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Taxer les transactions financières: Tobin or not Tobin?

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[image:1,l]Le vendredi 6 janvier 2012, le président Nicolas Sarkozy a repris à son compte l’idée d’une « taxe Tobin », une micro-taxe sur les transactions financières, et a indiqué, qu’à défaut d’un accord au niveau de l’Union européenne, de la zone euro ou entre quelques « pays pionniers », la France pourrait montrer l’exemple et adopter une telle fiscalité unilatéralement.



On estime généralement qu’une taxe Tobin à un taux « raisonnable » appliquée par une majorité de pays de l’OCDE rapporterait de nos jours près de 25 milliards d’euros par an. Cette taxation serait conforme aux canons de l’orthodoxie fiscale : une base fiscale très large où l’on applique un taux très faible. De plus, les progrès techniques sur les marchés des changes autorisent un coût de collecte assez réduit, du moins si les principaux acteurs jouent le jeu. 


La « taxe Tobin », le talisman des altermondialistes


Pas une manifestation anti-mondialisation, lors d’un sommet du G7 puis du G8 ou du G20, sans les slogans « Tobin, oui ! », « Tobin, tout de suite ! ». Depuis les années 90, la « taxe dite Tobin » est d’abord devenue le cri de ralliement des opposants à la mondialisation ultra-libérale, des tenants de l’alter-mondialisme, dont l’objectif est de modifier la répartition des ressources et, notamment, de prendre l’argent, là où il serait, sur les marchés financiers, en captant une partie des profits réalisés à chaque transaction. Sur le papier, les recettes pourraient être considérables, même avec un taux d’imposition marginal et, pour les pionniers de ce retour en grâce, les ressources collectées devaient aller directement à l’aide au développement des pays les moins développés.


Taxation de toutes les transactions financières et affectation prédéfinie des ressources, James Tobin, économiste libéral, ne reconnaissait pas son bébé. Un an avant sa mort, en 2001, il s’était publiquement offusqué de l’utilisation intempestive faite de son nom. Le prix Nobel d’économie américain entendait se désolidariser de ces conceptions, qu’il estimait en contradiction avec la théorie qu’il avait développé, la véritable « taxe Tobin » en bonne place dans l’histoire de la théorie économique. Farouche partisan du libre-échange, il ne souhaitait pas cautionner un dispositif qui, selon lui, portait atteinte à ses principes fondamentaux.    


La taxe Tobin vue par James Tobin


Né en 1918 à Champaign dans l’Illinois, James Tobin est adolescent quand la crise de 1929 éclate et son père, journaliste, comme sa mère, assistante sociale, veillent à ce qu’il constate de lui-même les dégâts provoqués par l’effondrement du système financier. Cet apprentissage à la dure fera naître chez lui une passion pour l’économie et un attachement à la doctrine keynésienne. Le 13 octobre 1981, les élèves de l’université de Yale arboraient fièrement des tee-shirts avec la lettre Q. Q pour « Q de Tobin », un ratio sophistiqué fondamental pour les décisions d’investissement mis au point par leur professeur, James Tobin auquel venait d’être décerné le prix Nobel d’économie. Vingt ans plus tard, c’était les militants altermondialistes qui défilaient avec des ballons « Tobin oui », faisant de lui l’un des économistes les plus populaires. Mort il y a dix ans en 2002, il est devenu une référence à gauche, comme à droite. La raison : l’idée d’une taxe dont les principes n’ont cessés d’être détournés, mais qui a conservé son nom, comme une sorte de talisman ou la garantie d’une bonne conscience.  


Taxer les opérations de change


Aux débuts des années 1970, le système monétaire international, né à Bretton Woods en 1944, a été abandonné. A la même époque, on constate une envolée de la volatilité sur le marché des changesJames Tobin propose, en 1972, de ralentir les mouvements spéculatifs sur le marché des devises par une micro-taxe sur les transactions de court terme. Concrètement, il suggère une taxation des opérations de change par un prélèvement de l’ordre de 0,05% à 1%. Dans son esprit, cette mesure revêt un objectif principal : desserrer la contrainte monétaire internationale qui pèse sur la gestion de l’économie réelle dans un contexte de changes flexibles.


