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Tzvetan Todorov et «les ennemis intimes de la démocratie»

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[image:1,l]« Personnage plutôt discret, Tzvetan Todorov intervient rarement pour commenter l’actualité du moment mais, par son itinéraire et ses thèmes de prédilection, il se trouve au carrefour de bien de nos interrogations contemporaines. Plus Français que nombre de nos intellectuels par l’héritage qu’il assume, il est aussi le plus européen et, ce que l’on sait peu, parmi les auteurs les plus traduits dans le monde. Il défend un humanisme critique, débarrassé de la bigoterie bien-pensante des charitables. » C’est ainsi que la journaliste Catherine Portevin le décrit dans le livre d’entretiens qu’elle a conduits avec lui, Devoirs et délices (Seuil, 2002) 

Tzvetan Todorov est directeur de recherche au CNRS, philosophe, historien des idées, linguiste et sémiologue, théoricien de la littérature et de l’altérité, propagateur du structuralisme avec Roland Barthes, et représentant de la narratologie avec Gérard Genette. Né en Bulgarie dans une famille de bibliothécaires, il échappe au communisme en s’installant en France dans les années 1960. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui ont fait date. Dans le dernier, « Les ennemis intimes de la démocratie », paru chez Robert Laffont en janvier 2012, il met en évidence les nouvelles menaces auxquelles est confrontée la démocrate libérale, en apparence triomphante. Il se place bien, une fois de plus, au carrefour de nos interrogations contemporaines. Entretien.

JOL Press : Avec votre dernier livre, « Les ennemis intimes de la démocratie », vous tirez le signal d’alarme. La démocratie, telle que nous la connaissons, est-elle à nouveau menacée ?

Tzvetan Todorov : Avec la chute de l’empire soviétique, certains ont voulu croire à la fin de l’Histoire, à l’avènement durable de la démocratie libérale, débarrassée de toutes concurrences, de tout ennemi.   

Je suis un homme né au XXe siècle, avant la Seconde Guerre mondiale, en Bulgarie, pays qui, au cours de ma jeunesse, a basculé dans la dictature soviétique. À mes yeux, les ennemis de la démocratie étaient, avant tout, des ennemis extérieurs : ceux qui refusaient le principe même de la démocratie et prétendaient la remplacer par quelque chose qu’ils prétendaient « supérieur ».

On a déjà connu cela dans les pays d’Europe occidentale, durant l’entre-deux-guerres, avec le fascisme. Nombreux étaient ceux, parmi les meilleurs esprits de ces pays, qui pensaient d’ailleurs, à cette époque, que la démocratie était fatiguée ou molle, que ce régime ne correspondait pas aux aspirations populaires et qu’il fallait donc en changer pour un autre.

Cette vision des choses a appuyé pour une large part la montée, dans plusieurs de ces pays – l’Allemagne, l’Italie, la Croatie, l’Espagne, le Portugal, etc. -, des dictatures fascistes. Même dans les pays où il n’y avait pas, sur le plan politico-idéologique, ce genre de totalitarisme, comme en France ou en Belgique, il  y avait néanmoins d’importants partis d’extrême-droite, et même un vaste courant d’opinion, qui allaient en ce sens : ce sont les exemples de la France de Pétain ou de la Belgique de Degrelle.

Au même moment, mais encore plus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une autre variante dictatoriale s’est attaquée à la démocratie : c’était l’Union soviétique et, plus tard, les pays d’Europe de l’Est, les totalitarismes communistes, constituant un bloc hostile.

JOL Press : Vous craignez une résurgence de ces maux ?

Tzvetan Todorov : Comme je l’ai rappelé, je suis né et j’ai grandi en Bulgarie, je n’ai rejoint la France qu’à 24 ans. Tant que j’étais le ressortissant d’un pays totalitaire, la liberté me semblait la richesse la plus désirable. Liberté d’expression, de conviction, d’opinion… c’est précisément tout ce dont le régime communiste totalitaire nous privait totalement.

Depuis quelques années, j’ai constaté que des partis d’extrême-droite européens, xénophobes et islamophobes, avaient tous, ou presque, le mot « liberté » dans leur intitulé. Voir ce terme galvaudé, détourné, manipulé, c’est une des raisons qui m’a conduit à écrire ce livre, « Les ennemis intimes de la démocratie ».

JOL Press : Précisément, qu’entendez-vous par « ennemis intimes de la démocratie » ?

Tzvetan Todorov : Une page a été tournée. Avec la fin des totalitarismes, la démocratie n’a plus d’ennemis extérieurs. Aucun projet rival de société ne vient la concurrencer – on a tenté de faire jouer ce rôle à l’Islam, ces tentatives ont échoué. Désormais, la démocratie est menacée de l’intérieur. Ses ennemis sont ses propres enfants illégitimes, ce sont des principes démocratiques isolés du projet global, qui se retournent contre elle.

JOL Press : Prétendre, comme certains, que le fascisme et le communisme ont été remplacés par l’extrémisme religieux, en particulier islamiste, c’est se tromper ?

