Malgré les risques, certains n’hésitent pas à s’attaquer au régime de Bachar al-Assad par l’humour et la parodie. La troupe de théâtre Masasit Mati se moque du chef de l’État et des forces de sécurité syrienne dans des saynètes interprêtées avec des marionnettes à doigts. De l’humour noir pour une période sombre.
Une représentation violente
Le fouet claque contre le dos du prisonnier pendant que l’homme à la moustache et à l’uniforme militaire répète son accusation : « Tu veux la liberté, c’est ça ? La liberté ? »
Le fouet s’abat une fois de plus et le prisonnier frappe le mur avec douleur. « Quel genre de liberté voulez-vous ? » demande le tortionnaire. La liberté que la marionnette revendicatrice cherche, dit-elle à son bourreau, est « celle où vous et moi ne serions pas là. Vous seriez avec vos enfants et moi, avec ma famille. »
Une parodie sans précédents
Cette réponse, à elle seule, explique pourquoi cette scène, tirée d’une série de tableaux dramatiques joués par des marionnettes à doigts, figure parmi les travaux artistiques les plus audacieux produits depuis le début du soulèvement sans précédents qui agite, depuis dix mois, la société syrienne.
« Espèce de bâtard ! » rétorque vertement l’agent des services de sécurité d’Assad, « Je suis ici à cause de vous ». Mais le protestataire a compris le paradoxe. « Vous êtes ici car vous n’êtes pas libre, dit-il. Vous êtes emprisonné tout comme moi. Je vais quitter la prison dans un mois ou deux. Mais vous resterez ici. Parce que vous avez peur d’aller chercher votre liberté. »
Le refus de réponses simples
Depuis son lancement sur YouTube, il y a deux semaines, la série, « Top Goon : Journal d’un Petit Dictateur », a été visionnée plus de 40 000 fois. Elle a été couverte d’éloges, ainsi que de commentaires furieux – et rares – de visiteurs étonnés par la parodie, jusque-là inimaginable et très personnalisée, du président syrien, Bachar al-Assad. Par-dessus tout, devant la polarisation croissante de la société, la série refuse de se satisfaire de réponses simplistes.
Dans une Syrie coupée par de nombreuses divisions – régime contre opposition, Musulmans sunnites en tête des manifestations contre Chiites à la tête des services de sécurité d’Assad, victimes et agresseurs – la perspective mise en avant dans cette production de la troupe de théâtre révolutionnaire syrienne Masasit Mati est le rejet d’une vision manichéenne.
Tous des victimes du régime
Le shabih, le voyou pro-Assad, n’est pas simplement vu comme l’oppresseur – bien qu’il en soit manifestement un – mais comme une autre victime du régime. Alors que le révolutionnaire endure les coups de fouet, il n’est plus une victime mais plutôt une figure forte. Il devient « un Syrien libre qui refuse l’humiliation. »
« L’idée de ce dialogue est tirée d’un exemple réel » précise Jamil, le directeur de la troupe Masasit Mati, à GlobalPost qui a pu voir les sept épisodes dont la sortie est prévue dimanche.
« C’était, en fait, dans l’autre sens : un de nos amis était en prison et a entendu un tortionnaire dire à un prisonnier, « Pourquoi vous nous faites ça ? Vous nous forcez à rester ici. Vous nous emprisonnez. » Nous voulions dire que même les Shabih sont élevés comme des esclaves pour servir le régime. »
Savoir accepter l’humour noir
Ce groupe de dix artistes syriens tire son nom de la paille utilisée pour boire du maté, un thé aux herbes populaire que les Syriens partagent au cours de longues discussions. D’après Jamil, le but de ces marionnettes Top Goon est de soutenir le public, et cela dans la meilleure tradition de l’humour noir. Pour autant, le sang continue de couler en raison d’une répression acharnée du régime sur les manifestants pro-démocratie.
« La comédie met la réalité à nu et vous donne la force de vous battre. Bien sûr, avec l’humour noir, le rire reste bloqué dans votre gorge. Cela vous fait rire et pleurer en même temps, » estimait Jamil. « Mais nous n’allons pas laisser le régime nous transformer en victimes qui ne feraient que pleurer et rester à la maison tout le temps. »
Une répression toujours plus meurtrière
La sortie de la série de Masasit Mati intervient à un moment critique : l’International Crisis Group qualifie, avec justesse, de « révolution au ralenti » la situation en Syrie. De toutes les révolutions du « Printemps arabe », c’est bien celle qui a le plus de mal à aboutir.
Les Nations unies estiment désormais qu’au moins 4 000 Syriens ont été tués depuis le début de la répression mi-mars. Mais le groupe de sauvegarde des Droits de l’homme Avaaz, qui a des enquêteurs en Syrie, dit avoir enregistré plus de 6 500 assassinats, et près de 20 000 prisonniers ou personnes disparues, parmi lesquelles figure Razan Ghazzawi, une blogueuse de trente ans.
Dans un compte rendu paru le mois dernier, Human Rights Watch disait que la répression contre les civils dans la ville centrale de Homs, avec des tortures systématiques, constitue un crime contre l’humanité.
