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Guatemala: les trois quarts des habitants travaillent dans l’illégalité

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Un nombre très important de travailleurs informels

Suleima Ojer travaille à temps plein depuis qu’elle a 11 ans. Pour aider financièrement sa famille, issue d’une région rurale du Guatemala, elle a abandonné l’école élémentaire pour récolter des grains de café. Plus tard, elle s’est installée à Guatemala, la ville, où elle a travaillé 14 heures par jour en tant que domestique pour la moitié du salaire minimum du pays.

Après 44 ans de travail harassant et infamant, Suleima, qui a maintenant 55 ans, n’a pas d’économies, pas d’assurance santé et pas de pension. La retraite n’est pour elle qu’une vague fantaisie : « Au Guatemala, tu dois travailler jusqu’à ce que tu n’aies plus la force de le faire. » nous déclare-t-elle.

Tout comme Suleima Ojer, 75% des travailleurs guatémaltèques travaillent dans l’économie dite informelle. Petits boulots, travail indépendant, ceux qu’on définit également comme étant sous-employés travaillent généralement dans des secteurs non imposés et non surveillés par le gouvernement.

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Des travailleurs sans protection

Ces travailleurs, peu importe l’adjectif par lequel on les définit, partagent tous les mêmes caractéristiques. Ils ne bénéficient pas des protections et prestations que le gouvernement réserve aux salariés « de base ». Salaire minimum, liberté syndicale, horaires régulés, assurance ou retraite sont des concepts qui leur sont inconnus.

Le Guatemala possède l’un des taux les plus élevés au monde de travailleurs informels. Mais ailleurs en Amérique latine, comme en Asie ou en Afrique, ces proportions, qu’elles concernent les travailleurs ou les entreprises, sont également très importantes. Si l’on en croit la Banque mondiale, le travail informel représenterait entre la moitié et les trois quarts des emplois non-agricoles dans les pays en voie de développement.

Une trappe à sous-développement

Pour certains, ces travailleurs représentent l’ambition, l’indépendance ou encore l’esprit d’entreprise. Ils montrent un appétit insatiable de survivre ou de prospérer. Mais pour d’autres, comme Michel Andrade, un analyste du Think tank ASIES de Guatemala, les cohortes de vendeurs de rue et les hordes de magasins improvisés sont surtout les symboles d’un important retard économique.

Ainsi, les entreprises et travailleurs informels n’étant pas imposés, ils privent les Etats de revenus vitaux à leur développement. De plus, le travail « souterrain » enferme les gens dans des emplois sous-payés, risqués et dénués d’espérances d’ascension sociale ou économique.

En cause : l’impossibilité pour ces travailleurs ou entreprises d’accéder au crédit. Ainsi une entreprise informelle ne dispose pas des garanties légales nécessaires qui pourraient lui permettre d’emprunter suffisamment pour s’agrandir ou se développer.

Michel Andrade conclut : « Le secteur informel est en fait un piège, puisqu’il empêche l’émergence d’une économie dynamique. […] Finalement il permet de survivre, mais rien de plus.

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Un manque à gagner fiscal

Le travail informel fait également mal à la fiscalité du pays, et donc à son développement. Aux États-Unis, les recettes fiscales représentent environ 25% du produit intérieur brut. C’est peu (en France, cette proportion est de plus de 40%) mais cela contribue à garantir des services publics relativement décents et une sécurité sociale minimale.

En revanche, au Guatemala, où règne l’économie informelle, les recettes fiscales ne représentent que 11% du PIB, ce qui explique en partie l’état lamentable des hôpitaux publics et des écoles ou encore le montant minuscule des pensions, selon Carlos Gonzalez, un ancien directeur de la Banque centrale du pays.

Lorsque le phénomène a été étudié  pour la première fois, dans les années 1950, on prédisait que le secteur informel n’était qu’une simple phase de transition vers le secteur formel, transition qui s’effectuerait au fur et à mesure que les économies se développeraient.

