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Interview : Catherine Withol de Wenden et la question des migrations dans le monde

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Le 15 janvier est la journée mondiale du migrant et du réfugié, elle suit de près la journée internationale des migrants (18 décembre) et précède la journée mondiale du réfugié (20 juin). Comme le montre ces différents évènements, la question migratoire est devenue, sur le tard, un enjeu essentiel dans les relations internationales et un objet d’études et de recherches. Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche CNRS au Centre d’études et de recherche internationales de Sciences Po (CERI), est une véritable pionnière en la matière. Son dernier livre, « La question migratoire au XXIème siècle » ( SciencesPo. Les Presses, 272p), tente de nous en exposer les grands lignes et les enjeux, présents et à venir.

Deux grandes vagues contemporaines

Question : Deux grandes vagues de migrations ont marqué selon vous, la période contemporaine : celle qui s’est déroulé de 1880 à 1930, et celle que nous vivons actuellement et qui a débuté pendant les années quatre-vingt. Quels furent les facteurs déclenchant de la première ?

Catherine Wihtol de Wenden : La première grande vague de migration est née de l’essor du capitalisme industriel en Occident. Celui-ci nécessite de la main d’œuvre alors même que le contexte est au déclin démographique notamment en France ou aux Etats-Unis. Dans le même temps, le besoin de peuplement du « nouveau monde » s’accélère. C’est vrai pour le Canada et les Etats-Unis mais aussi pour le Mexique, le Brésil, l’Argentine ou l’Australie. Les migrants sont alors surtout des européens pauvres ou ruraux qui cherchent ailleurs une vie meilleure. Dans le même ordre d’idée, la France enverra des nationaux pour peupler l’Algérie qui deviendront les « Pieds-Noirs ».

Cette vague est en quelque sorte une première mondialisation de la présence européenne.

Question : Qu’est-ce qui explique la seconde vague ?

Catherine Wihtol de Wenden : La deuxième vague, qui se poursuit encore aujourd’hui, débute dans de nombreux endroits mais pour des raisons fort différentes. La chute du Mur de Berlin provoque une migration est-ouest. La politique de l’enfant unique en Chine incite les Chinois qui désirent plus d’un enfant à quitter leur pays. En Afrique, les conflits, les famines, la monétarisation de l’économie, et l’urbanisation créent de nouveaux candidats à l’émigration. De façon générale, le passage de la campagne à la ville est un facteur majeur, car il est un prélude « naturel » vers la migration internationale. On multiplie son salaire par dix en s’installant en ville et encore par dix en migrant au Nord.
Enfin, c’est aussi la période où la délivrance de passeport se généralise. Les pays de départ qui avaient tendance à retenir leur population comprennent petit à petit les bénéfices qu’ils tireront des migrants.

3% de la population mondiale est migrante

Question : Comment la vague actuelle a-t-elle évolué jusqu’à à aujourd’hui ?

Catherine Wihtol de Wenden : Contrairement aux idées reçues c’est un phénomène lent et continu qui n’a rien d’une invasion ou d’une conquête. Et en termes de composition, ce ne sont pas les plus pauvres qui partent, en tout cas pas encore. En Inde par exemple, les habitants des bidonvilles de Calcutta ne sont pas encore candidats à l’émigration.
Aujourd’hui, on compte près de 220 millions de migrants dans le monde, soit 3% de la population mondiale. Et ce chiffre continuera d’augmenter dans les années à venir.

Question : Quel regard les pays de départ portent-ils sur l’émigration de leurs ressortissants et quelle influence ces Etats tente-t-il d’exercer sur ce phénomène ?

Catherine Wihtol de Wenden : Les pays de départ ont une image positive des migrants. Cette population engendre, sous la forme de transferts de fonds, une manne extraordinaire qui représente jusqu’à quatre fois l’aide au développement. Ainsi pour le Mali, la Mauritanie, le Sénégal ou les Philippines, ces transferts sont d’une importance fondamentale. D’autre part, les pouvoirs en place profitent d’autant plus de ces transferts qu’ils atténuent et contiennent le mal-être de la population locale et donc le risque de contestation sociale.
D’autres bénéfices sont induits par l’existence d’une diaspora. Un pays comme l’Erythrée, autrefois totalement absent de la carte diplomatique, s’affirme désormais à travers sa politique diasporique. Les communautés érythréennes en Allemagne ou en Italie donnent une visibilité nouvelle au pays d’origine.
Les migrants potentiels font également l’objet d’un chantage diplomatique de la part des pays de départ qui n’hésitent pas à monnayer une politique d’émigration plus stricte contre des infrastructures ou des titres de séjours pour les très qualifiés. C’était par exemple le cas de la Lybie qui avait accepté de contrôler plus fermement les départs de ses ressortissants vers l’Italie en échange de la construction d’une autoroute.

