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«Lady» Aung San Suu Kyi reçoit son Nobel de la Paix

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[image:1,l]Sa légende, Aung San Suu Kyi l’a construite dans la lutte, derrière les barreaux de sa résidence surveillée au cœur de sa Birmanie. À travers le monde, le portrait de cette femme emprisonnée est devenu le symbole de la liberté. Si la junte au pouvoir à Rangoon l’a déjà privée de plusieurs de ses vies, nul doute qu’à présent libre, la Bouddhiste qu’elle est usera jusqu’à la dernière pour faire triompher son optimisme.

Si elle porte son nom, la petite Kyi n’a pas connu son père. Elle n’avait que deux ans à la mort d’Aung San. Héros de l’indépendance birmane en 1947, fin négociateur face aux autorités de l’Empire britannique et fondateur de l’armée nationale moderne, il a été assassiné, la même année, par un complot de ses rivaux. Au nom de son père, se sont accolés ceux de sa grand-mère et de sa mère pour former le sien. De la tradition, elle a fait un symbole…
[image:2,s]La vie d’Aung San Suu Kyi est une histoire de femmes, mais pas seulement une histoire de femmes, fussent-elles admirables. Sa vie, c’est un destin, un de ces destins rares dont la force s’impose au gré des circonstances, inexorablement. « Comme une force qui va, agent aveugle et sourd de mystères funèbres » disait le poète. Ses mystères à elle, malgré la dureté et la répétition des épreuves, ne sauraient être qualifiés de funèbres. C’est une vie que sa vie, une vie de séparation, une vie d’abnégation, une vie d’espoir, une formidable leçon d’optimisme.

Dans la soirée du 13 novembre 2010, à Rangoon, capitale de Birmanie, les forces de sécurité retirent les barricades bloquant l’accès à une jolie demeure au bord d’un lac, une demeure jolie en apparence seulement… Une foule compacte, joyeuse, pacifique, s’approche. Une petite silhouette, une femme frêle, à laquelle on peinerait à donner un âge, apparaît sur le perron. Le visage iconique d’Aung San Suu Kyi s’illumine, humblement. À tous ces gens, elle adresse un geste, leur sourit, silencieuse. Son assignation à résidence, une fois de plus, vient d’être levée. Six jours auparavant, la junte, son geôlier, a remporté des élections contestées, sans réelle opposition. L’opposition réelle, c’est elle et elle a passé en détention quinze des vingt et une années qui viennent alors de s’écouler. Mais, ce soir-là, plus encore, le vent de la dictature semble en passe de tourner et elle est libre, libre de vivre et de reprendre donc sa mission pour la paix, pour la démocratie, partout et même, surtout, en Birmanie… Car, toutes ces années sans liberté, c’est pour la Birmanie, la Birmanie et les Birmans avant tout, qu’elle les a endurées.

L’exemple de sa mère : la Birmanie au cœur

C’est pour sa mère aussi… Orpheline de père si jeune, Aung San Suu Kyi est élevée par sa mère, Khin Kyi. Reprenant le flambeau de son mari martyr, celle-ci s’engage en politique. Un nouveau drame frappe la famille. Aung San Lin, le frère cadet, âgé de huit ans seulement, se noie dans un lac, un autre lac près d’une autre maison. Force de caractère, Khin Kyi poursuit son chemin et, bravant les épreuves, seule, elle s’impose comme une figure respectée du gouvernement dans les premières années de l’indépendance.
Aung San Suu Kyi, née le 19 juin 1945, grandit dans son pays et, malgré le statut privilégié de sa mère et de sa famille, elle en découvre la diversité sociale et noue, dans les années cinquante, le lien avec cette terre, ces paysages, ces hommes et ces femmes, qui marquera sa vie, un lien indéfectible malgré les appels incessants de l’ailleurs.

Découvrir le monde…

À 15 ans, une première fois, elle quitte la Birmanie et découvre New Delhi. Elle y suit sa mère nommée ambassadrice en Inde et au Népal. C’est là, au pays de Gandhi, qu’elle obtient son premier diplôme, en sciences, forcément politiques. Et puis, vient le temps d’un autre et de plusieurs ailleurs, plus loin, plus longtemps.
Direction l’Angleterre d’abord et le St Hugh’s College d’Oxford. Là même où avaient été formées les élites impériales que son père avait osé braver, elle décroche, en 1969, leur diplôme d’excellence, une licence en PPE – philosophie, sciences politiques et économie. Plus loin, toujours plus loin, vient le tour de New York et des années soixante-dix. Elle s’éloigne de la Birmanie, sans jamais l’oublier, et, déjà, s’en rapproche. Pendant trois ans, elle travaille pour l’ONU sur des questions budgétaires.
[image:3,s]Elle écrit chaque jour à son futur mari, un Anglais, Michael Aris, chercheur spécialiste de la culture tibétaine, exilé pour un temps au Bhoutan, plus prêt de la Birmanie qu’elle. En 1972, elle l’épouse et, l’année suivante, leur premier fils, Alexander, naît à Londres – quatre ans plus tard, en 1977, suit Kim, un second fils. Dans la famille d’Aung San Suu Kyi, une femme vaut trois hommes.

