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La démographie, principal adversaire de Poutine

[image:1,l]Poutine imagine la Russie comme le noyau, le centre puissant d’une nouvelle « Union eurasienne », une confédération des anciens Etats soviétiques qui s’étalerait sur deux continents, de la mer Baltique jusqu’à la mer du Japon, de l’Arctique jusqu’à l’Himalaya.


C’est en ces termes qu’il y a quelques semaines celui qui demeure le premier ministre russe expliquait son projet dans les pages du quotidien moscovite Izvestia : « Nous suggérons la création d’une union supranationale puissante capable de devenir un pôle dans le monde moderne, et en même temps un pont efficace entre l’Europe et la région dynamique de l’Asie-Pacifique  ».


Le rêve de Poutine se heurte à un obstacle de poids, véritable bombe à retardement aux conséquences difficilement inversables : la population russe diminue considérablement et rapidement.


D’ici à 2050, il pourrait ne plus y avoir assez d’hommes en âge de travail pour répondre aux besoins des usines du pays et assurer la protection de ses frontières. Le déclin est plus prononcé encore dans les régions qui devraient constituer le centre de la future Union eurasienne : la Sibérie et l’Extrême Orient de la Russie, aux confins des centres économiques prospères de la Chine, de la Corée du Sud et du Japon.
Difficile de faire face avec une population en déclin, difficile, plus encore, de se repositionner comme puissance mondiale – en particulier dans un espace comme la Russie.
[image:2,s]L’ex Union soviétique a construit ses villes et implanté ses usines le long des 2 600 km de frontière avec la Chine. Elle utilisait les pouvoirs arbitraires d’un régime autoritaire pour garantir ses prétentions de suzeraineté éternelle sur ces territoires lointains et assurer que le pouvoir y soit au main d’une population d’ethnie russe, exilée de force sur place. Mais depuis l’effondrement de l’URSS, le nombre de Russes habitant l’Extrème-orient a chuté de près de 20%. Les jeunes et les plus qualifiés se sont dirigés vers Moscou à la recherche d’opportunités économiques et cet exode est en train de s’accélérer. Les programmes spécifiques n’y font rien. Moscou ne semble plus en mesure de convaincre suffisamment de main d’œuvre et de matières grises à retourner en Sibérie.


Une révolution démographique à l’envers


Ecroulement de la natalité…

Le taux de fécondité en Russie est en baisse depuis des décennies. En 2010, il s’est fixé à 1,4 enfants par femme, en dessous du 2,1 nécessaire pour assurer le remplacement naturel des générations et la stabilité de la population.


…et accroissement de la mortalité  

En même temps, le taux de mortalité, particulièrement chez les hommes entre 25 et 45 ans, qui a connu des pointes dans la période postsoviétique, reste toujours trop élevé par rapport au regard du nombre de naissances. Par conséquent, non seulement la population russe diminue mais, en plus, elle vieillit. C’est un double coup susceptible de remettre en cause les espoirs de Poutine de refaire de la Russie une grande puissance globale.
En 1991, la population russe était de près de 150 millions d’habitants. Selon la base de données du Bureau de recensement international américain elle est descendue actuellement à un peu moins de 139 millions. Les projections montrent qu‘elle va plonger à 128 millions en 2025, et à 109 millions en 2050.
« Ici, en Russie, nous avons un taux de natalité européen, mais un taux de décès africain », dénonce Iouri Krupnov, directeur de l’Institut indépendant de Démographie, Migrations et Développement régionale à Moscou.


L’alcoolisme : une plaie sociale


[image:3,s] « Caractéristique de la démographie russe : le taux de mortalité des hommes en âge de travailler y est cinq fois plus élevé qu’en Europe. Cela nuit considérablement aux perspectives de développement économique », ajoute Krupnov.
Le taux de mortalité astronomique chez les jeunes hommes russes s’explique de plusieurs manières, toutes liées aux conditions de vie depuis la chute de l’Union soviétique : une situation environnementale dégradée, des soins médicales dont la qualité s’effondre, l’augmentation des accidents dus aux infrastructures détériorées et une violence sociale croissante.


Mais la cause principale, selon un article de 2009 paru dans la célèbre revue médicale, The Lancet, c’est l’explosion de l’alcoolisme depuis le début des années 90. L’abus d’alcool cause en effet près de 600 000 décès prématurés, chaque année.


Certains évoquent des conséquences encore plus alarmantes pour l’avenir de cette population noyée dans la vodka. « Si cette tendance continue, la Russie va mourir », alerte Svetlana Bocherova, présidente de Good Without Borders, un groupe d’avocats, spécialisés dans le droit de famille et basés à Moscou. « A l’horizon de 2020, il n’y aura plus assez d’enfants dans les écoles, ni de travailleurs, ni de soldats. En 2050, il n’y aura plus assez de monde pour que nous continuons à pouvoir être pleinement considérés comme un pays », ajoute-t-elle.


