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Julien Wagner : «L’intégration, une question taboue»

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JOL Press : pourquoi critiquez-vous le modèle d’intégration assimilationniste à la française ? 

Julien Wagner : ce que je critique particulièrement dans le modèle d’intégration assimilationniste, tel qu’il est pratiqué en France, c’est son approche idéologique qui nie l’existence de communautés d’origine. Cette conception républicaine et assimilationniste interdit de raisonner en termes de minorités ethnico-culturelles. Cette posture qui se veut protectrice, mais qui se résume souvent à une position purement incantatoire, est très préjudiciable. Parce qu’elle est source de déni et d’aveuglement, d’où le titre de mon livre.

Quelles sont les conséquences de ce blocage ?

Julien Wagner : en  premier lieu, la posture française rend aveugle aux questions de ségrégation (scolaire, spatiale) et de discriminations (logement, emploi, discriminations indirectes), ainsi qu’à leurs corollaires, la surreprésentation des minorités dans l’échec scolaire et dans la délinquance.

En second lieu, elle engendre des transferts compensatoires, en cristallisant les débats de façon excessive sur des questions annexes, telles que l’islam ou l’immigration. Or, parler continuellement de l’islam ou de l’immigration, ce n’est pas parler d’intégration. Cela empêche même de le faire.

Quelle est la situation dans les autres pays du monde confrontés aux problèmes de l’intégration ?

Julien Wagner : tous ces problèmes existent dans de nombreux pays, mais ils n’y sont pas autant tabous et peuvent donc être discutés. Par exemple, et même si les contextes sont fort différents, le 6 mars dernier, un rapport du Département de l’éducation aux Etats-Unis a révélé que les élèves noirs ou hispaniques subissaient des inégalités très fortes en matière éducative, comparativement aux élèves blancs. Ils disposent notamment de professeurs moins expérimentés, d’un accès limité aux meilleures écoles, ainsi que de punitions plus nombreuses. Arne Duncan, ministre de l’Education américain, a réagi en ces termes : « Ce qui est certain, c’est que pour trop d’élèves de couleur, la réalité de l’école, c’est la violation du principe d’équité, au cœur du modèle américain ». J’aimerais entendre cette phrase dans la bouche d’un candidat à l’élection présidentielle en France.

Ce constat d’inégalités en matière éducative a-t-il suscité une polémique outre-Atlantique ?

Julien Wagner : certes, les résultats de cette étude ont créé la polémique et nourri le débat. Débat que l’on peut résumer ainsi : dans quelle mesure ces résultats sont-ils dus à la discrimination, à la ghettoïsation ou au racisme ? Dans quelle mesure sont-ils dus à d’autres facteurs ?

En France, c’est la possibilité même de réaliser une telle étude qui mérite un débat ! Les statistiques dites « ethniques » y sont interdites. Ce politiquement correct finit par masquer les problèmes… et donc empêcher de les régler.

Selon vous, le refus d’aborder sereinement la question serait donc une « exception française » ?

Julien Wagner : dans la campagne présidentielle française, le « problème des banlieues » n’est abordé que de façon détournée au travers de questions plus ou moins instrumentalisées, comme celles du halal, de l’immigration ou de l’autorité. Or aucune des réponses qui pourront être apportées ne règlera la question de la relégation des Français d’origine maghrébine ou sub-saharienne dans la République. En refusant d’aborder le problème de fond, on se leurre et on s’égare.
A preuve, les politiques de lutte contre les discriminations, de lutte contre l’échec scolaire en banlieue, de promotion de la diversité, ou de discrimination positive sont étonnamment absentes du débat public dans ces présidentielles. Comme elles l’étaient déjà auparavant. On peut se demander pourquoi les partis de gauche dans notre pays ne mettent pas ces questions franchement sur la table. La droite de son côté a certes initié ces dernières années quelques timides mesures, en réponse aux émeutes de 2005, mais sans le courage nécessaire et en restant le plus souvent à des niveaux « cosmétiques ».

Pouvez-vous citer des exemples d’actions politiques qui ont été bénéfiques à l’intégration?

Julien Wagner : au Brésil, société métissée par excellence, et qui s’est longtemps pensé de façon idéalisée comme un pays post-racial, la remise en cause a été énorme. La surreprésentation des Brésiliens noirs ou indiens dans les statistiques de la pauvreté, de l’analphabétisme ou de la délinquance a provoqué une prise de conscience qui s’est traduite par des politiques d’actions positives à leur endroit. Et ceci malgré le fait que la mise en place de mesures adéquates allait être difficile, compte tenu de la problématique gigantesque que représentait la définition de l’appartenance ethnique dans ce pays, où près de cent mots différents peuvent qualifier la couleur de la peau ! Pourtant, en 1995, Fernando Henrique Cardoso (de droite) a initié de telles politiques. Après lui, en 2002,  le président Lula (de gauche) les a amplifiées en mêlant critères raciaux et sociaux. Et notons que Dilma Rousseff (gauche également) a très rapidement déclaré, après sa prise de fonctions en 2011, qu’elle les poursuivrait. 

Et aux Etats-Unis ?

Julien Wagner : aux Etats-Unis, la forme la plus ambitieuse de l’affirmative action est introduite  sous Richard Nixon, en réponse notamment aux vagues d’émeutes raciales qui avaient marqué la période 1964 -1968. Au milieu des années 1990, ces dispositifs ont été stoppés par référendum dans certains Etats, comme la Californie, le Michigan, le Nebraska, la Floride ou l’Etat de Washington. Or, depuis cette abolition localisée, la part des étudiants noirs a chuté dans ces Etats, et parfois même de façon impressionnante, comme en Californie.

Malgré toutes les discussions en cours en Amérique, notamment en réaction à l’étude précédemment citée, un résultat indéniable demeure : depuis l’instauration de l’affirmative action aux Etat-Unis, le nombre de Noirs appartenant à la classe moyenne a quadruplé, tandis que le nombre de Noirs pauvres a diminué de moitié. Et, symbole considérable, le président des Etats-Unis est aujourd’hui un Noir

La France pourrait-elle s’inspirer de ces exemples ?

[image:2,s]Julien Wagner : Je crains que non. En France, les différences entre Français « de souche » et Français d’origine africaine en termes de parcours scolaire, de logement, de revenu, de taux de chômage, de représentation dans la délinquance, sont énormes. Ces questions ne sont pas abordées de front, tel qu’il le faudrait.
La proposition de François Hollande visant à supprimer le mot « race » de la Constitution est symptomatique. Elle se veut le symbole d’une société, non pas post-raciale, mais a-raciale. Elle est certes inattaquable, mais quels résultats concrets doit-on attendre d’une telle mesure ? En restera-t-on encore à l’incantatoire sans aborder les vrais problèmes ?

Décidément, rien ne change en France : certains optent pour le bon sentiment improductif, voire même parfois contre-productif, alors que d’autres agitent les thèmes de l’immigration et de l’insolubilité de l’islam dans la République afin de montrer du doigt une seule et même population, sans jamais la nommer. Mais en attendant, rien n’est fait pour s’attaquer de front à la question pourtant cruciale de l’intégration.

Propos recueillis par Olivia Phélip

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