Site icon La Revue Internationale

Le RAB, autorisé à tuer

bishwa_iztema_-visited_dg_rab.jpgbishwa_iztema_-visited_dg_rab.jpg

[image:1,l] « Existe-t-il quelque part dans le monde une force de police pouvant lutter contre le terrorisme sans faire de victimes ? »

La question est purement rhétorique. Celui qui la pose s’appelle Mohamed Sohail et possède le grade de commandant au sein du Rapid Action Battalion (Force d’action rapide), couramment raccourci par ses initiales, RAB. Cette unité paramilitaire d’élite évolue au Bangladesh et se charge de faire appliquer la loi par la force. Les avis divergent à son sujet : certains voient le RAB comme une machine à tuer dont le pays ne peut se passer, les autres comme une machine à tuer tout court.

Le RAB a admis avoir tué au moins 622 personnes depuis sa création en 2004. Le nombre officieux avoisine plutôt les 1000.

Brad Adams, le directeur de la section Asie de Human Rights Watch, décrit l’organisation comme « un escadron de la mort semblable à ceux qui ont pu exister en Amérique centrale, mais avec des costumes de policiers ».

Escadron de la mort ou non, le RAB est désormais soutenu par les États-Unis.

Des cours de rattrapage sur les droits de l’homme

Un câble diplomatique révélé par Wikileaks confirme l’embarras du gouvernement bangladeshi quant aux exactions commises par le RAB. Ce qui n’a pas empêché l’Occident de commencer à travailler en collaboration avec lui. En 2010, les États-Unis refusaient de collaborer avec le RAB, mais Londres avait déjà envoyé des formateurs malgré les mises en garde des associations de défense des droits de l’homme. Depuis, les choses ont changé : sous l’impulsion de l’ambassade américaine, des programmes d’entraînement bannissant la torture et les exécutions sommaires ont été mis en place. Saluant cette nouvelle respectabilité, Washington s’est rapidement débarrassé de ses scrupules pour pouvoir entamer prochainement une collaboration avec les forces paramilitaires locales.

La raison est simple : pour les Américains, le RAB est le meilleur interlocuteur pour lutter contre le terrorisme au Bangladesh. Même les plus farouches détracteurs de l’organisation reconnaissent son efficacité dans la lutte contre l’islamisme radical. Bien informées et libérées de toute forme de contrainte bureaucratique, les forces du RAB ont déjà à leur actif de nombreuses arrestations – ou éliminations – de terroristes djihadistes avérés.

Pour les paramilitaires bangladeshis, ce soutien international est une belle occasion de redorer leur blason. Estimant souffrir d’une mauvaise publicité reflétant mal leur action sur le terrain, les dirigeants du RAB ont accueilli avec enthousiasme ces cours de rattrapage.

Dan W Mozena, ambassadeur des États-Unis au Bangladesh, a remis lui-même les diplômes des 19 soldats nouvellement formés et chargés de créer une cellule d’enquête sur les violations des droits de l’homme au sein du RAB. En leur remettant leurs galons, Mozena les a présentés comme « ceux qui allaient changer l’image du RAB ».

Des « Men in Black » en quête de respectabilité

Car l’image a toujours eu une importance considérable pour cette unité. Revendiquant leur statut de « force d’élite », les hommes du RAB sont choisis parmi les meilleurs éléments de l’armée et de la police.

Mohammed Sohail assume tout à fait cette image élitiste. « Nous choisissons les meilleurs parmi les meilleurs, et nous exigeons le meilleur d’eux-mêmes. C’est ainsi que fonctionne le RAB. »

Ses hommes prennent la devise à la lettre. Habillés en noir des pieds à la tête, avec bandanas et lunettes de soleil, les soldats du RAB cultivent leur look intimidant de « Men in Black ». Armés en permanence, ils patrouillent en groupe dans les rues de Dacca, fusil d’assaut à la main.

Mohamed Sohail est issu de la marine. Placé à la tête du pôle « Médias et Droit », il est chargé de faire oublier l’image d’« escadron de la mort » du RAB. Il insiste en permanence sur la différence entre l’image médiatique et la réalité du terrain. « Imaginez le défi que représente la lutte contre le crime dans un pays comme le Bangladesh… À la création du RAB, en 2004, le pays était hors de tout contrôle. Des groupes d’activistes violents, du trafic de drogue partout, Dacca contrôlée par sept chefs mafieux… »

Certaines parties du pays sont encore difficiles à contrôler pour le RAB. La région de forêt tropicale des Sundarbans, au sud du pays, reste pratiquement inaccessible. Dans ces zones opèrent un grand nombre de trafiquants qui connaissent parfaitement les lieux, rendant toute capture par les RAB extrêmement ardue.

Les « Men in Black » disposent de 8 500 hommes pour couvrir un pays comptant pas moins de 150 millions d’habitants. Trente-quatre membres du RAB ont été tués en opération et plus de quatre cents ont été blessés.

Un mal nécessaire

Pour Nicolas Haque, correspondant d’Al Jazeera au Bangladesh, l’image du RAB sur le terrain n’est pas aussi mauvaise qu’on pourrait le croire : « Les gens se sentent plus en sécurité lorsque ces gars-là sont dans les parages ».

La plupart des gens n’approuvent pas la manière, mais apprécient les résultats et le recul de la criminalité. Pour une brigade aux méthodes aussi musclées, le RAB bénéficie d’une image plutôt bonne. Notamment auprès des travailleurs étrangers qui y voient un gage de sécurité.

