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«La révolution énergétique est inéluctable»

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[image:1,l] Il y a un an, la catastrophe de Fukushima a ravivé dans l’opinion la peur du nucléaire. Le développement des énergies renouvelables ne va pas non plus sans susciter de nouvelles craintes et oppositions. Au-delà des questions scientifiques et techniques, la transition en cours doit être l’occasion d’un débat, estime Michel Derdevet, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris. Objectif : établir les bases d’une véritable démocratie énergétique qui s’exerce à tous les niveaux, du global au local.

JOL Press : un an après Fukushima, considérez-vous que cet accident nucléaire a profondément modifié les termes du débat sur l’avenir énergétique ?

Michel Derdevet : indéniablement, car un accident de cette ampleur relance le débat sur les questions énergétiques. Sous le choc, l’opinion publique est assaillie par l’émotion et se polarise. Les peurs ressurgissent et, en premier lieu, la peur du nucléaire, entretenue, dans le passé, par les accidents de Three Mile Island aux Etats-Unis et de Tchernobyl en URSS.

JOL Press : n’y a-t-il pas, pour autant, un avant- et un après-Fukushima ?

Michel Derdevet : il y a une différence fondamentale entre les trois accidents majeurs qui ont marqué l’histoire du nucléaire civil : l’amplification médiatique de l’accident de Fukushima est sans comparaison avec les précédents. On a tant parlé du manque de transparence autour de la catastrophe de Tchernobyl. Dans le système de communication verrouillé de l’Union soviétique, il ne pouvait en être autrement. Tchernobyl, c’était dans le monde d’avant, celui d’avant Internet et les réseaux sociaux. La perception des effets de Fukushima fut démultipliée, en live, par les multiples canaux d’information parallèles qui comblèrent le silence, coupable, des Japonais. Le monde est bien désormais le village global qu’on évoque parfois. C’est l’effet-papillon…  

JOL Press : vous parlez, au sujet du nucléaire, de « représentation sociale paradoxale ». Les craintes que suscitent cette énergie et son utilisation civile sont-elles surévaluées ?

Michel Derdevet : il y a quelque part une dimension irrationnelle dans le rapport du citoyen à l’énergie nucléaire. Un accident nucléaire génère des angoisses et des inquiétudes supérieures à tout autre parce que la profondeur et la gravité, dans le temps et l’espace, des effets induits restent méconnues. La rupture d’un grand barrage cause d’énormes dégâts, fait de nombreuses victimes – ainsi, en 1975, deux barrages cédèrent en Chine, après des pluies diluviennes, affectant onze millions de personnes, dont 30 000 périrent instantanément – mais ses effets dans la mémoire collective furent vite estompés. Avec un accident nucléaire, il reste, longtemps, une part d’inconnu et d’irrationnel. Quel est l’espace géographique impacté ? Pour combien de temps ? Et puis il y a l’effet mystérieux des radiations…

JOL Press : dans votre livre, vous relevez que le nucléaire n’a pas le monopole des risques…

Michel Derdevet : Oui, en effet. Il n’existe pas aujourd’hui, sur notre planète, de ressource énergétique parfaite, ne causant aucun impact environnemental ni ne suscitant aucun risque vital pour ceux qui l’exploitent ou en bénéficient.

Chaque année, dans le monde, près de cinq mille mineurs décèdent à causes d’incendies ou d’accidents dans les mines de charbon, notamment dans les pays en voie de développement, qui ne se plient pas aux normes de sécurité minimales requises. En avril 2010, l’explosion de la foreuse Deepwater Horizon de BP, dans le Golfe du Mexique, a tué onze personnes et entrainé la pollution hydrocarbure en mer la plus importante jamais survenue.

Aucune des grandes ressources énergétiques en 2012 ne peut se prévaloir du « risque zéro ».

JOL Press : justement, la notion de « risque », les peurs que ces risques induisent ne pervertiraient-elles pas le débat énergétique ?

Michel Derdevet : Sans doute. L’opinion publique fonctionne aujourd’hui sur le thème du « ni-ni » en matière énergétique. Cela ne concerne pas que le nucléaire. Ainsi, l’éolien est contesté dans l’ouest des Etats-Unis au motif des effets mortifères qu’ont sur les oiseaux les grandes fermes éoliennes. Ailleurs, y compris en France, on débat de l’impact des gaz et huiles de schiste. Les questions énergétiques génèrent de plus en plus de débats, et souvent de blocages.