Décourager la spéculation


Par exemple, la banque centrale d’un petit pays est obligée d’augmenter les taux d’intérêt pour faire face au retrait rapide des placements à court terme sur la monnaie nationale, avec de graves conséquences sur l’économie. Il s’agirait de décourager les transactions à court terme, les rendre moins rentables, pour réduire la volatilité des taux de change.
Des opérations du type « aller-retour » sur une monnaie seraient plusieurs fois taxées et donc découragées par rapport aux positions « longues », jugées plus souhaitables. La taxe serait donc un moyen moins contraignant que les mesures de contrôle des changes traditionnelles pour freiner la mobilité des capitaux.


Protéger l’économie réelle


La volatilité des taux de change est coûteuse en bien-être pour de nombreux acteurs de l’économie. Comme le disent souvent les industriels : « peu importe pour nos exportations le niveau de l’euro par rapport au dollar, pourvu qu’il soit stable ».
Le but de la taxe est donc de « jeter du sable », selon l’expression de Tobin, dans les rouages financiers internationaux, nullement de briser ces derniers.


En bonus : financer le développement des pays pauvres


Les revenus ainsi collectés seraient versés à la Banque Mondiale, étant entendu que, pour Tobin, il ne s’agissait là que d’un à-côté du dispositif, l’utilisation des revenus de la taxe n’ayant jamais fait l’objet d’une réflexion approfondie. On est donc dans une logique de « double dividende » : un système financier plus performant et des fonds supplémentaires pour l’Aide publique au développement (APD). Les mouvements altermondialistes se sont approprié la taxe Tobin en faisant de ce dernier point, le cœur même du dispositif. De facteur de régulation et de stabilisation, le procédé devient alors outil de ponction financière et de redistribution. 


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Dans le discours des partisans de la taxe Tobin, comme dans celui de ses adversaires, on a parfois l’impression qu’établir une « taxe Tobin » et ainsi taxer les transactions financières serait un procédé nouveau, un puit de ressources inédites – et même illimitées. C’est feindre d’ignorer que les transactions financières ne sont jamais gratuites – ne serait-ce parce que des commissions non négligeables sont d’ores et déjà  perçues sur chaque opération, mais pas seulement.


Une « taxe Tobin » dans un seul Etat n’est pas une taxe Tobin


L’originalité d’une « authentique » taxe Tobin résiderait dans sa dimension supranationale, et sa vocation universelle. C’est à tort, et à des fins de propagande, que l’on utiliserait le terme de « taxe Tobin » à l’échelon d’un seul pays.


Il existe à travers le monde des taxations spécifiques des transactions financières, qu’il s’agisse d’une taxation des transactions de devises ou de titres. Mais, jusque-là, celles-ci ont toujours été conduites dans un cadre national et de manière unilatérale. D’après un rapport du FMI, datant de mars 2011, l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, la Corée du Sud, les Etats-Unis, Hong-Kong, l’Inde, l’Italie, le Royaume-Uni, Singapour, la Suisse et Taïwan disposent de taxes unilatérales sur les transactions financières, à des taux et des degrés divers.


La possibilité d’instaurer à l’échelle nationale une taxe sur les transactions financières n’est donc pas à démontrer. Dans les exemples suivants, un seul correspond à l’esprit de la taxe Tobin telle que définit par James Tobin en 1972, et a véritablement pour objet de prévenir la spéculation contre sa devise : c’est l’IOF introduite au Brésil en octobre 2009. Les autres exemples sont, de fait, des impôts de bourse, sans ambition autre que de collecter des fonds venant enrichir les finances de l’Etat.


