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L’armée ne capitulera pas devant la démocratie

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[image:1,l] La jeune Egyptienne portait un foulard traditionnel sur la tête ainsi qu’un châle -un « abaya ». Elle restait en marge des manifestations et pourtant elle a été attrapée et jetée à terre par la police militaire égyptienne. Elle a ensuite été battue avec des matraques, déshabillée, trainée dans la rue et piétinée par un soldat.

Les dernières cartouches de l’armée

Cette image est devenue un symbôle de la nouvelle révolution en Egypte.

Filmée le 17 décembre et transmise dans le monde entier, l’attaque de cette femme, anonyme, connue simplement sous le nom de « la fille au soutien-gorge bleu », a enragé les jeunes manifestants égyptiens, offensé la vieille garde loyaliste à l’ancien régime et galvanisé la communauté internationale.

Pour de nombreux égyptiens, cette femme, vêtue d’un modeste vêtement islamique, attaquée par des soldats en tenues anti-émeutes, est devenue l’incarnation de la révolte contre l’armée. Pour certains analystes, l’armée serait en train de jeter ses dernières cartes pour contrer l’installation d’une démocratie qui ne la destituerait pas seulement de son pouvoir politique mais également de sa puissance économique.

Considérée comme l’héroïne de la « Révolution du 25 janvier » par de nombreux Egyptiens, pour avoir permis la chute d’Hosni Moubarak, l’armée égyptienne semble désormais hors de contrôle. Cette perception a été confirmée par de nombreux observateurs, la semaine dernière, lorsqu’une unité militaire a attaqué les bureaux d’organisations non gouvernementales occidentales, dans le cadre d’une campagne xénophobe destinée à anéantir, ce que le Conseil Suprême des Forces Armées appelle « les forces invisibles » qui manipuleraient le mouvement pro-démocratie. Accusation ironique lorsque l’on sait que les Etats-Unis accordent une aide annuelle de 1,3 milliards de dollars à cette même armée égyptienne.

Alors pourquoi de nombreux observateurs en Egypte, comme à l’étranger, sentent-ils que l’armée égyptienne est soudainement devenue déséquilibrée ?

La peur d’un gouvernement civil

[image:2,s]Des activistes des droits de l’Homme, des leaders de l’opposition et même des experts de la vieille garde politique et militaire, interrogés par Global Post, s’entendent sur le fait que les élections législatives en cours sont le principal facteur. Nul doute que, après les législatives, le nouveau Parlement voudra placer l’armée sous le contrôle d’un gouvernement civil.

Les nouveaux élus et les candidats aux prochaines élections, du puissant parti des Frères Musulmans aux petits partis laïcs, issus de la révolution, pensent tous que, pour la première fois en soixante ans, il faut revoir intégralement l’utilisation de l’énorme, et secret, budget alloué à l’armée.

Ces leaders des mouvements pro-démocratie, tel Amr Hamzawy, un analyste politique, membre de l’élite  laïque du pays qui a récemment gagné un siège dans le nouveau Parlement, considèrent qu’il est largement temps de prendre le contrôle du vaste pouvoir économique que l’armée exerce. Comme le dit Amr Hamzawy, il faut « le rendre plus responsable ».

En Novembre, quelques jours avant la première des trois phases de scrutin pour l’élection des députés de la Chambre basse du Parlement – la première élection depuis la chute d’Hosni Moubarak – l’armée a choqué les électeurs en essayant, malgré les dispositions constitutionnelles en vigueur, de rendre l’armée indépendante d’un gouvernement civil.

Une proposition spécifique, déposée alors, aurait protégé le budget de l’armée et ses intérêts économiques de tout contrôle du Parlement.

Ces velléités de l’armée ont déclenché une manifestation qui, s’appuyant sur la puissance des Frères Musulmans, a débouché sur un immense rassemblement place Tahrir le 19 novembre. L’armée a montré sa volonté de protéger, de toutes ses forces, ses intérêts. Pendant six jours de conflits, l’armée a tué 40 personnes dans tout le pays.

