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La réforme sur la flexibilité du travail divise l’Espagne

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[image:1,l] Chaque fois que Mariano Castellanos regarde en arrière, il est à la fois surpris et attristé de constater à quel point, en 45 ans, les métiers de la restauration ont perdu de leur prestige. « Quand j’ai commencé, n’importe quelle mère aurait été heureuse de voir sa fille épouser un serveur » dit-il, assis à l’arrière du restaurant où il est maître d’hôtel. 

« Serveur » une profession désormais « honteuse »

Mariano Castellanos, 58 ans, est un homme trapu et jovial. Il se souvient qu’il était facile, il y a une vingtaine d’années, de trouver de bons serveurs. Ils étaient cordiaux, calmes, efficaces, et assez intelligents pour pouvoir lire dans la tête des clients. Tout pour séduire les futures belles-mères, en somme. 

Selon l’AMYCE, l’association espagnole des serveurs, que Mariano Castellanos dirige depuis plus de dix ans, l’Espagne compte près d’un million de serveurs, employés par plus de 230 000 bars et restaurants. 

Longtemps, ils ont joué un rôle clef dans la société. Il faut dire que la culture espagnole est aussi attachée à la nourriture qu’à la notion de service. Et puis, les salaires ont commencé à diminuer, il est devenu de plus en plus difficile de prendre du galon. Si bien que le métier est devenu impopulaire« De nos jours, beaucoup de serveurs sont embarrassés « d’avouer » ce qu’ils font dans la vie » soupire Mariano Castellanos. « En moyenne, ils gagnent à peine 1 100 euros par mois ».

La réforme de Mariano Rajoy fait tâche

[image:2,l] En février dernier, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a présenté sa réforme du travail. Son objectif : rendre le marché de l’emploi plus flexible, et plus compétitif. Sur le long terme, il espère que cela permettra de réguler un chômage qui frise les 25 % et enregistre le taux le plus élevé d’Europe. Pour Mariano Rajoy , cette législation est « juste, nécessaire, et bonne pour le pays…C’est la réforme que les 5 millions de chômeurs attendaient ».

La réforme, qui facilite à la fois les embauches et les licenciements, a été bien accueillie par les chefs d’entreprise, qui trouvaient l’ancienne législation rigide et archaïque« Nous ne pouvons plus garder les règles des années 70 ; de lois qui ont été édictées il y a 40 ans, lorsque l’économie espagnole était une économie fermée, qu’elle n’appartenait pas à l’Union européenne et que nous ne connaissions pas la mondialisation », estime Alberto Nadal, du CEOC, la principale organisation espagnole d’employeurs. « Nous devons adapter la législation pour la rendre plus flexible ».

La nécessité d’une approche socialement responsable

[image:3,l] Beaucoup d’Espagnols pensent toutefois, que cette nouvelle réglementation va trop loin. Le 29 mars, les syndicats ont initié une grève générale contre la réforme afin de faire infléchir le gouvernement pour qu’il retire ou modifie ce texte. « Quand le taux de chômage des jeunes atteint 50% en Espagne et en Grèce, il est clair que nous avons atteint les limites de cette récession induite par l’austérité. Il nous faut une approche socialement responsable de la consolidation fiscale. Dans une démocratie, il est plus important de garder la confiance des gens sur le long terme –et tout particulièrement celle des groupes les plus vulnérables – que de gagner la confiance, à court terme, des marchés financiers » a déclaré Juan Somavia, le directeur général de l’Organisation Internationale du Travail, le 1er mai. 

L’appel du BTP

Pour Mariano Castellanos, cette réforme n’est pas vraiment surprenante. Depuis les années 90, le droit des travailleurs est en déclin en Espagne. Quand la péninsule ibérique s’est modernisée, son économie s’est développée. Et, voyant que les professionnels de l’immobilier recrutaient, de nombreux serveurs ont préféré changer de profession. « Les salaires, dans la restauration et de nombreux autres secteurs, ne pouvaient suivre la croissance économique » explique Mariano Castellanos. « Les gens pouvaient gagner la même chose en travaillant comme serveur ou en travaillant dans le BTP. Alors ils choisissaient le bâtiment pour avoir les weekends de libre ».

Le recours aux travailleurs immigrés

Les hôtels et les restaurants ont fait appel à de nombreux travailleurs immigrés. D’abord des Latino-américains, et puis des gens venus d’Europe de l’Est. Les chefs d’entreprises se rendaient à l’étranger spécialement pour recruter des serveurs. « Ces nouveaux arrivants avaient des prétentions salariales moindres, et ils ne demandaient pas autant de temps de repos » analyse Mariano Castellanos« Ils étaient pour la plupart seuls en Espagne, sans familles, et n’avaient pas particulièrement envie d’avoir leurs weekends libres. Ils étaient plutôt heureux de travailler tous les jours ».

Joaquin Aparicio, spécialiste du droit du travail, explique que, pour lutter contre ce phénomène, les différents gouvernements ont cherché à rendre le marché plus flexible. Depuis la transition démocratiquela législation du travail a été révisée à peu près 50 fois, toujours dans l’intérêt des employeurs. 