L’appel de sa mère… et de la Birmanie

De longues et belles années à Londres, un bref retour en Inde et, en 1988, Aung San Suu Kyi rentre à Rangoon. Ses hommes, son mari et ses deux fils, sont restés en Europe ; en bonne fille, elle vient prendre soin de sa mère dont la santé décline. Son destin va la rattraper, la Birmanie la retenir.
[image:4,s]Coïncidence… Peu après son arrivée, le général Ne Win, le vieux chef de la junte, quitte le pouvoir. Son départ déclenche de vastes manifestations en faveur de la démocratie le 8 août 1988. Le chiffre 8 est de bon augure dans la culture birmane mais ce soulèvement du 8/8/88 est fortement réprimé par les militaires. Le sort d’Aung San Suu Kyi est scellé. Le 26 août, elle prend la parole devant 500 000 personnes au pied de la pagode Shwedagon au centre de la capitale, elle demande la formation d’un gouvernement démocratique. Une nouvelle junte prend le pouvoir et, un mois plus tard, le 27 septembre, elle participe à la création de la Ligue nationale pour la démocratie. Le 20 juillet 1989, elle est placée, pour la première fois, en résidence surveillée, en vertu de la loi martiale. Habile, le gouvernement croit l’être en lui proposant une remise en liberté à condition qu’elle quitte le pays et rejoigne son mari et ses fils. La Birmanie a pris le dessus sur sa vie, elle refuse.

La victoire volée aux élections de 1990

Elle refuse, car elle n’a pas peur. Elle s’est libérée de la peur et appelle ses partisans, tous les Birmans, à en faire autant : « Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, c’est la peur. La peur de perdre le pouvoir corrompt ceux qui le détiennent et la peur des excès du pouvoir corrompt ceux qui doivent s’y soumettre, » proclame-t-elle dans un de ses plus célèbres discours, « Se libérer de la peur ».
Le pouvoir a peur… En 1990, la junte convoque des élections générales. La Ligue nationale pour la démocratie recueille 59 % des suffrages et 80 % des sièges au parlement. Aung San Suu Kyi devrait devenir Premier ministre – et si cela ne devait pas être elle puisqu’elle a été empêchée de se présenter, ce serait donc un de ses partisans. Les résultats sont annulés et les militaires refusent de céder le pouvoir. Elle est maintenue en résidence surveillée, chez elle, sur University Avenue, et, ailleurs, la communauté internationale la découvre et s’indigne.

Le symbole de la lutte pour la liberté, Prix Nobel de la paix

[image:5,s]La communauté internationale s’indigne et, alors que les démocraties dites populaires de l’ex-Empire soviétique tombent les unes après les autres, Aung San Suu Kyi devient le nouveau symbole mondial de la dissidence en lutte face au totalitarisme. Dès 1990, l’Union européenne lui décerne le prix Sakharov pour la liberté de pensée et, l’année suivante, elle devient Prix Nobel de la paix. Son mari et ses fils, déjà de jeunes hommes, font à sa place le voyage d’Oslo pour recevoir l’hommage. Avec la bourse de 1 million d’euros qu’elle reçoit, Prospect Burma, une fondation pour la santé et l’éducation du peuple birman est créée, en son nom, à Londres. Aung San Suu Kyi a choisi sa stratégie politique, ce sera la non-violence.

