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Comment les Espagnols vivent-ils sans emploi ?

[image:1,l]C’est samedi soir dans la capitale espagnole et, comme chaque samedi, la foule de noctambules s’apprête à arpenter les rues du centre. De Sol à Plaza de Espana, les touristes se mêlent aux riverains le long de la Gran Via. Le temple de Debod accueille quantité d’étudiants rassemblés pour un «botellon». Les «Indignados,» eux, toujours présents, poursuivent leur combat. 

Un imperceptible chômage de masse

[image:2,s]La vie est pleine d’éxubérance, empreinte de liberté et de simplicité dans les rues et les avenues conduisant au coeur de la ville. A première vue, il est impossible de détecter les signes d’une profonde crise sociale tant la population semble sereine. Pourtant, les faits sont là : 22,8%, c’est le taux de chômage – près du double de la moyenne de l’Union Européenne. Et, derrière ce chiffre se cache une réalité encore plus préoccupante, un taux de chômage de près de 46% chez les moins de 25 ans. Pas une seule région du pays n’est immunisée face à la crise. Pour un œil non avisé, l’unique signe témoignant de la crise de l’emploi dans laquelle l’Espagne est engluée se trouve à Puerta del Sol, où quelques « indignados, » continuent de manifester, d’imposer leur présence. Ces jeunes espagnols étaient parmi les premiers à dire « assez », donnant le coup d’envoi au mouvement « Occupy ».

Les Indignados, toujours présents

Pointant vers le sud, la Calle Carretas habrite le nouveau siège des indignados au sein d’un bâtiment abandonné, l’Hôtel Madrid. Par souci de transparence et d’honnêteté, les Espagnols y sont invités une heure par jour pour qu’ils puissent constater, par eux-mêmes, ce qu’il s’y passe. Ce samedi soir, des sympathisants sont venus manifester leur soutien. J’ai l’impression d’être de retour à San Francisco en 1968. La foule tient dans ses mains des banderoles sur lesquelles s’affichent des slogans pacifistes. Des barbus jouent de leurs guitares acoustiques et veillent sur l’ambiance.
Il est impossible d’imaginer un autre pays européen, en dehors de la France, où tant de personnes se rassemblent de la sorte, dans le calme, un jour de semaine. Même la Grèce, dont la situation économique est pourtant encore plus dégradée, n’a pas le même taux de chômage que l’Espagne. Athènes est pourtant envahie par la violence une fois par semaine.
Si vous vous demandez à quoi les Etats-Unis ressembleraient avec un taux de chômage de 22,8%, pensez juste à l’anxiété et à la haine sous-jacente qui a gagné l’Amérique, alors que le chômage tourne autour des 8,6%. 

Les raisons du maintien de la cohésion nationale

[image:4,s]Et pourtant, les espagnols semblent bien faire contre mauvaise fortune, bon coeur. Si l’ordre et la paix sociale sont préservés, ce n’est pas tant en raison des politiques gouvernementales de lutte contre le chômage ou d’accompagnement des chômeurs, même si elles existent. D’après les témoignages que j’ai pu glaner au hasard de mes rencontres, quatre causes, des éléments-clefs, me sont apparus : la famille, l’Eglise catholique, l’économie souterraine et ce qu’ils appellent « aguantar ».

La famille, pilier de la société espagnole

Maria, une libraire, fait partie de ces curieux venus visiter l’Hôtel Madrid. Devant ma surprise, devant le calme dont font preuve les Espagnols face à cette catastrophique situation de l’emploi, elle tente de m’en expliquer la raison. Celle-ci tient en un mot : « Famille. » Les gouvernement se font et défont, mais comme Maria l’explique, « Vous avez votre famille pour toute votre vie. Si vous ne pouvez gagner que 600€ par mois, votre famille vous aidera. » Cette confiance envers la famille a évolué tout au long de l’histoire torturée du pays.

« Pendant des siècles il n’y avait que le Roi, l’Eglise et les aristocrates. Le reste du peuple était pauvre, » explique Maria. « Pendant une grande partie de notre histoire nationale, l’individu ne comptait pas ; il était impossible à quiconque de changer de sort. La structure des classes était intangible et il fallait faire avec. Ils vivaient leurs vies, nous vivions les nôtres ». C’est vers votre famille, et non vers l’Etat, que vous vous tourniez pour demander de l’aide et cela demeure ainsi. Autour de la capitale, il est facile d’entendre des histoires venant confirmer l’analyse de la libraire.
Sur la place de Lavapiès, un petit triangle urbain abritant une petite aire de jeux. Paloma Pinedo y promène son fils de six mois. Elle est l’une des rares personnes nées en Espagne dans cette aire de jeux. De l’autre côté, quelques immigrants venus d’Amérique latine, d’un âge intermédiaire, passent le temps à écouter de la musique aux rythmes latins. Près du cyber-café, qui est aussi une succursale Western Union, quelques hommes originaires d’Afrique sub-saharienne se détendent. 

Pinedo, sans emploi, songe à l’émigration

[image:3,s]Pinedo n’a plus d’emploi depuis de nombreuses années. Elle a travaillé comme serveuse mais s’est ensuite mariée à un marocain, qui a insisté pour qu’elle reste à la maison. Ils ont eu trois enfants avant qu’il ne disparaisse. Le père de son nouveau bébé est équatorien.
Maintenant, la jeune femme se déclare prête à travailler mais, selon elle, tous les emplois pour lesquels elle est qualifiée ont été pris par les immigrants. « Il pourrait y avoir plus de travail pour les espagnols s’il y avait moins d’immigrants » clame-t-elle. Elle explique ensuite, sans ironie, qu’elle est sur le point de devenir une immigrante elle-même. Elle s’apprête en effet à rejoindre le père de son fils en Equateur. Que va-t-il se passer pour les trois autres enfants ? « Ils vont rester avec mon père. Il est jardinier pour la ville de Madrid ».