Question : A l’inverse, quel est l’attitude des pays d’accueil ?

Catherine Wihtol de Wenden : Les pays d’accueil ont un regard souvent très négatif de l’immigration. On le voit bien en Europe. Les opinions publiques sont très rétives car elles lui associent de multiples dangers (emploi, délinquance, citoyenneté). Les Etats également, mais pour d’autres raisons : en premier lieu parce que l’immigration transfrontalière remet en cause leur souveraineté, leur pouvoir, et jusqu’à leur place dans les relations internationales. En effet, à partir du moment où l’Etat se trouve incapable de contrôler ses frontières, incapable de gérer les flux dans son propre pays, et se trouve à la merci de décisions individuelles ou de réseaux, quelle est la réalité de son pouvoir ?

La souveraineté du pays d’accueil remise en cause

Question : C’est effectivement l’un des thèmes phare de votre livre, le constat que les migrations internationales érodent deux piliers du système international : la souveraineté (l’Etat) et la citoyenneté (la nation). Expliquez-nous ?

Catherine Wihtol de Wenden : La souveraineté est érodée par la remise en cause du bien-fondé des frontières, que ce soit par les Droits de l’homme, l’économie libérale, la démographie ou par les migrants eux-mêmes. La frontière est l’un des derniers symboles de l’Etat. En l’ignorant, les migrants la font disparaître et avec elle l’Etat lui-même. C’est d’ailleurs pourquoi l’Etat se met en scène pour bien montrer qu’il maîtrise ses frontières. Que ce soit Berlusconi à Lampedusa ou  Eric Besson à Sangatte, chacun souhaite montrer sa force, son autorité, son pouvoir. Mais ces mises en scènes sont factices. Les frontières ont déjà disparu  pour ce qui concerne les biens, l’argent, ou l’information. Internet ou la télévision satellite font fi des frontières. Il ne reste que les personnes à ne pas pouvoir circuler librement. Encore que les personnes aient des droits. Et les institutions européennes se chargent bien de le rappeler aux Etats en allant jusqu’à les condamner quand ils l’oublient.

Question : Et pour la citoyenneté…

Catherine Wihtol de Wenden : Avec les migrations, l’identité, la citoyenneté ou la nationalité deviennent de plus en plus floues. Les questions de double (ou de triple) nationalité et par là-même de double (ou triple) citoyenneté ou allégeance se posent désormais avec acuité pour chaque nation.
Ces questions doivent être vues avec plus d’optimisme qu’elles ne le sont. Comme le symbole de la rencontre du monde dans le monde, comme le reflet d’une nouvelle mobilité. La possibilité d’être citoyen ici et là-bas. Citoyen du monde en somme.

Progresser sur la question de gouvernance mondiale

Question : Vous avez une vision très libérale et optimiste des phénomènes migratoires, à rebours du ressenti actuel dans les pays développés ; jusqu’à souhaiter une gouvernance mondiale des migrations…

Catherine Wihtol de Wenden : Il faut valoriser la mobilité. Nous y avons tous intérêt. Elle représente une formidable opportunité d’atténuer les inégalités et les tensions qu’elles engendrent. Imaginez un côté de la Méditerranée où les populations sont toujours plus riches, toujours plus vieilles et de moins en moins nombreuses, et de l’autre des populations toujours plus pauvres, plus jeunes et de plus en plus nombreuses. C’est le scénario catastrophe assuré. Les migrations nous protègent d’une telle issue et contribuent à un rééquilibrage. Il ne faut donc pas souhaiter la fin des migrations, qui serait utopique et néfaste, mais une gouvernance mondiale du phénomène dans une stratégie gagnant-gagnant-gagnant. Pour les pays de départ, les pays d’accueil et bien entendu pour les migrants.

Question : Comment voyez-vous évoluer la question migratoire ?

Catherine Wihtol de Wenden : Elle continuera de monter en puissance en raison de l’augmentation inéluctable du nombre de migrants dans le monde et de la persistance de l’hostilité des partis d’extrême droite à toute immigration. Elle sera LA question essentielle du XXIème siècle en termes de Droits de l’Homme, comparable à ce que fut la question de l’esclavage au XIXème et au XXème siècle. Il faudra sans aucun doute continuer la formation d’espaces de libre-circulation (il en existe 22 aujourd’hui) et l’ouverture des frontières au sein de ces zones. Et ainsi aboutir à de véritables systèmes migratoires régionaux tout en progressant sur la gouvernance mondiale.

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