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11-Novembre : de la mémoire à l’Histoire

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[image: 1, l] Un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître… celui où d’anciens « poilus », des vrais, là devant vous, vous racontaient, avec la pudeur des survivants, leurs souvenirs de l’horreur, les tranchées, la guerre de position… Le dernier survivant de 14-18, un Anglais, est décédé à l’été 2009. La mémoire directe s’estompe. La Première guerre mondiale, c’est désormais de l’histoire presque ancienne. Sans lui, sans eux, les 11-Novembre ne seront plus jamais les mêmes… Ancien secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens Combattants, le sénateur Jean-Marie Bockel œuvre pour la préservation de cette mémoire. Il évoque des commémorations d’un autre temps, rappelle le caractère particulier du conflit le plus meurtrier de l’histoire de France et s’interroge sur les meilleures manières de préserver le souvenir par-delà le temps qui passe. Entretien.

« Les anciens de 14 marchaient avec nous »

JOL Press : Quels souvenirs personnels attachez-vous aux célébrations du 11-Novembre ?

[image: 2, s] Jean-Marie Bockel : De très nombreux souvenirs. Je suis Alsacien et, petit garçon, j’assistais aux cérémonies avec mon père qui était président d’une association d’engagés volontaires.
Nous nous rendions souvent au Vieil-Armand ou Hartmannswillerkopf, cet éperon rocheux du massif des Vosges qui surplombe la plaine d’Alsace dans le Haut-Rhin. Les poilus l’avaient rebaptisé « la montagne de la mort » lorsque de violents combats, avec près de 25 000 morts, pour l’essentiel dans les rangs français, s’y sont déroulés entre janvier et décembre 1915. Le site est impressionnant parce qu’il y a de nombreuses traces des combats, à l’époque et aujourd’hui encore. On aperçoit les tranchées, les cantines. Les souvenirs y sont vivaces.
Forcément, nous y allions le plus souvent autour du 11 novembre, à la toute fin des années 1950 – j’avais 8-10 ans… et les anciens de 14 marchaient avec nous. Certains d’entre eux avaient à peine plus de 60 ans et ils nous racontaient leurs souffrances avec toute la force d’un témoignage direct.
Je me souviens aussi d’une visite du président Coty, dans sa tenue d’apparat présidentielle, sa grand-croix de la Légion d’honneur, ça devait être dans le cadre de sa tournée d’adieu, en 1958, juste avant qu’il ne transmette ses pouvoirs au général De Gaulle.

« Le conflit qui a marqué le plus les Français »

JOL Press : Pourquoi, selon vous, les souvenirs de la Première guerre mondiale et du 11-Novembre suscitent-ils autant d’émotion chez tant de Français ?

[image: 8, s] Jean-Marie Bockel : C’est incontestablement le conflit qui a le plus marqué les Français. C’est la Grande guerre, une véritable saignée. On en voit encore les traces dans nos paysages et nos villages. C’est après la Première guerre mondiale que fleurissent dans les 36 000 communes de France, les monuments aux morts. Ni avant ni après… même si les noms des « morts pour la France » de 1870 ou 1939-1945 y figurent désormais aussi.

JOL Press : Quelles valeurs l’exemple des poilus de 14-18 peut-il véhiculer pour les jeunes générations d’aujourd’hui ?

Jean-Marie Bockel : D’abord, ce conflit suscite une très grande incompréhension. L’idée d’un tel massacre est très difficile à appréhender. D’autant plus qu’il s’est révélé, par la suite, inutile.
On reste sidéré devant le courage des soldats. On a beaucoup parlé, en 2007 notamment, à l’occasion de leur 90e anniversaire, des mutineries ou des soldats qui ont fui sous la mitraille, mais, en réalité, un très grand nombre de « poilus » étaient volontaires, fiers de se battre, de défendre le sentiment national face à l’ennemi d’alors.
Les valeurs que symbolise ce conflit, ce sont le courage, l’abnégation devant les épreuves et la cohésion nationale.

L’hommage à la « force noire »

JOL Press : Un moment fondateur de la nation française. C’est parfois oublié…

[image: 4, s] Jean-Marie Bockel : Effectivement, pour la première fois, est arrivé sur le territoire métropolitain ce que l’on appelle de manière un peu restrictive la « force noire ». De manière restrictive car les soldats coloniaux n’étaient pas tous noirs. Ils ont débarqué de toutes les contrées qui formaient alors l’Empire français, d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, de Cochinchine, des Antilles… pour défendre notre liberté, la liberté de la France, et espérant, eux aussi, leur liberté.
Contrairement à ceux que l’on a pu lire ou voir récemment, ils ont débarqué avec le plus enthousiasme pour défendre la nation.

 

 

Le sacrifice de nos alliés

JOL Press : C’est un moment important à l’échelle du monde entier ?

