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Tawakkul Karman, au nom de la jeunesse du Yémen

Une longue robe sombre et un foulard noué serré sur la tête, on n’imagine pas spontanément Tawakkul Karman en révolutionnaire. Pourtant, cette jeune femme de 32 ans, mère de trois enfants, est la bête noire du président du Yémen, Ali Abdullah Saleh, une figure de proue de la contestation qu’affronte le régime depuis janvier 2011.

Longtemps, Tawakkul Karman, comme tant de femmes yéménites, n’est sortie que recouverte de la tête aux pieds, isolée derrière son niqab. Un jour de 2004, alors qu’elle devait s’exprimer à la tribune dans le cadre d’une conférence sur les droits de l’homme, elle a réalisé qu’elle ne pouvait intervenir, s’adresser publiquement aux autres, convaincre, les traits de son visage masqués. D’un coup, elle a retiré son voile et est montée sur scène faisant ainsi son entrée dans l’arène politique.

Une journaliste engagée

En 2005, elle crée Femmes journalistes sans chaînes (WJWC), un groupe de défense de la liberté de pensée et d’expression, et de promotion de l’utilisation des médias pour promouvoir l’éducation et la culture. Immédiatement, usant de la stratégie de la carotte et du bâton, les autorités lui adressent simultanément, par téléphone et par courrier, des menaces et des offres de corruption.

Déjà, l’objectif est de la discréditer, de porter atteinte à sa réputation. Son organisation souhaite lancer une publication régulière ainsi qu’une station de radio : l’autorisation lui est refusée par le ministère de l’Information, elle dénonce la censure.

Férue de nouvelles technologies, elle est la première à utiliser les téléphones portables pour faire circuler des SMS sur la situation des droits de l’homme dans le pays. Elle investit aussi le Net et blogue. Stratégies innovantes… et classiques : de 2007 à 2010, elle organise tous les mardis des rassemblements sous forme de sit-in sur la place de Liberté à Sana’a. La confrontation a commencé. Au début, le pouvoir n’est pas inquiet.

Une non-violente dans la rue

Tawakkul Karman croit fermement au pouvoir de la rue ou, plutôt, à la puissance symbolique d’une présence dans la rue. Mais cette présence se doit de rester purement pacifique, et éviter toute forme de provocation : pour elle, on ne répond pas à la violence par la violence. Ses modèles n’ont rien d’inattendu. Ele a accroché au mur de son bureau les portraits de Martin Luther King, de Gandhi et de Nelson Mandela.<!–jolstore–>

En finir avec une société en déliquescence

La jeune femme est de toutes les causes et aspire à réformer la société yéménite, ultraconservatrice et dominée exclusivement par les hommes, dans tous les domaines. Les maux dont souffre le pays : dictature, corruption, chômage et pauvreté. Près de cinq millions de Yéménites vivent sous le seuil de pauvreté mondial et, au rythme actuel de consommation, le Yémen sera, dès 2025, le premier pays à avoir totalement épuisé ses réserves d’eau… En plus, Karman est formelle : le président Saleh n’ambitionne pas moins que de transformer le Yémen en monarchie à coup d’amendements constitutionnels.

Mère soucieuse de donner un avenir aux jeunes

Son cheval de bataille est celui d’une mère, soucieuse de l’avenir de ses enfants et convaincue que l’avenir du pays réside dans le sort réservé aux jeunes générations. Sans ambages, elle accuse Saleh et son régime d’avoir privé la jeunesse de tout espoir, autre que celui de l’exil. Une jeunesse privée d’espoir, privée d’honneur et de dignité au risque de faire ainsi le lit des terrorismes islamistes, et d’Al-Qaïda dont l’antenne en péninsule arabique est particulièrement active dans les zones reculées du pays. Sur ce point, elle n’est pas tendre avec les Occidentaux, coupables à ses yeux de laisser faire.

Une responsable politique

L’opposition de la militante non-violente aux terroristes est claire et nette, la femme a choisi la visibilité en remplaçant le niqab par le foulard, et a incité les autres femmes à faire de même. Elle n’en reste pas moins farouchement attachée à l’islam, un islam moderne, débarrassé des pratiques coutumières archaïques servant à justifier un ostracisme à l’encontre des femmes. Militante associative, elle est aussi engagée au sein du parti islamiste d’opposition, al-Islah, et est une des treize femmes membres du conseil Shura, son instance de direction.

Le printemps de la contestation

Pendant des années, elle s’est époumonée pour faire entendre ses revendications. Pour que la situation commence à évoluer, il fallait une étincelle. Il y a eu Khaled Saïd, battu à mort par la police égyptienne en juin 2010, Mohammed Bouazizi s’immolant par le feu le 17 décembre 2010 en Tunisie et au Yémen, les Ja’ashin, un groupe de trente familles expropriées au profit d’un chef tribal et pour lesquelles le gouvernement a refusé d’intervenir. Derrière leur slogan, « Ali Abdullah Saleh m’a affamé », des manifestations de grande ampleur débute. Forte de son expérience, Tawakkul Karman participe à l’organisation et à la mobilisation. Le 23 janvier 2011, elle est arrêtée. Le 24, elle est libérée sur parole. Le pouvoir est soucieux d’éviter la provocation ou d’en faire une martyre. Cinq jours plus tard, un nouveau rassemblement avant, le 3 janvier, un « Jour de la colère ». Les Tunisiens ont chassé Ben Ali, Moubarak s’enfuit à Sharm-el-Sheikh, les Yéménites sont inspirés et Tawakkul est de nouveau arrêtée en mars.

La reconnaissance internationale

Entre deux manifestations, elle est particulièrement active pour obtenir la libération des prisonniers, mettant à profit sa bonne connaissance du milieu pénitentiaire. Jusque-là inconnue, elle est popularisée par sa photo et ses images qui circulent dans les médias du monde entier. S’il fallait donner un visage au mouvement de contestation au Yémen, ce serait sans doute le sien. En mars 2010, son rôle est reconnu une première fois à l’échelle internationale puisqu’elle est invitée à New York. Lui a été attribué le prix International Woman of Courage – le prix international de femme de courage -, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton et Michelle Obama, la première dame, font son éloge.

En juin, après une attaque contre le palais présidentiel, Ali Abdullah Saleh part se faire soigner en Arabie saoudite. Sa fin paraît proche. En septembre, il regagne Sana’a. La lutte, de plus en plus violente, se poursuit.

Ce prix Nobel de la paix constitue sans aucun doute un formidable encouragement pour Tawakkul Karman. Il pourrait constituer aussi une arme pour les contestataires yéménites mais aussi pour toutes les forces de la liberté à travers le monde arabe alors que, passée l’allégresse du « printemps », de nouvelles inquiétudes apparaissent.

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