Hossam Bahgat, directeur exécutif de l’Initiative égyptienne pour les droits des personnes, déclare « Nous avons toujours su que l’armée avait des intérêts à protéger et qu’ils n’accepteraient pas avec enthousiasme de voir leur pouvoir réduit à néant après 60 ans de règne. Nous savions qu’ils voudraient protéger leur droit de véto sur toutes les décisions concernant la sécurité nationale, protéger leur budget militaire et les fonds américains […] Mais nous ne nous attendions pas à ce qu’ils engagent, pour cela, dans un bain de sang. »

L’armée tente de se justifier

[image:3,s]Le 19 novembre, dans les bureaux des organisations pour les droits de l’Homme du Caire, Hossam Bahgat est assis, avec toute son équipe, le long d’une table recouverte de journaux dont les Une affichent notamment les photos de la jeune égyptienne battue par l’armée. Dans le bureau, des montagnes de documents font état d’abus de l’armée. En direct à la télévision, le Conseil suprême des forces armées tient une conférence de presse. Officiellement, il nie tout usage abusif de la force. Hossam Bahgat et son équipe regardent la scène en s’arrachant les cheveux et en criant : « Mensonges ! » 

Hossam Bahgat explique, « les dommages causés sont irrémédiables. Ils vont hanter l’armée pendant de nombreuses années. L’armée égyptienne est en train de devenir l’ennemie de notre révolution. Tout comme l’était Hosni Moubarak, un nouvel obstacle sur notre route pour la démocratie et la justice. »

Et, ajoute-t-il, le comportement de l’armée n’est pas prêt de changer.

« Ils vont faire tout ce qu’ils peuvent pour résister au contrôle des civils. […] Ils ont très peur de ça. Ils paniquent et commettent de plus en plus de crimes. »

L’incompréhension des pays étrangers

Ces critiques à l’égard de l’armée ne proviennent pas seulement de la communauté des protecteurs des droits de l’Homme. Même l’ancien ambassadeur d’Egypte à Washington, Nabil Fahmy, estime que l’armée égyptienne a « sérieusement terni » sa réputation ces dernières semaines.

« Je crois que l’armée doit être extrêmement préoccupée par cela » dit-il en se référant à l’image de cette jeune femme battue et traînée dans la rue. « Cela a sérieusement terni sa réputation, on le remarque dans cette tentative de clarification lors de la conférence de presse. Le pouvoir des images, même d’une seule personne brutalisée, est vraiment dévastateur. »

« Je crois qu’il y a eu un usage excessif de la force, il n’y a pas de doutes à ce sujet […] Et je crois que, peu importent les explications données par l’armée, le point principal est que nous avons tous perdu quelque chose dans cette histoire. »

Comme ambassadeur à Washington pour dix ans, depuis 2008, Nabil Fahmy a été un fidèle de l’ancien régime de Moubarak. En tant que doyen d’un nouveau centre pour les affaires mondiales à l’Université américaine du Caire, il parle avec autorité du rôle futur de l’armée dans une nouvelle Egypte.

Les militaires ne sont pas des policiers

[image:4,s]Nabil Fahmy pense qu’il n’y a pas d’excuses pour justifier un tel recours à la force. Mais il souligne que l’armée n’est pas entrainée comme une force de police et qu’elle est sans doute fatiguée de jouer ce rôle depuis l’année dernière.

« La leçon que tout le monde doit retenir est que l’armée ne devrait pas, à moyen ou à long terme, jouer le rôle de la police. Ce ne sont pas leurs fonctions. […] Je ne suis en aucun cas en train de justifier ce qui s’est passé. Mais ce n’est pas le genre de théâtre d’opérations auquel ils sont habitués. »

En avril, l’armée a commencé à conduire des arrestations en masse des manifestants. L’année dernière, ils ont déféré près de 13.000 civils devant les tribunaux militaires. Les organisations de défense des droits de l’Homme ont alors accusé l’armée de fausses accusations. Les accusés se voyaient le plus souvent nier leur droit à faire appel.