Mais finalement, ces travailleurs informels se sont définitivement fixés dans le paysage d’économies engluées dans l’afflux sans fin de populations rurales non qualifiées vers les villes. 

Inaccessible légalité

Dans bien des cas, la lourdeur de la paperasse et la complexité des démarches administratives poussent ces populations à s’enfermer dans le secteur informel.

Dans une expérience menée à la fin des années 1980, l’économiste péruvien Hernando De Soto a tenté de légaliser une petite boutique de vêtements de la périphérie de Lima, tenue par une seule employée. Avec à la clé un bilan désastreux. Il a ainsi fallu 289 jours de travail à temps plein à l’employée (!) pour obtenir un statut officiel. Et entre les aller-retour en bus, les heures d’attentes et de queue afin d’obtenir licences et certifications, l’entreprise a dépensé 1231 dollars. Soit 31 salaires minimums mensuels

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A propos de son travail, Hernando De Soto a écrit ensuite : « C’était inévitable. […] Et finalement, ce ne sont pas tant les travailleurs et entrepreneurs informels qui brisent la loi que la loi qui les brise. Avec comme conséquence leur sortie et leur exclusion du système. »

Et même lorsque les travailleurs ont l’opportunité de rejoindre le système, certains refusent parce que cela signifie payer des impôts, et ce en échange d’avantages très relatifs, tels que l’accès aux hôpitaux publics qui n’ont même pas d’antibiotiques ou un chèque mensuel au montant dérisoire.

Une informalité volontairement entretenue : le fruit des intérêts économiques et politiques…

Quant au gouvernement, il voit le secteur informel comme une soupape d’échappement bienvenue, qui diminue les attentes de la population en termes de chômage ou de sécurité de l’emploi.

Et dans les milieux économiques, certains sont très heureux de pouvoir compter sur des travailleurs qui exercent en dehors de tout cadre légal. Et qui sont surtout hors de portée du droit du travail. Au Guatemala, par exemple, certaines agro-industries hautement considérées se reposent sur les travailleurs informels, y compris des enfants, selon Alejandro Argueta, un avocat du travail, qui poursuit : « Ici, la logique du système économique repose sur une idée simple. En maintenant l’informalité, on prive les travailleurs de leurs droits. »

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Par ailleurs, l’avocat ajoute que parce que des légions de travailleurs informels sont prêtes à les remplacer, les salariés « réguliers » ont tendance à se montrer davantage dociles et à moins faire pression sur leurs employeurs pour de meilleurs salaires. Dans ces conditions, rien de surprenant à ce que seulement 3% des salariés du secteur formel au Guatemala soient syndiqués.

… mais également celui de la lutte contre la pauvreté

Plutôt que de réformer leur système fiscal ou leur sécurité sociale, certains Etats encouragent l’informalité en voulant aider ceux qui y travaillent. C’est le cas au Brésil, au Mexique mais aussi au Guatemala.

Cet état de fait repose sur les transferts d’argent dits « conditionnels ». L’Etat donne ainsi des fonds aux familles pauvres, mais uniquement à certaines conditions : scolarisation des enfants, examens médicaux réguliers pour ces derniers, etc…

Le bilan de ces programmes est plutôt positif : on a généralement assisté à une réduction de la pauvreté et des inégalités. En revanche, ils ont également servi à subventionner l’informalité.

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En effet, selon Carola Pessino, chercheur invité au Centre pour le Développement Global, l’accès à des avantages fournis par l’Etat sans contribution aux recettes fiscales réduit encore l’intérêt pour les travailleurs informels de régulariser leur situation.

La vie difficile des travailleurs informels

Bien que certains travailleurs préfèrent la liberté de l’auto-emploi, les critiques affirment qu’il est faux de décrire les masses de travailleurs informels comme des manifestations glorieuses du marché libre.