La famille Garcia, cinq adultes et un seul salaire

Dans l’appartement des Garcia dans le quartier de Lacoma, une banlieue de classe moyenne, on a beau être samedi soir, personne ne sort. Quatre adultes vivent là sur un seul salaire modeste. En dehors des visites familiales, ils ne sortent pas. Le salon des Garcia est rempli de photos du roi d’Espagne, Juan Carlos, photographié par le père de famille à l’époque où il était photographe en chef pour ABC, l’un des journaux les plus importants d’Espagne. Quand le journal a changé de propriétaires, il y a sept ans, Jose a été renvoyé et, depuis, il n’a jamais retrouvé de travail. Sa femme, Carmen, enseigne dans une école primaire et c’est elle qui subvient aux besoins de la famille. Ses 2 000€ par mois couvrent les frais de son mari et de ses enfants, déjà adultes. Leurs fils Alvaro, 27 ans, et leur fille Carmen, 23 ans. Tout les deux ont été à l’université mais aucun ne peut trouver un emploi. Carmen supportait également les dépenses de son frère il y a peu de temps, après son renvoi en 2008. 
Jose s’est formé seul. Il a commencé par nettoyer les presses à ABC quand il avait 14 ans. Un photographe l’a pris sous son aile et lui a tout appris. Ses 30 années d’expériences lui ont valu d’être licencié, cela le rendait trop coûteux aux yeux de la nouvelle direction. Au cômage, il hausse maintenant les épaules : « C’était traumatisant. Mais, que pouvons-nous y faire ? » Si leur famille semble si calme par rapport à la situation financière, c’est parce que le crédit pour l’appartement et la voiture ont déjà été entièrement remboursés. La grande question : leurs enfants doivent-ils rester ou partir ?

Alvaro a étudié une année à Munich et aimerait retourner en Allemagne. « C’est ironique », dit-il en rigolant. « Il y a quarante ans, quand l’Espagne était vraiment pauvre, les gens partaient pour l’Allemagne afin de travailler dans la construction ou dans des restaurants. Maintenant, je veux me rendre en Allemagne pour les mêmes raisons, sauf que je suis bien trop éduqué pour ce genre d’emploi ». Même si le jeune adulte n’a rien contre le fait d’exercer un travail manuel, il reste sceptique quant à ses chances d’obtenir un emploi stable : « Quel employeur voudrait embaucher quelqu’un avec un master pour être serveur ou vendeur ? Ils demanderont plus d’argent que l’employeur ne peut fournir ou ne resteront pas longtemps. »
Les parents sont divisés. Jose souhaite qu’ils restent à la maison. Carmen estime, elle, qu’« ils devraient quitter l’Espagne. Il n’y a rien pour eux ici », confie-t-elle. « Mes enfants sont des citoyens du monde, ils peuvent aller et vivre n’importe où. » Alvaro pense aux Etats-Unis. Sa mère préfère l’Amérique du Sud, un pari plus sûr. « Au Pérou ou au Chili… Que penses-tu de l’Argentine ? Non, » rigole-t-elle. « C’est un endroit rempli d’Italiens qui pensent être Anglais mais parlent espagnol ! »

Une crise de l’emploi sans fin

[image:5,s]Quand la crise des crédits a éclaté en 2008, l’Espagne n’était pas encore endettée. Mais lorsqu’elle a imposé les travailleurs plus fort que n’importe qui, n’importe où dans le monde développé, l’économie espagnole a reculé de 3,7%  et le taux du chômage a presque doublé : plus 6,8% selon l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Aucun autre pays n’a autant perdu. En comparaison, aux Etats-Unis, l’économie perdait 2,5% et le marché de l’emploi, environ 3,9%. 

La raison est double, si l’on en croit Steven Tobin, économiste à l’Institut Internationale d’Etude du Travail (ILO). « L’Espagne a souffert de deux crises simultanément. En 2008, en plus d’une crise financière, une autre était en préparation. Les chantiers sur lesquels se basait l’économie espagnole se sont arrêtés. » L’Espagne est la Floride européenne. Pendant les trente dernières décennies, le style de vie espagnole et les quelques 5000 km de côte entre la Méditerranée et l’Océan Atlantique ont fait du pays, l’endroit idéal où passer sa retraite pour beaucoup d’Européens.

Durant les vingt années précédant la crise, 2/3 des nouveaux investissements étaient liés à la construction. 1/3 des nouveaux emplois étaient créés dans l’industrie. Après 2008, les chantiers ont été interrompus. Plus de 35% des ouvriers avaient des contrats de courte durée et pouvaient, ainsi, facilement être renvoyés. De plus, des contrats de courte durée signifiaient une contribution à l’assurance chômage plus réduite et donc, des aides plus faibles.

Les Espagnols peuvent toucher près de 60% d’un salaire moyen, pendant deux ans. Mais cela reste un point contesté par beaucoup, car les années de chômage défilent plus vite qu’ils ne le veulent. D’après l’ILO, plus de 60%  des travailleurs au chômage le qualifie de « long terme ». La seconde raison à cette constante diminution des emplois vient de la première. « Pendant le boom de l’immobilier, des gens ont arrêté leurs études, ce qui a mené à un cercle vicieux. Aujourd’hui, la force de travail espagnole n’a plus les mêmes compétences. » On comprend donc ainsi pourquoi le taux de chômage continue de grimper, alors même que les exportations ont gagné 10% l’an dernier. 

GlobalPost/Adaptation Antoine Le Lay pour JOL Press

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