Les manifestantes étaient détenues et des « tests de virginité » étaient effectués sur elles par des officiers en uniforme. Au moins une femme, Samira Ibrahim, a porté le dossier devant la Cour. Selon elle, il s’agissait d’un viol. La semaine dernière, dans un défi inhabituel à l’armée, la Cour égyptienne a entendu le cas et ordonné à l’armée de cesser la pratique du « test de virginité ».

Les tensions se sont accumulées tout l’été pour éclater cet automne et provoquer d’incroyables démonstrations de violence.

Montée des violences en automne

En octobre, la tension a atteint un nouveau degré lorsque 25 manifestants chrétiens ont été tués à Maspero, à proximité du siège de la télévision nationale. Ces manifestations visaient à envoyer un message au gouvernement qui, selon les Coptes, restait indifférent aux attaques contre les Chrétiens et particulièrement à l’incendie d’une de leurs églises.

Cet évènement a été suivi des manifestations de novembre, place Tahrir, durant lesquelles l’armée aurait assassiné 40 personnes en six jours.

Ensuite, mi-décembre, les violences ont éclaté de nouveau lorsque l’armée a tenté de défaire une manifestation se voulant pacifique devant des bâtiments gouvernementaux, place Tahrir. 13 morts se sont ajoutés à la longue liste des victimes.

Global Post a été témoin d’une scène durant laquelle des hommes en uniforme, montés sur le toit d’un bâtiment parlementaire, jetaient des blocs de béton et des cocktails Molotov sur les manifestants. Certains soldats faisaient des gestes obscènes et une vidéo montre un militaire en uniforme urinant sur les manifestants depuis le haut du toit.

Les activistes des droits de l’Homme, comme Hossam Bahgat, peuvent difficilement faire face aux nombreuses plaintes de civils devant l’évidence de la violence de l’armée, et le nombre de morts augmente considérablement. Hossam Bahgat se dit très frustré de voir que les Etats-Unis ne semblent pas vouloir user de leur grande influence sur l’armée égyptienne pour mettre fin aux violences.

Les Etats-Unis, moteur de la stabilité régionale

[image:5,s]« Les Etats-Unis peuvent entrer en contact avec les généraux de notre armée qui ont des relations étroites avec les chefs de l’armée américaine. »

« Mais peut-être les Etats-Unis ont-ils réalisé que leur influence n’était pas sans limites. Ils vont donc user de cette force sur les points qui les intéresse le plus. Et ce sont les mêmes que pendant le règne de Moubarak : la stabilité régionale, la paix avec Israël. Malheureusement, nous voyons les Etats-Unis devenir otage de cette vieille notion de stabilité, qui veut que la brutalité ne dérange pas tant qu’elle ne nuit pas à la stabilité. Ils semblent oublier que c’est dans la brutalité que naissent les prémices d’instabilité.

Bien sûr, les Etats-Unis ont beaucoup en jeu dans leurs relations avec l’armée égyptienne, un allié clé dans une région où le soi-disant « Printemps Arabe » a réveillé des forces pour le changement. Les Etats-Unis sont aussi les garants des accords de Camp David entre Israël et l’Egypte, en 1979, considérés comme un pilier de la stabilité régionale.

Mais la nouvelle Egypte est un enjeu pour l’armée de 350 000 hommes. Elle doit tout particulièrement défendre son 1,3 milliards de dollars d’assistance annuelle des Etats-Unis et son entreprise économique tentaculaire qu’il aide à supporter.

La puissance économique de l’armée

Le nouveau député, Amr Hamzawy, comme d’autres, estiment que l’armée contrôle environ 30% des 180 milliards d’économie égyptienne. D’autres, plus conservateurs, dont Mohamed Kadry Said, un ancien général et analyste militaire pour le Centre Al Alhram pour les Etudes Politiques et Stratégiques, estime ce chiffre à 8% du PIB. Les diplomates occidentaux du Caire pensent que le chiffre exact devrait se trouver entre ces deux estimations.