Sultana Kamal, directrice de Ain o Salish Kendra (ASK), une ONG de défense des droits de l’homme, préfère déplorer la situation du pays que l’action du RAB : « Au Bangladesh, certaines personnes se sentent réellement au-dessus des lois. Au moins avec le RAB, ils réfléchissent à deux fois avant de commettre des crimes. Évidemment, il y a un problème : la façon dont est gérée la criminalité par les forces spéciales. Dans notre Constitution, il y a des directives sur les prérogatives de la police, et clairement, les méthodes du RAB pour lutter contre la criminalité outrepassent ces règles ».

Des méthodes douteuses

L’une des grandes spécialités du RAB, ce sont les « échanges de tirs ». C’est de cette façon que sont présentées toutes les exécutions sommaires de criminels commises par les membres de l’unité. Les journaux bangladeshis ne s’y trompent plus. Chaque utilisation du terme « échange de tirs » est désormais mise entre guillemets pour bien faire comprendre qu’on a affaire à une élimination réalisée hors du cadre légal.

Sultana Kamal, comme le reste de la population, ne nourrit guère d’illusions quant à la nature des « échanges de tirs » : « Personne n’imagine une seconde qu’il y a eu une fusillade. On sait comment ça se passe : une escouade du RAB arrive et tire sur les criminels présumés. Ils estiment que c’est la seule façon de combattre le crime organisé, mais ce n’est pas l’avis de tout le monde… »

Autre critique récurrente : l’usage de la torture. Les corps retrouvés après les « échanges de tirs » sont souvent retrouvés avec des marques de mauvais traitements. Quant aux chanceux qui ont survécu aux interrogatoires, une grande partie évoque l’utilisation systématique de mauvais traitements tels que les coups de bâton, les électrocutions ou les blessures causées par des clous.

En mars 2010, le photographe Shahidul Alam avait préparé une exposition intitulée Crossfire (tirs croisés). Peu avant l’ouverture, il a reçu un appel de Mohamed Sohail, le porte-parole de la RAB, lui conseillant vivement d’annuler.

La galerie a été fermée avant que l’exposition ne puisse commencer, causant plusieurs vagues de manifestations qui prirent de l’ampleur après que le jeune Limon Hossain, 16 ans, eut été amputé d’une jambe à la suite d’une interpellation musclée par le RAB. Selon Mohamed Sohail, Limon Hossain aurait été coursier pour un membre de la mafia locale.

Après cette affaire Limon, les « échanges de tirs » sont devenus plus rares. En revanche, les disparitions inexpliquées sont de plus en plus nombreuses…

Le RAB et la presse : de l’intimidation au « gagnant-gagnant »

La presse locale s’accommode pourtant bien de cette évolution. Le processus de dédiabolisation opéré par le RAB est bénéfique pour les journaux autant que pour les forces spéciales. Les médias font partie des premiers informateurs du RAB,  qui organise de son côté des arrestations télévisées où les reporters sont aux premières loges pour interroger les criminels et les filmer sous toutes les coutures. Les officiers présentent des conférences de presse théâtrales où la mise en scène est savamment étudiée.

Le commandant Mohamed Sohail participe lui-même à bon nombre de ces « rencontres ». Devant les caméras de télévision, il n’hésite pas à sortir de sa poche un paquet de ya ba, des métamphétamines très prisées au Bangladesh, avant de les brandir devant le visage d’un détenu. Pose triomphante et répliques choisies : « Ce n’est pas de la drogue, peut-être ? »

William Haque, le correspondant d’Al Jazeera, s’est d’abord étonné de cette ouverture aux journalistes. Pour lui, les conférences de presse du RAB ont beau être mises en scène, elles n’en restent pas moins un progrès. « À force, ils s’habituent à répondre aux médias et désormais, il est possible de poser des questions qui fâchent sans trop de problèmes. Y compris sur l’affaire Limon ou les méthodes employées. »

La lutte contre le terrorisme islamiste constitue une excellente vitrine internationale pour le RAB. Mohamed Sohail prend soin de faire la distinction entre les djihadistes et les musulmans pour ne pas se mettre à dos une partie de la population. Lui-même croyant, il n’hésite pas à interrompre les interviews pour prier au commissariat. « Je prie ainsi tous les jours. Et je suis allé à La Mecque. Avoir une religion ou adhérer à une idéologie n’est pas un mal. Mais il faut le faire dans le respect de celles des autres. Sinon… »

Une efficacité reconnue

En 2005, à peine un an après la création du RAB, 500 bombes explosent simultanément à travers le pays. Cette vague d’attentats ne cause « que » deux morts, mais frappe l’opinion publique. Revendiquée par Jama’atul Mujahideen Bangladesh, une branche parente d’Al Qaida, l’opération devient le symbole d’un pays devenu foyer du terrorisme islamiste.

La réponse du RAB sera rapide et radicale. Les chefs de l’organisation, Bangla Bhai et Shaykh Abdur Rahman, n’auront pas le loisir de se cacher pendant dix ans comme Oussama Ben Laden : moins de six mois après les explosions, ils sont capturés par le RAB après une campagne de recherche intensive.

Mohamed Sohail ne cache pas sa fierté en évoquant les statistiques du RAB : « Nous avons confisqué 10 000 armes à feu, arrêté 104 000 personnes et évité que le pays ne se transforme en nouvel Afghanistan. La loi et l’ordre n’existaient pas et tous ces gens que nous avons stoppés auraient pu continuer à tuer quotidiennement sans l’action du RAB. »

La diplomatie américaine estime que le RAB fait partie des réseaux à même de contenir le terrorisme à l’est du Pakistan. Pour certains, il pourrait même se transformer en véritable FBI de l’Asie du Sud-Est. Le commandant Sohail n’est pas de cet avis : « Nous ne serons pas le FBI de l’Asie du Sud-Est. Nous pouvons faire mieux que le FBI. »

GlobalPost/ Adaptation Emmanuel Brouse pour JOLPress

Quitter la version mobile