La semaine dernière, Avaaz rapportait l’enlèvement de quatorze Sunnites, dont six femmes, à Homs alors qu’elles voyageaient en bus dans un quartier Allawite, avec un diplomate occidental à Damas, venu prévenir qu’une guerre sectaire était en cours dans la ville.
Bachar al-Assad personnellement parodié
Trouver des moyens de faire rire un large public syrien avec tout ce carnage et cette violence n’est pas facile, mais Masasit Mati a trouvé une astuce satirique dans sa représentation du président syrien.
Bashar, ou Beeshu – le nom du bébé de la série – balance largement entre le personnage de l’enfant qui souffre d’un trouble de l’attention et celui de l’autocrate gâté dans son bonnet de nuit, réconforté de dormir avec son voyou le plus fiable, dans l’épisode Les cauchemars de Beeshou.
« Le régime est tombé, » crie Beeshu, sortant de son cauchemar pendant que son Shabih ouvre le feu sur des opposants invisibles. « Espèce d’imbécile ! hurle le dictateur syrien. C’était seulement dans mon rêve ! »
L’aveuglement d’un dictateur
[image:4,s]Plus tard, on voit Beeshu devenir fou de rage alors qu’il joue à un jeu, Qui Veut Tuer un Million ? parce qu’ »écraser les manifestants » n’est pas la bonne réponse. Plus tard, son fils et sa fille le mettent au défi de tuer des enfants syriens, ce à quoi il répond en appelant son homme de main afin de mettre fin à cette insurrection domestique.
« Nous tuons seulement notre peuple, mais sur les hauteurs du Golan [le territoire syrien occupé par Israël] nous sommes une armée en paix, » assure Beeshu pendant l’épisode Talk Show, parodie d’une célèbre émission de Al Jazeera.
L’histoire directe et provocatrice a convaincu les critiques parce qu’elle expose les mensonges par lesquels le régime d’Assad a décrit ses quarante et une années de dictature comme un choix des Syriens et un sacrifice au nom de la liberté des Palestiniens en proie à l’occupation israélienne.
Un accueil partagé
« C’est tellement bon que ça me rend fou » postait un fan sur la page Facebook de la troupe. « Je veux voir une chaîne de télé Mati TV. » « C’est vraiment du bon boulot que nous regardons avec nos enfants, » postait un autre, ajoutant avec insolence : « Tout ce que nous voulons savoir est sur quel doigt vous mettez Bashar. »
Tout le monde n’a pas accueilli la série de la même façon. Parmi toutes les louanges, quelques spectateurs ont été offensés et ont posté des menaces qui ne sont pas publiables mais qui évoquent une certaine violence sexuelle à l’encontre des mères et sœurs des membres de Masasit Mati. « C’est plutôt évident que cela vient d’un appareil de sécurité, » dit Jamil, qui utilise un pseudonyme et ne souhaite pas révéler qui il est.
Une menace omniprésente
[image:2,s]La menace qui plane sur ceux qui ridiculisent le président syrien, par des mots ou des images, est bien trop sérieuse. En juillet, un homme identifié comme Ibrahim Kashoush a été trouvé égorgé à Hama après avoir organisé un carnaval – comme si la musique de rue ridiculisait le président.
Un mois plus tard, un homme masqué attaquait le caricaturiste le plus connu de Syrie quelques jours après qu’il avait publié un dessin montrant Assad faisant un tour en ville avec le dictateur Libyen Mouammar Kadhafi. Les assaillants ont fracturé les deux bras de Farzat, l’ont laissé avec un œil au beurre noir et ont symboliquement cassé deux de ses doigts.
Dans la série Top Goon, la voix de Bishou parodie la prononciation du président de la lettre S et le montre rigoler de façon inappropriée, faisant des discours sur des réformes où il divague, comme le montre l’exemple de la Loi de la Gravité dont il assure mettre fin alors qu’il s’adresse à des « manifestants volants » – de courtes démonstrations spontanées de l’opposition.
L’incohérence d’Assad profite à la série
La série a reçu un coup de boost inattendu la semaine dernière avec la diffusion d’une interview d’Assad sur la chaîne américaine ABC. Le président y dénie toute responsabilité pour le meurtre des révolutionnaires, disant à la journaliste Barbara Walters que les forces de sécurité Syrienne « ne sont pas ses forces », bien qu’en tant que président, il est constitutionnellement considéré comme le commandant des forces armées du pays.
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« Nous ne tuons pas notre peuple, disait Assad. Aucun gouvernement dans le monde tue son peuple, à moins qu’il ne soit gouverné par un fou. La plupart des gens qui ont été tués soutiennent le gouvernement. »
« On avait peur que les gens en dehors de la Syrie pensent que ce que l’on montre dans Top Goon ne soit exagéré, disait Jamil. Mais après avoir visionné l’interview d’Assad, nous avons décidé de tourner l’épisode cinq et demi car l’interview était plus comique que ce que nous pouvions imaginer. Nous n’avions rien à faire. »
GlobalPost/Adaptation Antoine Le Lay pour JOL Press