Des politiques récentes visent à favoriser la natalité et lutter contre l’alcoolisme


Dans l’espoir de renverser ces tendances, Poutine a introduit une série de mesures pendant son premier mandat de président. Entre autres, des primes énormes – généralement d’environ 10 000 $, le prix c’un appartement dans une ville de province russe – pour les femmes qui ont plus de deux enfants, ainsi que des programmes de relocalisation généreux pour les Russes de souche qui choisissent d’être rapatriés depuis les anciennes républiques soviétiques des pays baltes ou d’Asie centrale.


[image:4,s]Le successeur de Vladimir Poutine, Dimitri Medvedev a lancé une campagne drastique contre l’alcoolisme, qui rappelle celle, draconienne, lancée par l’ancien leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev pour tenter de sevrer ses compatriotes de la bouteille de vodka. Son successeur Boris Eltsine s’est montré beaucoup plus laxiste en la matière…


Ces politiques ont produit des résultats dans les dernières années. Les taux de mortalité se sont stabilisés, le taux de natalité a nettement augmenté au cours de la dernière décennie, l’espérance de vie est passée d’un point bas de 58 ans en 2003 à 63 ans aujourd’hui.


«Il y a des changements positifs, mais pas assez pour surmonter ces tendances lourdes, négatives », commente Anatoli Vichnevski, démographe à l’Ecole supérieure d’économie de Moscou : « En effet, la croissance du taux de natalité a déjà subi un coup d’arrêt. Nous avons besoin de solutions plus concrètes. »


L’Eurasie comme planche de salut


C’est ici que l’idée de Poutine d’une Union eurasienne pourrait se révéler opportune. L’ex Union Soviétique s’est fortement appuyée sur ​​la main d’œuvre et les ressources militaires abondantes des Républiques d’Asie centrale à majorité musulmane, où les taux de natalité élevés génèrent encore une croissance démographique rapide. Même aujourd’hui, la plupart des constructions et des travaux non qualifiés dans la région prospère de Moscou sont réalisés par les travailleurs migrants en provenance du Tadjikistan et d’autres anciennes républiques soviétiques, encore largement russophones et frappées par la pauvreté.


Certains analystes suggèrent qu’une confédération formelle d’Etats sous l’hégémonie russe permettrait au Kremlin de restaurer certaines des synergies économiques de l’époque soviétique, y compris des transferts de main d’œuvre organisés – sur une base temporaire – depuis les très peuplées républiques asiatiques vers les zones en développement russes. 


Cela pourrait éviter la douloureuse question politique que constitue la définition  d’une politique migratoire similaire à celles de l’Union européenne et des Etats Unis, où un grand nombre de travailleurs étrangers arrivent, restent et souvent finissent par obtenir la citoyenneté.


Les Russes craignent l’immigration de masse


« Il y a une résistance sociale forte en Russie à l’acceptation des migrants permanents en provenance de l’Asie centrale », dénonce Vishnevsky, « Cela va devenir le problème numéro un des politiques russes et le restera longtemps ».   


[image:5,l] Mais le schéma de Poutine pourrait ne pas offrir une solution miracle pour le problème croissant du dépeuplement des vastes terres asiatiques de la Russie. Les analystes soulignent que les efforts faits pour encourager les populations d’ethnie russe des anciennes républiques soviétiques à s’installer en Sibérie ou dans l’Extrême Orient russe ont obtenu des maigres résultats.
« C’est évident que les immigrés d’ethnie russe préfèrent s’installer à Moscou, là où il y a le plus d’opportunités, et non pas dans des villages reculés, en plein milieu de la Sibérie, qui sont abandonnés par leurs propres habitants », explique Nikolaï Petrov, un expert régional du Carnegie Centre de Moscou.


Le dilemme démographique impose des réformes radicales


A long terme, le dilemme démographique de la Russie pourrait forcer Poutine à abandonner le rêve de « restauration soviétique », à réduire l’emprise du gouvernement sur la société et à entamer des réformes de libéralisation du marché. C’est l’hypothèse avancée par Yevgeny Gontmakher, un économiste de l’Institut pour le Développement Contemporain, un think thank de Moscou proche du président Dmitri Medvedev. « Nous n’avons pas besoin que chaque kilomètre carré de la Russie soit habité mais, pour des raisons stratégiques évidentes et cruciales, il faut que la frontière russo-chinoise soit habitée par des Russes », dit-il. « Si la Russie veut faire partie de cette région économiquement dynamique, le seul moyen est de serrer les dents, de s’ouvrir et de faire des réformes ».


D’après Gontmakher, il est possible de renverser les mauvaises tendances démographiques, mais « cela exigera des changements fondamentaux dans la façon de penser de nos dirigeants. Nous avons besoin de créer des opportunités économiques et d’abandonner tous ces grands projets reposant sur des méthodes étatiques. Il s’agit d’un défi historique pour notre nation, et il ne nous reste plus beaucoup de temps pour en venir au bout. »


GlobalPost / Adaptation Melania Perciballi pour JOL Press 

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