L’ « Impôt sur les Opérations Financières » (IOF) : une authentique taxe Tobin à la brésilienne


Le lundi 19 octobre 2009, le ministre des Finances brésilien du gouvernement du président Lula a annoncé, peu avant la fermeture des marchés financiers locaux, la mise en place d’un « Impôt sur les Opérations Financières » (IOF) de 2% grevant les entrées de capitaux. Cette mesure a été publiée dans le Journal Officiel du lendemain et a pris effet immédiatement.
La taxe concerne les investissements de portefeuille, tant en rente variable (marché boursier) que fixe (bons). La taxe ne s’applique qu’une seule fois, à l’entrée des capitaux dans le pays et n’affecte pas les mouvements entre différents actifs au sein des marchés financier et de capitaux brésiliens. D’autre part, les investissements directs étrangers en sont exemptés.


Cette décision est intervenue alors que le Brésil connaissait, depuis plusieurs mois, d’importantes entrées de capitaux et une forte appréciation du real contre le dollar. Le pays avait bénéficié, notamment, d’un optimisme croissant concernant la reprise de l’économie brésilienne, en sortie de crise. Dans ce cadre, entre le 1er janvier et le 19 octobre 2009, le real s’était apprécié de 26,7% contre dollar et l’indice boursier BOVESPA avait augmenté de 79%.


Stamp DutyReserve Tax britannique, un impôt de bourse


La Stamp Duty Reserve Tax (SDRT) ou droit de timbre, en vigueur au Royaume-Uni, est un autre exemple de taxation des transactions financières, en l’occurrence l’achat d’actions. La première version de ce droit de timbre a été instaurée en 1808, soit plus de 150 ans avant que ne naisse le principe de la taxe Tobin sur les transactions monétaires. En 1963, des modifications y ont été adoptées et le taux de la SDRT est passé à 2%. Dans les années qui ont suivi, le taux a fluctué entre 1 et 2%, avant d’être rabaissé en 1984 à 1% et d’atteindre aujourd’hui 0,5%.
Mais, le code fiscal britannique exonère de cette taxe tous les intermédiaires financiers, y compris les banques d’investissements et d’opérateurs de la City. Cela représente plus de 70% du volume d’opérations de la bourse de Londres. On est loin de l’idée reçue d’une taxe sur les transactions bancaires ou d’une taxe sur la spéculation.
Avantage de la SDRT : 40% des revenus qu’elle génère proviennent de la taxation des résidents étrangers parce que la taxe est due, que la transaction ait lieu au Royaume-Uni ou à l’étranger, et que les deux parties soient résidentes au Royaume-Uni ou pas.
Cette taxe rapporte environ 5 milliards d’euros par an.


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Cantonnée, au début du siècle, aux altermondialistes, à la gauche de la gauche, l’adhésion aux objectifs d’une taxe Tobin fait désormais l’objet, comme tend à le montrer le débat né de la proposition de Nicolas Sarkozy, le vendredi 6 janvier 2012, d’une large adhésion au moins sur l’échiquier politique.
Les discussions portent davantage sur les modalités de la mise en œuvre, la territorialité, l’assiette de la taxe et son taux : en France seulement, ou à l’échelle européenne, pour toucher quelles transactions financières ? 


La crise et le rôle du système financier dans cette crise ont brisé un tabou


A défaut de pouvoir contrôler les marchés, pourquoi ne pas tenter d’en profiter ?


Lors de son premier discours de Toulon, le 25 septembre 2008, Nicolas Sarkozy pose, sans l’annoncer ouvertement, les bases de l’intervention politique sur les marchés. «L’idée de la toute-puissance du marché qui ne devrait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle», déclare-t-il. En septembre 2010, il annonce, à la surprise générale, vouloir taxer les flux financiers. « Pourquoi attendre? », s’interroge-t-il à la tribune de l’ONU. « J’essaierai, pendant l’année de ma présidence du G20 et du G8 de promouvoir l’idée des financements innovants ». L’objectif de cette initiative est de « faire participer la finance à la stabilisation du monde ».