« Cela m’étonnerait que les ouvriers de la construction, les gouvernantes ou les vendeurs ambulants soient si heureux d’être libérés de la pression de la fiscalité » nous confie Alexis de Simone, du Centre solidaire de l’AFL-CIO (syndicat américain), qui vise à améliorer les conditions de travail à l’étranger. « Ce qu’ils veulent, ce sont les protections et les avantages dont bénéficient les travailleurs du secteur formel. »

Jorge Peralta, 39 ans, en sait quelque chose. Travailleur informel, il vend des bijoux qu’il fabrique lui-même dans les rues de Guatemala et gagne environ 10 dollars par jour. Quand son père, un vendeur ambulant lui aussi, est tombé malade, il n’a pas réussi à payer les piles de factures médicales qui s’accumulaient, jusqu’à son décès en Février. Ni lui ni son père n’était affiliés à la Sécurité sociale, et ils n’avaient aucune économie.

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« Mon père est mort sans retraite, sans Sécurité sociale. Et moi, je suis exactement le même chemin. » nous dit-il.

Les travailleurs domestiques rarement déclarés

Les vendeurs de rue peuvent au moins fixer leurs propres horaires. Ce n’est pas le cas des domestiques. Ceux-ci sont normalement des travailleurs déclarés à plein temps, et, en tant que tels, sont censés bénéficier des avantages du secteur formel, avec notamment l’accès à la Sécurité sociale. Mais en pratique, leurs conditions de travail sont épouvantables. Beaucoup gagnent à peine 30 dollars par semaine pour 70 heures de travail.

Suleima Ojer se rappelle que dans certaines maisons, elle a dû prendre des douches froides ou encore repousser les avances sexuelles de ses patrons. Son amie, Ana Jiménez, nous confie quant à elle que ses employeurs la nourrissaient avec des cous de poulet.

Au Guatemala, il n’existe aucun respect pour le travail de domestique. C’est là que réside une partie du problème. Historiquement, ce sont les esclaves qui occupaient cette fonction. Aujourd’hui, ce sont des femmes pauvres ou des immigrés. Et à cela, nous précise Alexis de Simone, il faut ajouter une inspection du travail quasi-inexistante, ce qui permet aux employeurs toutes les fantaisies en matière d’horaires ou de salaires.

La lutte des travailleurs domestique : entre échecs et persévérance

Mais les travailleurs domestiques commencent à riposter, à l’image de Suleima Ojer et d’Ana Jiménez, qui ont toutes les deux rejoint l’Atrahdom, une organisation comme celles qui sont apparues un peu partout en Amérique latine pour défendre les droits des travailleurs domestiques.

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Lorsque l’Organisation Internationale du Travail a adopté l’année dernière une Convention relative à ces droits, cela faisait suite au travail de ces organisations. Cette Convention appelle les gouvernements du monde entier à légiférer afin que les travailleurs domestiques aient le droit à une journée de congé par semaine, que ceux d’entre eux qui sont mineurs aient un temps de travail limité et que tous obtiennent des droits de négociation collective.

Malheureusement, la convention de l’OIT n’a qu’une valeur indicative. Et le Parlement guatémaltèque a refusé de voter les lois recommandées par l’organisation. Il faut dire que nombre de députés emploient leurs propres domestiques

Une question de respect des Conventions internationales

« Pourtant, le Guatemala a ratifié bien des Conventions internationales. » déclare à Global Post le Ministre adjoint du Travail, Carlos Ulban. Avant d’admettre qu’au « fil des ans, les gouvernements successifs ont ignoré les questions liées au travail. »

A Guatemala, un programme a été mis en place afin d’inscrire, sur la base du volontariat, 10 000 travailleurs domestiques à la Sécurité sociale. Mais seulement 326 personnes se sont présentées. Sont en cause selon Maritza Velásquez, directrice de l’Atrahdom, le manque d’information et de publicité, mais surtout la crainte d’être renvoyé par son employeur.

Malgré tout, plusieurs membres de l’Atrahdom et d’autres organisations transmettent des tracts régulièrement les travailleurs domestiques et tentent de les informer sur le programme.

« Pour moi, ça ne changera pas grand-chose. » admet Ana Jiménez, qui a déjà la cinquantaine. « Je fais ça pour les générations futures. »

Global Post / Adaptation Charles El Meliani pour JOL Press

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