ordinateur – et subir le Big Brother que scénarisait la SF –, victime de la maladie – 56 ans ! – et bienfaiteur en sa qualité d’humaniste de l’objet technologique.

On a tout dit sur les Macintosh, iPod, iPhone et autres iPad. Mais la génération actuelle ne peut comprendre ce qu’a signifié, en 1984, l’apparition d’un ordinateur compact, scellé (donc impossible à bricoler, comme une télé), où le petit écran affichait du texte et des dessins noirs sur fond blanc (les ordinateurs d’alors allumaient des caractères – pas même des dessins, encore moins des images – au mieux verts sur fond noir). Et, à l’allumage, une « icône » (jusqu’alors inconnue) en forme de Macintosh dans laquelle se dessinait le premier « smiley » informatique, avec ce mot : « Welcome, Bienvenue ». En même temps, un « dddzzzzzoooooïïïïng » sonore vous rassurait : l’ordinateur dialoguait avec vous pour vous signaler qu’il était prêt, pour vous. Pour la première fois, une « souris » – tout juste sortie des labos de recherche d’un autre constructeur informatique – obéissait analogiquement à vos gestes pour « toucher du doigt », précisément, l’endroit de l’écran où vous vouliez interagir (les ordinateurs d’alors attendaient de votre part des entrées de codes, ou bien le curseur sur un texte était tributaire des flèches droite-gauche-haut-bas). Les moins de 56 ans ne peuvent pas connaître ce choc !

 

Le journal qui a tout compris

Si bien que la presse française va traduire cette disparition selon son propre mode de pensée de la rédaction, son style, son positionnement politique, même.

[image:2, s] Libération. Le quotidien apparu dix ans avant le Macintosh, désormais dirigé par Nicolas Demorand, vraisemblable « applemaniac », a puisé dans son génie graphique d’avant pour imaginer un faire-part parfait : bord blanc, fond noir, de la couleur préférée de Steve Jobs. Pas un mot. La pomme, universellement reconnaissable. Dont la « feuille » stylisée s’est détachée du fruit pour devenir larme. Cette une mérite un futur prix des meilleures unes de la presse française. Les produits Apple ne sont guère bavards : on les branche, ils fonctionnent, intuitivement. Bravo, Libé.

 

 

 

 

 

Banalisation et contresens

[image:3,s] Le Figaro. Un titre parmi la palette de tous les autres. La disparition de Steve Jobs est une mort « ordinaire ». Ce n’est, pour le journal conservateur, pas un « mort de conséquence », comme disait Brassens, pas une figure planétaire. On le montre à quelques encablures de la mort, souriant mais déjà cadavre. On le nomme, au cas où les lecteurs du Figaro ne le connaîtraient pas. Et, surtout, le titre traduit l’incompréhension majeure : « L’homme qui rêvait en numérique… » (trois points de suspension) est un contresens. En centrant son titre sur le personnage, la rédaction en chef passe à côté du véritable sens de la vie du tycoon visionnaire, conformément à son idéologie qui suppose le culte de la personnalité, du patron, de l’homme avant l’œuvre. Et surtout, « l’accroche » se trompe : Jobs n’a jamais « rêvé en numérique ». Des banquiers rêvent en numérique, des traders rêvent en numérique, des businessmen vendeurs de clones d’ordinateurs rêvent en numérique, Le Figaro rêve en numérique. Jobs ne rêvait pas, il construisait, élaborait, concevait du réel. Et surtout pas en numérique : il était un designer, terme qu’il a lui-même défini : « le design, c’est comment un objet fonctionne. » Un designer ne rêve pas en numérique. Il dessine des objets faits pour l’homme, et donc il est aux antipodes du rêve, matière onirique qui ne s’inscrit pas dans le « réel », le quotidien. Tout faux, Le Figaro !

Entre banalisation et universalité

[image:4, s] Le Monde. Même approche, quoique la une laisse plus de place à l’événement. Un titre banal, où le « numérique » commet le même contresens, tempéré par l’« accroche », « épopée » plus proche du monde de Jobs : le mot est positif, grand, à échelle planétaire. Et surtout, la rédaction en chef du quotidien a choisi l’affect plutôt que la photo mortuaire : l’image montre l’émotion de ceux qui ont compris la portée de cette disparition : on est dans la nuit, dans la flamme, dans l’évocation, dans le symbolique. Surtout quand on comprend que l’homme qui allume ces étincelles d’intelligence est un Asiatique : le choix du Monde restitue au moins l’universalité du disparu, en ne conservant que l’emblème de la firme, comme Libération.

 

Trois unes, trois tons, un couac. Et à présent, regardez le design du plateau du journal de France 2 : c’est un Macintosh, avec les supports de l’écran bordé de noir, à bord duquel officient les Lucet, les Delahousse, les Pujadas. Un hommage permanent, presque… subliminal.

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