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L’Angleterre et le poids des déceptions passées

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Une Angleterre meurtrie par son propre enfant

Un jeudi soir frais et sec, à l’occasion du match Angleterre-Ukraine, je me retrouve au « The Lion », un pub du nord de Londres. Dehors, il ne fait pas plus de 15°C. Mais à l’intérieur, aucune fenêtre n’est ouverte et, avec la foule qui peuple les lieux, la température doit bien atteindre les 37°C.          

La culture foot en Angleterre a connu un certain nombre de changements ces dernières années. Par exemple, regarder les matches est maintenant un loisir asexué. Il y a beaucoup de femmes dans ce pub. Ce dernier fait d’ailleurs plus Brooklyn qu’Angleterre traditionnelle. Il propose même des cocktails en plus de l’inévitable bière. Mais le choix est de toute façon limité : il y a tant de monde qu’il est impossible de se déplacer jusqu’au comptoir pour commander.

En tous cas, il y a au moins une chose qui n’a pas changé : tôt ou tard, l’équipe nationale finit toujours par décevoir. Pour les Anglais, réputés pour leur état d’esprit prétendument raisonnable et pragmatique, supporter la sélection est devenu un véritable défi. Une anomalie.

Comment sinon expliquer la présence de tant de jeunes dans le pub ? La plupart d’entre eux ont à peine 20 ans, et n’ont donc pas connu la dernière performance significative de leur équipe : une demi-finale perdue aux tirs aux buts face à l’Allemagne lors du Mondial 1990.

D’autres, un peu plus âgés, étaient encore bébés en 1986, lorsque, quatre ans après la guerre des Malouines, l’Argentine élimina l’Angleterre de Gary Lineker. Diego Maradona renvoya alors, à lui tout seul, les Anglais chez eux. Son doublé s’est depuis inscrit dans l’Histoire. Un but devenu légendaire, où il dribble toute la défense et le gardien avant de marquer, et un autre, moins glorieux mais tout aussi célèbre, de la main. La fameuse « Main de Dieu », qui échappa inexplicablement aux arbitres.

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Et même les personnes d’âge moyen sont trop jeunes pour se rappeler de la dernière fois où l’Angleterre a remporté une compétition majeure. C’était en 1966, à l’occasion du Mondial organisé à domicile.

En ce qui concerne les Euros, le palmarès anglais ne vaut même pas la peine d’être évoqué. Ces cinq dernières décennies, la sélection a échoué à se qualifier cinq fois.

Ce constat est très difficile à vivre pour les Anglais. Leur ego en prend un coup. Pour des Américains par exemple, une telle situation est difficile à imaginer. Les sports où ils excellent ont été inventés par eux : basketball, baseball, football américain, etc… S’il y avait de vrais Mondiaux pour ces disciplines, il est probable que ce seraient les Américains qui gagneraient.

Dans ces conditions, difficile d’envisager le profond embarras que ressentent les Anglais quand ils voient le sport qu’ils ont créé être dominé, décennie après décennie, par tant d’autres nations.

Une ferveur jamais épuisée

Et pourtant, quand l’Angleterre entame une compétition majeure, tout le pays se fige. Les pubs se remplissent, les supermarchés se vident de leurs cannettes de bière tandis que les pères et mères de famille s’assoient devant la télévision, se persuadant intérieurement que « cette fois-ci, ce sera différent. »

La confrontation violente entre l’expérience et l’espoir imprègne l’atmosphère des minutes qui précèdent le coup d’envoi. La tension monte durant les derniers assauts de la publicité. Chez les bookmakers, la cote de l’ouverture du score par Wayne Rooney est à un contre cinq.

Les équipes prennent place sur le terrain. Dans le pub, après quelques cris d’encouragement sporadiques, un lourd silence tombe sur la foule rassemblée. Dans un bar américain, l’ambiance est toute autre : les blagues, les discussions endiablées entre inconnus font l’intérêt d’un match. Ici, l’angoisse, la souffrance des fans anglais est palpable. Il n’y a rien de léger dans l’atmosphère.

Surtout que l’Ukraine doit absolument gagner pour espérer se qualifier. De plus, elle joue à domicile. Le début de match des Ukrainiens est très volontaire. Quant à Rooney, il semble avoir quelque peu forcé sur les frites durant sa suspension. Lent et grassouillet, il manque une tête facile pour la seule occasion franche des Anglais en première période.