Tzvetan Todorov : En effet, la comparaison ne tient pas. On peut condamner tel ou tel régime islamiste, mais aucun d’eux n’a jamais représenté un péril comparable à celui, sous le stalinisme, de l’Armée rouge. Rien à voir ! On pourrait dire que les terroristes islamistes, aussi condamnables qu’ils soient, ressemblent davantage, d’une certaine manière, à ces groupuscules armés qu’étaient, en Allemagne, la Fraction Armée rouge, ou, en Italie, les Brigades rouges. Ils conduisent des actions terroristes ponctuelles, qui peuvent certes tuer et causer beaucoup de dégâts, mais qui s’avèrent incapables de menacer les fondements mêmes de l’État.

De même, les régimes théocratiques qui existent aujourd’hui en dehors de l’Europe, comme en Iran ou en Arabie saoudite, ou les dictatures politico-militaires, comme en Chine ou, pire encore, en Corée du Nord, ne peuvent pas être considérés, pour les démocraties occidentales, comme des rivaux.

JOL Press : Qu’est-ce qui vous permet d’avoir une telle conviction ?

Tzvetan Todorov : Ces régimes ne représentent pas d’alternative crédible, ni sérieuse, aux yeux des peuples européens. Cependant, cet apaisement auquel on pouvait s’attendre, après la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, ne s’est pas tout à fait produit. On a découvert que la démocratie sécrète des ennemis qui lui sont propres, qui proviennent de son sein même. Ce sont, en quelque sorte, ses enfants illégitimes : une dérive liée aux principes démocratiques eux-mêmes.

JOL Press : Quels sont ces effets pervers qui affecteraient la démocratie de l’intérieur ?

Tzvetan Todorov : En premier, il y a ce que j’appelle « l’exigence de progrès », inhérente au projet démocratique. La démocratie n’est pas un état qui se satisfait, par principe, de la situation déjà existante. Elle n’obéit pas à une philosophie conservatrice, à une pensée fataliste, au maintien de ce qui a toujours existé ou au respect inconditionnel des traditions. Elle ne se réfère pas, non plus, à quelque ancien livre sacré, comme un code qu’il faudrait toujours appliquer de manière parfaite.

À certaines périodes, la démocratie se voit animée d’une conviction particulièrement forte : celle de se croire porteuse d’un bien supérieur et de considérer dès lors légitime de l’imposer aux autres par la force, y compris par les armes. C’était déjà le cas des guerres révolutionnaires conduites par la France après 1789, ou encore des guerres coloniales censées apporter la civilisation. C’est ce qui s’est malheureusement passé, ces derniers mois, en Libye, mais aussi, il y a quelques années, en Irak ou en Afghanistan. C’est bien évidemment un paradoxe, et non des moindres, puisque cette aspiration au progrès, qui est une des principales caractéristiques de la démocratie, devient, ainsi, une source de destruction pour les pays qui ne la partagent pas.

JOL Press : Le mal surgirait donc du bien…

Tzvetan Todorov : Le plus grand des paradoxes en effet ! Le deuxième danger est lui aussi paradoxal puisqu’il provient de l’un des plus beaux traits, de l’un des acquis majeurs, de la démocratie, libérale par définition : la défense de la liberté individuelle.

La démocratie ne se contente pas de défendre la souveraineté du peuple. Elle protège la liberté de l’individu, y compris d’une intervention abusive de ce peuple. C’est en cela que la démocratie libérale est différente de ce que l’on appelait autrefois, sous les régimes staliniens, les « démocraties populaires ». Celles-ci niaient toute autonomie à l’individu.

JOL Press : Protéger la liberté à tout prix ?

Tzvetan Todorov : C’est un grand débat. On se souvient de ce que disait Edmund Burke, le philosophe anglais, premier grand critique de la Révolution française. Dès 1790, il disait : « On ne peut pas être pour la liberté sans préciser dans quel contexte ». La liberté dépend du pouvoir qui l’accorde. Or, on ne peut pas être pour n’importe quel pouvoir.

JOL Press : Il y aurait, selon vous, un problème avec les véritables détenteurs du pouvoir dans notre modèle de démocratie ?

Tzvetan Todorov : Le problème, c’est que, dans nos démocraties libérales, l’économie, qui est le fruit de la libre entreprise des individus, y a, à ce point, supplanté le politique, qu’elle finit par y régner – c’est là un des effets pervers de l’initiative individuelle non contrôlée. Elle a donc pour conséquence l’obsession du profit et, inévitablement, l’emprise des plus riches sur les plus pauvres. Bref, ce type de libéralisme devient ainsi là, lui aussi, une autre forme de pouvoir dictatorial : la tyrannie de quelques individus au détriment de la protection, par l’État, du peuple. L’appât du gain individuel menace le bien-être du corps social.

JOL Press : Vous évoquiez un troisième danger…

Tzvetan Todorov : Enfin, le troisième danger est le populisme, envers pervers de la démocratie. Il est légitime de consulter le peuple, car, évidemment, la démocratie sans le peuple, n’est plus, par définition, la démocratie. Mais le populisme, qui a pour inconvénient majeur de chercher une adhésion immédiate et totale des masses populaires, repose à l’ordinaire sur la manipulation médiatique la plus outrancière et facile, avec, comme but, une prise de décision, de la part de ces mêmes masses, sous le seul coup de l’émotion et en dehors de toute rationalité.

Ce risque de manquer ainsi du discernement nécessaire aux décisions importantes constitue, pour la communauté, un réel danger pour le bon fonctionnement, à travers la juste et adéquate séparation des pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire mais aussi médiatique et économique -, de toute démocratie digne de ce nom.

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