Personne ne connait réellement l’étendue précise des intérêts économiques de l’armée égyptienne car les régimes successifs se sont assurés du secret de cette information.

Mais un aperçu de cette donnée a peut-être émergé la semaine dernière, lorsque les médias d’Etat ont déclaré que l’armée avait prêté 1 milliard à la banque centrale du gouvernement égyptien pour l’aider à soutenir sa monnaie chancelante. Combien d’armées dans le monde peuvent se permettre d’aider financièrement leur gouvernement ?

De nombreux membres de gouvernements, anciens et actuels, Américains et Egyptiens, interrogés à Washington ou au Caire disent tous que l’armée et son portefeuille économique sont comme une « boîte noire » selon l’expression d’un ancien officiel américain.

Global Post a interrogé plus d’une douzaine d’officiels, dont plusieurs anciens généraux égyptiens et d’anciens et actuels diplomates et attachés militaires, afin d’essayer d’avoir une idée de l’importance de cette donnée.

Une puissance économique difficilement quantifiable

[image:6,s]Les officiels confirment donc que l’armée possède de vastes terrains autour du Caire où de vastes zones résidentielles sont développées et où les officiers résident. Dans le nouveau Caire, un nouveau stade est en cours de construction par l’armée. Les militaires contrôlent également les boulangeries, les terres agricoles, des usines qui fabriquent de tout, des chars de combat aux grille-pains, les hôpitaux et les péages des routes conduisant au très rentable canal de Suez. L’empire économique de l’armée est présent dans tous les recoins du pays. Ils ont même leur propre chaîne de supermarchés.

Sous le régime du président et général Gamal Abdel Nasser dans les années 50, l’armée égyptienne a mis en place des industries nationalisées et, dans les dernières décennies, elle les a transformées en une sorte d’empire économique privatisé. Ce qui a débuté comme un moyen de convertir les généraux à la retraite en cadres et managers de haut niveau pour ces entreprises est devenu, selon un nombre croissant de spécialistes, une culture de la corruption.

L’armée n’abandonnera pas sans se battre

Un de ces spécialistes est Mohammed Okasha. Il vit dans un modeste appartement du Caire et a écrit plusieurs livres sur l’histoire de l’armée.

Pilote décoré pour son action pendant la Guerre de Six Jours, en 1967 et de nouveau en 1973 pendant le conflit avec Israël, commémoré en Egypte comme la « victoire du 6 octobre ». Le général à la retraite était si fier de voir l’armée supporter la jeunesse place Tahrir qu’il s’est lui-même déplacé pour rejoindre la place, quelques jours après les manifestations du 25 janvier.

Sur place, il portait une bannière sur laquelle on pouvait lire « Les combattants du 6 octobre sont avec les combattants du 25 janvier. »

Mohammed Okasha explique avoir toujours été fier de son passé avec l’armée même s’il n’était pas si fier de l’enrichissement de certains grâce à leurs avantages. Désormais, Mohammed Okasha affirme avoir honte de l’armée. Il a regardé, depuis ces derniers mois, avec incrédulité, l’armée sombrer dans la violence et la brutalité et montrer son « vrai visage », celui de l’ancien régime.

« Bien sûr, ils ne veulent pas renoncer à ce pouvoir. Ils n’y renonceront jamais sans se battre. »

L’ancien ambassadeur Nabil Fahmy est plus confiant et pense que l’armée reviendra sur sa première promesse de redonnera le pouvoir à un gouvernement civil après une période d’intérim de six mois. Mais il concède que ce transfert d’autorité impliquera de nombreux défis pour l’armée.

« Je pense que les gens veulent croire en leur armée […] Mais il faudra que le pouvoir soit rapidement transféré à un gouvernement civil. »

GlobalPost / Adapatation Sybille de Larocque pour JOL Press

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