Mais l’Ukraine, bien qu’elle monopolise le ballon et mette la pression sur les Anglais, ne marque pas non plus. Au coup de sifflet qui indique la mi-temps, les supporters poussent un long soupir de soulagement. Puis, une série de conversations commencent. Ces inconnus, qui ont partagé la même souffrance, peuvent maintenant se parler.

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Je commence ainsi à parler à un type maigrichon, qui a réussi à se percher sur le rebord de la fenêtre au-dessus de moi.

« Tu es déjà en train de souffrir ? » Il me répond du tac au tac : « Je suis un supporter anglais, je n’ai pas le choix. »

Dans les toilettes, un homme qui était à côté de moi pendant la mi-temps m’adresse la parole : « Je n’aime pas ça. »

Je lui réponds que je suis d’accord, que l’équipe doit faire davantage que défendre. Il approuve : « Si tu joues pour faire un nul, tu finis par perdre. »

De retour dans la salle, je retrouve mon nouvel ami maigrichon. Il fixe l’écran, attendant les prochaines 45 minutes. Si cruciales.

Son nom est Charles Tate, il a 30 ans. Il est diplômé du King’s College, en philosophie. Il se souvient à peine des derniers moments positifs pour l’équipe d’Angleterre. Et il sait surtout qu’il peut s’écouler un long moment avant qu’il n’en connaisse de nouveaux. En 2010, il avait regardé dans un pub du centre-ville l’Angleterre se faire écraser par l’Allemagne en 8èmes de finale de la Coupe du Monde.

« On s’est dit : « Merde, on s’en fout, on fait comme si ! » On s’est retrouvés à 2000 à Trafalgar Square, à sauter dans les fontaines comme si on avait gagné. » »

Mais l’Angleterre avait bien perdu. Elle avait même été humiliée par les Allemands.

« Quand tu es supporter de l’équipe nationale, tu peux pas compter sur le football pour vivre de grands moments. Il y en a trop peu. Et ils sont si espacés… »

Pourquoi alors vivre et mourir en n’ayant connu que la défaite, sans jamais avoir expérimenté le frisson de la victoire ? La conversation se poursuit. Charles parle du doctorat qu’il prépare. Il se concentre sur l’éthique.

Le vent tourne : chance, injustice et éthique footballistique

Mais le silence commence à retomber. La dernière pub vient de s’achever. Elle était pour un site de paris en ligne. La cote pour le but de Wayne Rooney a chuté : 8 contre 1 désormais.

Si seulement j’avais pris le risque. Trois minutes après le coup d’envoi, Steven Gerrard, le capitaine anglais, envoie un centre un peu chanceux. Contré, il trouve la tête du joueur de Manchester United, qui n’a même pas à sauter.

L’Ukraine se rue à l’assaut. Elle n’a plus le choix. Sur une frappe contrée, le ballon est sauvé sur la ligne par John Terry. Enfin, c’est ce que voit l’arbitre. En réalité, la balle est clairement rentrée dans le but. Les Ukrainiens sont furieux.

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Le match s’achève sur le score de 1-0. Les acclamations sont rauques, chaleureuses mais brèves. Les Anglais ne savent que trop bien que la gloire est éphémère.

Je demande à Charles Tate ce qu’il pense du but injustement refusé aux Ukrainiens. Si l’empiriste reconnaît sans peine que le ballon est rentré, l’éthicien ne semble pas s’en soucier outre mesure. Peut-être pense-t-il intituler sa thèse « Ces choses qui finissent par s’équilibrer au fil du temps : observation empirique de l’éthique de la chance chez les supporters de football ». En 2010, les Anglais avaient égalisé face aux Allemands. Le but avait été, là aussi, injustement refusé. L’Angleterre avait ensuite pris deux buts dans la foulée.

Nous nous serrons la main, tout en sachant que l’Angleterre rencontrera l’Italie au prochain tour, équipe qu’elle n’a battue qu’une seule fois en compétition.

Au lendemain du match, le Guardian titrait : « Les attentes ont déjà été dépassées. Il est maintenant temps de vivre l’habituelle souffrance de l’espoir retrouvé. »

Souffrance et espoir. Deux mots qui ne vont jamais l’un sans l’autre pour les supporters anglais.

Global Post / Adaptation Charles El Meliani pour JOL Press

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