La prisonnière politique la plus célèbre au monde

En ce début des années quatre-vingt-dix, Mandela, Havel, Sakharov, Soljenitsyne sont libres. Femme et combattante, Aung San Suu Kyi devient la prisonnière politique la plus célèbre au monde. La pression internationale et les sanctions contre le régime se poursuivent. Le 10 juillet 1995, elle est remise en liberté. Elle retrouve son mari et leurs fils, Alexander et Kim, citoyens britanniques, dont les séjours sont étroitement contrôlés et des moyens de pression. De 1989 à 1999, M. et Mme Aris ne se verront que cinq fois. À Noël 1995, Michael Aris voit son visa annulé, sans préavis et sans motif. C’est la dernière fois qu’ils se voient. En 1997, des examens laissent apparaître qu’il est atteint d’un cancer de la prostate, il décède le 27 mars 1999, le jour de son 53e anniversaire – loin d’elle.
Évidemment, elle a songé à le rejoindre. Il l’en a, dit-on, dissuadée. La porte était ouverte, elle aurait pu quitter la Birmanie mais ce départ aurait sans doute été définitif. Par amour, partageant son combat, sachant combien ce combat était le combat de sa vie, il l’a convaincue d’accepter la séparation, séparation d’avec lui et leurs enfants. La femme et la mère se sont effacées pour laisser la militante, la combattante, la libératrice, seule face à son destin.

Libre, à chaque fois, elle reprend la lutte

La pression ne se relâche pas, jamais. Libre, elle reprend ses activités politiques au sommet de la Ligue nationale pour la démocratie. Le 9 novembre 1996, la junte ne se contente plus de la priver de sa liberté, c’est sa vie qu’elle vise. Alors qu’elle circule en convoi avec deux autres militants pro-démocratie, Tin Oo et U Kyi Maung, environ deux cents hommes prennent d’assaut les véhicules, armés de chaînes, de bâtons et d’armes blanches. Il semblerait qu’ils aient été des militants de l’Union Solidarity Develoment Association (USDA), des partisans du régime payés chacun 500 kyats – environ 3 euros. Elle y échappe, le gouvernement lance une enquête classée sans suite. Et le bras de fer continue…

Des années 2000 passées sous les verrous

Le 23 septembre 2000, moins d’un an et demi après le décès de son mari, elle est à nouveau placée en résidence surveillée, pour 19 mois. L’article 10b de la loi pour la protection de l’État de 1975 prévoit que le gouvernement peut emprisonner quiconque pour une durée allant jusqu’à cinq ans, sans procès. Suu Kyi est soupçonnée de porter atteinte à la paix et à la stabilité du pays. Comme précédemment, la communauté internationale s’indigne, demandant aussi la libération de plus de 2000 autres prisonniers politiques birmans. En vain.
[image:6,s]Recluse, elle n’a pas la possibilité de rencontrer ses supporters ou des visiteurs internationaux. Elle passe ses journées à lire des ouvrages de philosophie ou de science politique, des biographies aussi, puisant sans doute dans la vie des autres l’inspiration pour poursuivre son combat. Elle joue du piano, souvent, et reçoit la visite de son médecin personnel quand, régulièrement, sa santé paraît fragile.
Les séjours se succèdent. Libérée le 6 mai 2002, elle est à nouveau arrêtée après un massacre de grande ampleur à Depayin. Retenue dans un lieu secret pendant trois mois, elle regagne ensuite son domicile, sans pouvoir en sortir. Le 25 mai 2007, sa peine de résidence surveillée est prolongée d’un an, malgré une intervention personnelle du secrétaire général des Nations unies Kofi Annan au chef de la junte, le général Than Shwe.

Les manifestations des moines bouddhistes : le pouvoir plie mais ne rompt pas

[image:7,s]L’automne 2007 marque un tournant. En août, des manifestations éclatent conduites par des moines bouddhistes en raison de la hausse du prix des carburants. Chaque jour, ils descendent dans la rue malgré la violence croissante des forces de sécurité. Le 22 septembre, bien que toujours incarcérée, Aung San Suu Kyi fait une brève apparition à la porte de sa résidence pour recevoir la bénédiction des moines. Une rumeur enfle selon laquelle elle aurait été transférée vers une prison. Fausse rumeur. Le 24 octobre, à l’occasion de ses 12 années passées en résidence surveillée, des manifestations de soutien se déroulent dans douze villes à travers le monde. L’étau se resserre lentement sur la junte. En novembre, elle est autorisée à rencontrer des membres de son parti, en présence d’un ministre du gouvernement. La presse officielle claironne la nouvelle, rien ne ressort de cette rencontre. Le pouvoir joue la montre et, passé la mousson, le 27 mai 2008, une fois de plus, sa peine est prolongée d’un an, en complète illégalité tant avec la loi internationale qu’avec la loi birmane.