Jean-Marie Bockel : Oui, dans la deuxième partie du conflit, on assiste au sacrifice de nos alliés. C’est à l’occasion de ce conflit que des pays relativement jeunes comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande se sont perçus comme une nation. Le prix qu’ils ont payé est considérable : 600 000 Australiens sont venus combattre en Europe et 60 000 sont morts, 10 % c’est énorme. Ainsi, aujourd’hui, il y a un ministre des Anciens Combattants en Australie et, chaque année, les commémorations, dont certaines sont organisées spécialement en France, sont retransmises à la télévision.

Les enseignants passent le témoin

JOL Press : L’accent est-il suffisamment mis sur cette période à l’école ?

[image: 7, s] Jean-Marie Bockel : D’une manière générale, je considère que l’enseignement de l’histoire n’occupe pas une place suffisamment importante dans notre système éducatif. Par conséquent, on assiste à une méconnaissance profonde de ce que la guerre de 1914 a d’essentiel en France et en Europe, pour la France et pour l’Europe – ne serait-ce que comme prélude à la Seconde guerre mondiale.

JOL Press : C’est donc la faute de l’Éducation nationale ?

Jean-Marie Bockel : Pas du tout, je n’intente pas de procès à l’Éducation nationale. À travers tout le nord de la France, les mémoriaux sont très visités. Si le tourisme mémoriel se développe, il est moins celui des familles et des descendants – moins concernés de génération en génération – que celui des enseignants. Un énorme travail pédagogique est assuré autour de ces visites par les classes.

« L’Europe, c’est la paix »

JOL Press : Que pensez-vous des initiatives, celles encouragées notamment par l’Unesco, visant à l’établissement d’une historiographie commune entre d’anciens pays belligérants, à travers des ouvrages d’histoire communs ?

[image: 3, s]Jean-Marie Bockel : C’est très important. Un de mes grands-pères a porté l’uniforme bleu horizon, engagé volontaire en 1914, l’autre a été contraint de se battre avec la cavalerie allemande. Ce qui symbolise bien l’histoire particulière de l’Alsace. Une situation qui sera encore plus tragique en 1940 avec les « malgré-nous »…
D’où le rappel de l’importance de l’Europe. L’Europe, c’est la paix, avant d’être l’économie… et le couple franco-allemand.

Le patriotisme est suspect en France

JOL Press : Dans les rues de Londres, une très grande majorité de Britanniques, sans distinction de race ou de religion, arbore le coquelicot rouge à la boutonnière cette semaine. En France, le Bleuet de France n’a pas pris de la même manière. Comment l’expliquez-vous ?

[image: 6, s] Jean-Marie Bockel : Le Bleuet de France a progressé, est un petit peu plus porté. Chez les Anglo-Américains, le patriotisme est davantage « bon enfant », jamais perçu comme une forme de nationalisme à combattre. En France, il est mal vu, parfois, d’afficher la moindre forme de patriotisme.
Le patriotisme de bon aloi ne va pas à l’encontre de l’esprit des Lumières. C’est aussi un élément de notre histoire en partage.

Vers un « Memorial Day » à la française

JOL Press : Avec la disparition du dernier poilu, sommes-nous, en tant que nation, suffisamment préparés à cette transition symbolique et au risque de l’oubli ?

[image: 5, s] Jean-Marie Bockel : Les esprits ne sont pas mûrs pour un Memorial Day « à la française », la réunion des cérémonies du souvenir pour tous les conflits sur une même date, comme c’est le cas au Royaume-Uni, par exemple.
Le jour où il sera possible de concentrer l’énergie mémorielle sur un nombre restreint de dates, le 11-Novembre conservera inévitablement une place de choix, car elle représente un moment fort qui va bien au-delà du souvenir de la seule Grande Guerre.
Et cet enjeu dépasse les seules frontières de la France. Secrétaire d’État aux Anciens Combattants, pendant la présidence française de l’Union européenne, en 2008, j’ai notamment souhaité organiser un Sommet de la Mémoire avec mes homologues des 26 autres pays. C’est primordial.

Bientôt ce sera aussi au tour de la Seconde guerre mondiale de passer de la mémoire à l’histoire. Il faut s’y préparer.

Jean-Marie Bockel, né en 1950, a été secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens Combattants de mars 2008 à juin 2009. À ce titre, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne en 2008, il a œuvré pour le devoir mémoriel avec ses homologues des 26 autres pays membres. Sa carrière ministérielle a débuté en juillet 1984, sous la présidence de François Mitterrand, au secrétariat d’État au Commerce. Aujourd’hui, sénateur du Haut-Rhin et président de Mulhouse Alsace Agglomération, il est aussi membre du Haut Conseil à l’Intégration et colonel de réserve de l’Armée de l’air.

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Propos recueillis par Franck Guillory – JOL Press

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