Si l’opinion publique développe des phénomènes de peur, cela doit être écouté et pris en compte. Il appartient aux responsables politiques, aux entreprises, aux ONG de fournir le plus d’informations possible pour répondre à ces préoccupations. Plus d’information, plus de transparence, plus d’échange pour lancer le débat, un véritable débat ; c’est cela l’enjeu, loin des « obscurantismes » de toute part !

JOL Press : quels sont les termes de ce débat qui doit accompagner, définir ce que vous appelez la transition énergétique ?

Michel Derdevet : nous sommes face à une urgence. Cette urgence, c’est le réchauffement climatique. Nous avons commencé à en prendre conscience il y a 20 ans lors des premières conférences climatiques, à Rio notamment. Aujourd’hui, les effets corrélés, observables aux quatre coins du monde, démontrent qu’il ne s’agit pas d’une utopie scientifique – comme l’affirment parfois certains. Ce réchauffement climatique nous oblige à une transition énergétique.

Là où la situation se complique, c’est qu’en 2012 le débat doit aussi intégrer les éléments liés à la crise économique que nous traversons. Et puis, il y a aussi les dimensions géopolitiques, qui menacent les approvisionnements, et la nécessité de prendre en compte l’épuisement inéluctable des ressources fossiles. Et toujours le risque perçu, ou réel, de telle ou telle énergie

Il faut donc prendre en compte cet ensemble de facteurs et les exposer aux citoyens, y compris parfois dans les éléments contradictoires qu’ils portent. Nous aspirons tous à avoir une énergie disponible, à bas coût et n’émettant pas de carbone. Mais la solution, pour cela, est complexe, et lente à mettre en œuvre. Tous ces critères ne pourront peut-être pas être satisfaits de manière cumulative. Chacun doit en prendre conscience

JOL Press : vous parliez d’urgence. Cette transition, il est indispensable qu’elle soit effective à quelle échéance ?

Michel Derdevet : Il faut commencer par expliquer qu’aller vers une économie décarbonée, cela a un prix, un coût. A ce sujet, considère t’on que le fonctionnement libre du marché permet d’aller vers cet objectif ou, au contraire, existe-t-il d’autres modes plus performants, impliquant, par exemple, un plus grand interventionnisme des puissances publiques pour y arriver ? C’est un des aspects du débat.

Toutes ces questions impactent la rapidité de notre transition qui ne pourra se faire que de manière progressive, étalée dans le temps. Je ne pense pas que l’on puisse avoir un calendrier qui fixe une date, que ce soit 2020 ou 2050. Ce qu’il faut, c’est fixer un cap et s’y tenir même si des ajustements s’avèrent nécessaires en fonction de la situation économique, de l’état de la société et de sa capacité à accepter le changement et à s’y adapter.

JOL Press : justement, pour ce qui est de l’acceptation… Vous appelez aussi à une remise en cause du cadre dans lequel se développe le débat, c’est exact ?

Michel Derdevet : il y a un point essentiel, c’est la question de la compréhension et de la participation du citoyen à ce débat énergétique. Les décisions en matière d’énergie ne peuvent plus être exclusivement pensées par le « haut ». Il faut mettre en œuvre plus de « démocratie énergétique », et le citoyen, de spectateur, doit devenir acteur.

JOL Press : cela n’implique t’il pas de revoir le cadre dans lequel sont prises les décisions, avec des transferts simultanés, en vertu du principe bien connu de subsidiarité, vers le supra- et l’infranational ?

Michel Derdevet : Oui. Certaines décisions relèveront, demain comme aujourd’hui, de choix souverains nationaux et on doit les respecter. Lorsque les Allemands, après Fukushima, affirment qu’ils veulent sortir du nucléaire rapidement et de manière programmée, c’est leur droit. Le niveau national conservera donc sa pertinence, dans le cadre de cette nouvelle architecture.

Mais, pour moi, le niveau européen est le plus adapté pour les grandes infrastructures, en vertu de deux principes : la solidarité et la complémentarité. C’est essentiel et on en a observé l’importance au moment des pointes de consommation en février dernier : l’importation d’électricité a permis de faire respirer le système de production français, certains soirs vers 19h, et nous ne devons pas l’oublier. Au niveau européen aussi, la recherche sur les réseaux du futur ou la réflexion sur la création de modèles industriels performants, comme cela a été fait dans le secteur des transports, par exemple, avec EADS. Tout cela est d’ailleurs prévu – et organisé – par le traité de Lisbonne.