Un nageur illuminé, une parodie de procès

Un épisode digne d’un film. Le 3 mai 2009, un citoyen américain, nommé John Yettaw, traverse à la nage le lac Inya pour rejoindre, sans invitation, la maison d’Aung San Suu Kyi. Trois jours, sur le chemin du retour, toujours à la nage, il est arrêté. Plus tard, lors de son procès, il prétendra qu’il était en mission divine, qu’il avait eu une vision lui demandant d’aller la prévenir d’une tentative d’assassinat prochaine. Le 13 mai, la dissidente est arrêtée pour ne pas avoir respecté les termes de sa résidence surveillée et internée à la prison d’Insein. Jugée à son tour, elle explique qu’elle l’a abrité deux jours en raison de son état de fatigue. Le 14 août, Aung San Suu Kyi est condamnée à trois ans de travaux forcés. Le rejet de l’appel au cours de l’automne a une signification : il lui serait impossible de prendre part aux élections générales prévues en 2010, les premières depuis 1990.

Des pressions internationales plus efficaces sur un régime à bout de souffle

Ce procès marque l’intensification des pressions de la communauté internationale. Depuis près de 20 ans, l’ONU, les responsables occidentaux et leurs opinions publiques mais aussi les pays de l’ASEAN, dont la Birmanie fait partie, s’étaient mobilisés pour obtenir la libération d’Ang San Suu Kyi. Sans succès. La junte parvenait toujours à résister aux condamnations comme aux pressions, se complaisant dans l’isolement total où le pays était maintenu. Ban Ki-Moon, le secrétaire général des Nations unies, se rend en personne à Rangoon pour négocier avec le général Than Shwe. Une politique des petits pas qui finit par porter ses fruits…

Enfin libre…

[image:8,s]Au cours de l’année 2010, le succès de visites diplomatiques, notamment américaines, finit par convaincre la junte de l’intérêt de s’engager dans la voie de la démocratisation. Moyens de pression les plus efficaces : la promesse d’aides financières et la fin de l’isolement diplomatique avec la réintégration dans le concert des nations, essentiels devant les difficultés économiques auxquelles fait face le pays.
Le 1er octobre 2010, le gouvernement birman annonce la libération d’Aung San Suu Kyi, six jours après le scrutin, le 13 novembre 2010. Le quotidien du régime, New Light of Myanmar, présente l’événement comme le signe de la magnanimité des dirigeants accordant leur pardon à l’insolente dissidente. Peu après cette libération, pour la première fois en dix ans, son fils Kim se voit accorder un visa et lui rend une première visite, suivie d’autres en 2011.

Une si longue attente…

Aung San Suu Kyi n’a pas passé quinze ans en résidence surveillée, n’a pas laissé son mari et ses fils pour, une fois libérée, abandonner la lutte. À 66 ans, elle est, de fait, à la tête de l’opposition. Après une série de négociations avec le pouvoir, elle obtient la libération d’un dixième des prisonniers politiques retenus dans le pays et, en novembre, la Ligue nationale pour la démocratie a fait part de sa réinscription comme parti politique et de son intention de participer à quarante-huit élections partielles dans les mois qui viennent. Lors du congrès de l’ASEAN, la Birmanie se voit promettre la présidence tournante de l’organisation pour 2014. Le temps presse…
Mercredi 30 novembre 2011, la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton se rend à Rangoon pour rencontrer celle qui est désormais la chef de l’opposition. C’est Barack Obama en personne qui a convenu de cette visite, par téléphone, avec Aung San Suu Kyi. Juste comme ferait le président avec un – futur – chef d’État, et pas n’importe lequel des chefs d’État… Nul doute que, malgré le temps qui passe, Aung San Suu Kyi saura être prudente et se montrer patiente.

La consécration : le pouvoir, enfin

Lundi 2 avril  2012, tournant historique, Aung San Suu Kyi  est finalement  élue au Parlement national. C’est la « victoire du peuple »déclare alors l’opposante birmane, alors qu’elle vient de remporter, pour la première fois de sa longue et mouvementée carrière politique, un siège de député.

La nouvelle équipe gouvernementale a proposé à Aung San Suu Kyi d’intégrer l’échiquier politique officiel. Selon les analystes, le gouvernement a lui-même intérêt à voir l’opposante triompher sous le regard de la communauté internationale. Si elle a déjà rejeté l’hypothèse d’une entrée au gouvernement, Aung San Suu Kyi et la LND pourraient tenter d’influencer le nouveau régime de l’intérieur, d’ici aux législatives de 2015, qu’ils comptent remporter et après lesquelles ils espèrent être capables de former leur propre gouvernement. En attendant, Aung San Suu Kyi est libre de voyager, y compris pour recevoir officiellement son Prix Nobel de la Paix qui lui avait été décerné il y a 21 ans.

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