« Ils peuvent vous virer en claquant des doigts »

Miriam Martinez, étudie à l’école de restauration de Madrid pour devenir serveuse. À 20 ans, elle pense avoir ça dans le sang. Son père et son frère sont tous deux serveurs et sa mère est chef cuisinier. Miriam a appris les bases du métier dans le restaurant familial, près de la capitale espagnole. Dans son ensemble de serveuse – un pantalon de costume noire et nœud papillon – Miriam a déjà l’air d’une professionnelle. Elle avoue avoir peur de la réforme« Cela rend les choses difficiles, » explique-t-elle, « parce qu’ils peuvent vous virer en claquant des doigts, ce qui veut dire que vous n’avez aucune stabilité et que vous n’en aurez jamais ».

La jeune fille a beau avoir de l’ambition, elle est bien obligée de se faire à l’idée que, dans son secteur, il n’y a que peu d’opportunités« C’est plus difficile de trouver un travail ces temps-ci. Et les employeurs payent moins », résume-t-elle. « Je préférerais ne pas rester dans l’affaire familiale, je veux avoir ma propre entreprise – un hôtel, ou quelque chose comme ça…Mais si les choses ne se déroulaient pas comme prévu, je devrais peut-être compter sur ma famille pour avoir un emploi ».

CDI versus CDD, la jungle du marché du travail 

Si Miriam est aussi pessimiste c’est que, ces dernier temps, l’écart entre les travailleurs en CDI et les autres s’est creusé. Ceux qui ont « la chance d’être en CDI » sont généralement bien payés, ils obtiennent des primes, et profitent au meilleur des cas de 6 semaines de vacances par an. Les autres gagnent moins leur vie et sont moins bien protégés. Il est très facile de les mettre à la porte.

« Certains travailleurs ont d’énormes privilèges, et ce sont toujours les derniers à perdre leur emploi », dénonce Pedro Schwartz, économiste à l’université San Pablo de Madrid« Le marché du travail espagnol est une jungle. Il y a tellement de types de contrats différents. C’est en partie ce qui explique que le marché est fragmenté et non-compétitif ». Le système des contrats espagnols implique que ceux qui ne disposent que d’un contrat temporaire –souvent des jeunes – peuvent être renvoyés à tout moment. Et ce, même s’ils sont dynamiques et largement qualifiés.

Génération précaire, 50% des moins de 25 ans sont au chômage

Saul Perez, 27 ans, connaît beaucoup de jeunes espagnols victimes de ce système. Le jeune homme, qui est à la tête de la Juventud Obrera Cristiana (JOC), une association de jeunes catholiques, a le sourire facile. Pourtant, quand il évoque le futur de sa génération, son visage s’assombrit. « La plupart des jeunes ont reçu une bonne éducation. Nous sommes la génération la mieux éduquée de toute l’Histoire de l’Espagne, et pourtant nous n’arrivons pas à trouver de travail » dit-il, dans les petits locaux de son association. Les chiffres en témoignent. En Espagne, 50% des moins de 25 ans sont au chômage. 

Les jeunes, auxquels Saul Perez se réfère, auraient facilement trouvé un poste d’ingénieur ou de scientifique, dix ans plus tôt. Aujourd’hui, la plupart travaille à mi-temps, dans un secteur bien éloigné de leur domaine de compétence, en attentant de trouver la voie qui leur correspondra mieux. 

Saul Perez est convaincu que les entreprises et les gouvernements européens se sont servis de la crise comme d’une excuse pour diminuer les salaires et les droits des travailleurs« Les mesures économiques qui ont été prises- les restructurations, la plus grande flexibilité du travail – ne répondent en rien aux besoins des travailleurs. Elles répondent aux besoins des entreprises, qui, pour éviter les pertes, font pression sur le gouvernement ».

Travail et religion intimement liés

La JOC organise régulièrement des réunions, pour permettre aux jeunes de partager leurs expériences personnelles et professionnelles. Ces derniers temps, elles ont pris un tour négatif : la difficulté des participants à trouver un emploi occupe le cœur de toutes les discussions. 

Les murs de l’association sont recouverts de posters faisant la promotion d’événements religieux, ou liés au travail. Pour Saul Perez, qui a pris part à la grève générale contre la réforme du travail, les deux domaines sont liés« La doctrine sociale de l’Église est axée sur la valeur du travail, sur la dignité de la personne », dit-il. « Ce qui se passe en ce moment, le fait que nous n’ayons pas de plan de carrière et que nous ne pouvons même pas envisager de fonder une famille, va clairement à l’encontre de la doctrine chrétienne. » 

La fuite des cerveaux, une réalité espagnole

L’accroissement du chômage des jeunes a conduit à une fuite des cerveaux en Europe du Nord et Europe Centrale. Au premier trimestre 2011, il y avait deux fois plus d’Espagnols vivant en Allemagne qu’au premier trimestre 2010.

Aujourd’hui, en Espagne, nous retrouvons d’un côté les travailleurs, qui protestent contre les réformes estimées injustes, et de l’autre, les employeurs, qui considèrent que ce sont ces mêmes travailleurs qui font que l’Espagne ne sera jamais une économie globale et compétitive. 

Mariano Castellanos, en tant que maître d’hôtel respecté, est en position de comprendre à la fois les préoccupations des employeurs et des employés. « Si nous voulons être comme les autres pays industrialisés, nous avons probablement besoin de la plupart de ces réformes. Mais quand vous avez dû vous battre pour obtenir certains droits, il est très douloureux de les perdre… » 

 

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