Parallèlement, si le niveau national reste le lieu où se déroulent les débats politiques majeurs sur les choix en matière d’énergies primaires, il convient d’encourager les initiatives locales ou régionales. C’est déjà le cas dans de nombreuses collectivités territoriales françaises, en Poitou-Charentes par exemple, en Midi-Pyrénées aussi, et en Bretagne où il existe des expériences de coopératives énergétiques.

JOL Press : si nous restons en France… comment faire pour aller au-delà des simples expérimentations ?

Michel Derdevet : il faut espérer que l’on puisse aller au-delà vers davantage d’implication des collectivités territoriales, au plus proche des citoyens, et peut-être, pour cela, faudra-t-il envisager une redistribution des cartes énergétiques, une évolution des compétences en matière énergétique – en passant par une nouvelle étape de la décentralisation sur le modèle de ce qui a été fait en 1983 dans d’autres domaines.

En ce sens, la transition énergétique consiste à se (re)poser des questions de manière critique, de manière ouverte en conservant à l’esprit qu’il n’existe pas de solutions miracles. On le voit bien, les questions énergétiques sont désormais au cœur de l’agenda politique.

JOL Press : c’est un véritable changement de société, une « révolution » que vous prédisez ?

Michel Derdevet : l’histoire nous a montré que les ruptures énergétiques accompagnent ou provoquent de grands changements dans l’organisation de la vie des hommes en société. Sans remonter à la domestication du feu, le pétrole et l’électricité ont métamorphosé nos villes et nos vies. Il se pourrait que nous ayons devant nous des changements plus substantiels encore.

De nouveaux acteurs sont appelés à jouer un rôle à l’avant-scène énergétique, supplantant ou, au moins, concurrençant les structures industrielles, très concentrées, issus de choix planifiés des Etats, qui ont porté les avancées plus lente du cycle précédent. Sur le modèle des start-ups de la révolution Internet, de nouveaux acteurs, des « innovateurs », vont apparaître. Certains ne résisteront pas longtemps, d’autres seront porteurs d’innovations encore inattendues.

La révolution énergétique présente une caractéristique dans l’histoire des grandes transformations industrielles : elle est annoncée, programmée. C’est comme si Internet avait dû être « pensé » il y a quarante ans, Google ou Facebook imaginés comme des hypothèses plausibles. Là, nous sommes obligés de faire la révolution énergétique et nous en connaissons l’échéance, à savoir 2050.  

JOL Press : la communauté internationale ne donne pas encore les signes d’une très grande lucidité en la matière… et, d’ici là, les pays émergents en faisant reposer leur développement, avant tout, sur les énergies fossiles, voire en revendiquant le droit à toujours plus de nucléaire, ne risquent-ils pas de mettre en danger cette révolution, en la rendant inefficace ?

Michel Derdevet : il convient de se méfier des clichés. C’est vrai, les pays émergents, la Chine et l’Inde en premier lieu, voient augmenter leurs consommations de charbon et de gaz. Et cela se poursuivra un temps. Mais, en même temps – et on le sait peu – la production éolienne chinoise représente le quart de la production éolienne au monde. Avec le renouvelable, le solaire, l’éolien ou encore la recherche sur les réseaux intelligents – ou smart grid -, ces pays ne sont pas uniquement dans une culture de l’ « ancienne énergie ».

En 2008, Barack Obama prétendait que le pays leader dans la transition énergétique prendrait un avantage déterminant et durable sur tous les autres. Ce n’est pas forcément vrai mais, une chose est certaine – et l’Europe et la France ne doivent pas l’oublier – il ne faut pas être les derniers car tout retard se paiera cher.

Propos recueillis par Franck Guillory.

[image:2,s]Michel Derdevet, lauréat de la faculté de droit de Montpellier et diplômé d’HEC, est maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, où il est responsable du cours « Europe et entreprises ».

Jean-Marie Chevalier est professeur d’économie au Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières  (CGEMP) de l’université Paris-Dauphine. Il est également senior associé au Cambridge Energy Research Associates (IHS-CERA).

Patrice Geoffron est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, où il dirige le Centre de géopolitique de l’energie et des matières premières (CGEMP).

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