Le risque de voir le marché se rebiffer : l’exemple suédois


C’est l’exemple favori des opposants à toute taxation des transactions financières à une échelle autre globale… l’expérience solitaire de la Suède dans les années 80.


En janvier 1984, la Suède du premier ministre socialiste Olaf Palme a introduit une taxe de 0,5% sur l’achat ou la vente de titres de capitaux propres. Ainsi, une opération complète, achat et vente, était soumise à une taxe de 1%. En juillet 1986, le taux en est doublé. En janvier 1989, une taxe considérablement moins élevée de 0,002% est introduite sur les titres à revenu fixe et leurs dérivés ayant une échéance inférieure ou égale à 90 jours.


Ces taxes ciblées visaient seulement les transactions effectuées à travers les opérateurs de marché suédois. Elle ne s’appliquait pas aux transactions internationales effectuées par des résidents suédois, même si elles concernaient des actifs nationaux.


Les revenus générés par ces taxes ne furent pas à la hauteur des espérances. Les prévisionnistes estimaient à 1,500 millions de couronnes suédoises le profit escompté de la taxe sur les titres à revenu fixe, ils n’ont jamais dépassé les 80 millions de couronnes et ont été en moyenne de 50 millions. A l’annonce de l’instauration de cette taxe, la bourse a perdu 2,2% mais des fuites avaient déjà entraîné, dans le mois précédent, un recul de 5,53%Le volume d’opérations taxables s’est effondré – la chute fut de 85% lors de la première semaine qui suivit l’établissement de la taxe sur les titres à revenu fixe. La conséquence la plus flagrante fut la hausse des taux auxquels la Suède empruntait sur le marché des obligations d’Etat.


Le 15 avril 1990, la taxe sur les titres à revenu fixe fut abolie et les autres taxes sur les transactions financières ont connu le même destin à la fin de l’année 1991. Après ces suppressions, le volume de transactions est reparti à la hausse, une hausse conséquente tout au long des années 1990.


Pourquoi la France a-t-elle supprimé son impôt de bourse le 1er janvier 2008 ?


Institué en France en 1893, l’impôt sur les opérations de bourse était un impôt proportionnel qui frappait les opérations d’achat et de vente, au comptant ou à terme, de valeurs en bourse, notamment les actions.
En 2006, son taux était de 0,3% sur la fraction de l’opération inférieure à 153 000 euros, et de 0,15% sur la fraction qui excède cette somme, ainsi que sur les opérations de report.
Un abattement de 23 euros était pratiqué à chaque opération (soit une exonération pour les transactions inférieures à 7 666,67 euros). Le montant dû était lui plafonné à 610 euros (soit un impôt dégressif pour les transactions supérieures à 203 333,33 euros). Il existait, par ailleurs, un certain nombre d’exonérations.
Acquitté par les intermédiaires boursiers au Trésor Public, l’impôt sur les opérations de bourse a rapporté en 2004 à l’État 203 millions d’euros, prélevés sur les personnes physiques et morales opérant en bourse.


Un amendement au projet de loi de finances pour 2008 a supprimé cet impôt au 1er janvier 2008. Dans la lutte acerbe que se livrent les places financières en Europe et à travers le monde, l’idée était sans doute de donner un avantage supplémentaire à la Bourse de Paris et retarder sa marginalisation complète.


Quatre ans plus tard, si la France ne parvenait pas à convaincre ses partenaires européens de la suivre dans l’instauration d’une « taxe Tobin » à l’échelle du continent ou de la zone euro et que Nicolas Sarkozy entendait « montrer l’exemple », n’assisterions-nous pas alors, dans un premier temps au moins, à une simple résurgence de fait de cet impôt de bourse ?


La difficulté avec les impôts, c’est qu’il est toujours plus facile de les abolir que de les rétablir. De là où il est, James Tobin doit assister à tout cela avec beaucoup d’intérêt…

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