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Les dieux du cinéma tamoul

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Oh mon Rajinikanth !

Lorsque des fans croisent la star de cinéma tamoul Rajinikanth dans la rue, ils crient « Mon Dieu ! » Mais pas parce qu’ils sont surpris. « Ce n’est pas un « Oh mon Dieu ! » d’exclamation mais bien un appel à leur dieu », explique une autre star de cinéma tamoul, Kamal Haasan.

Alors que Haasan s’exprime dans le studio qui appartient à un certain dénommé A.R. Rahman, célèbre compositeur de film tamoul qui a remporté deux oscars pour « Slumdog Millionaire » en 2009, les bruits stridents de son prochain thriller, « Vishwaroopam, » retentissent à côté. Haasan pose son téléphone portable sur la table basse et s’enfonce dans le sofa moelleux, pendant que les ingénieurs du son fourmillent dans l’autre salle.

Le cinéma tamoul, un enjeu politique et identitaire

L’industrie du film tamoul a toujours été vendeuse de rêves. Commençant son ascension pendant le mouvement séparatiste tamoul des années 1950, les studios de cinéma ont puisé leurs ressources dans l’énergie politique de la lutte indépendantiste de l’Inde. Et afin de promouvoir la cause du nationalisme tamoul, les réalisateurs se sont inspirés de mythes hindous pour inventer l’archétype du héros tamoul. Construites autour de ce modèle, les légendes du cinéma tamoul sont, encore aujourd’hui, plus éclectiques et vénérées que les stars de Hollywood, Bollywood ou n’importe quelle industrie cinématographique.

La première superstar tamoule, Maruthur Gopalan Ramachandran, ou « MGR », est devenue une figure politique d’envergure. Grâce à la puissance de sa présence sur grand-écran et parce qu’il a rejoint le parti Dravida Munnetra Kazhagam (DMK) en 1953, le mouvement politique est devenu le premier parti politique, après le Congrès, à arriver au pouvoir en 1967, obtenant la majorité dans tous les États indiens. Et pendant ces 45 dernières années, le DMK (avec un autre parti affilié que MGR a créé en 1972) a gagné chacune des élections dans le Tamil Nadu. Désormais, parmi les 11 ministres de l’État, pas moins de 7 sont des produits de l’industrie du cinéma.<!–jolstore–>

Le véritable culte des acteurs

Rien que pour Rajinikanth, on dénombre environ 120 000 fan-clubs partout dans le monde. Dans la frénésie avant la sortie d’un nouveau film, les fans attendent, le souffle coupé, le nouveau style qu’affichera leur héros – crâne rasé ou barbe longue, se cousant le même costume que lui, et utilisant d’autres symboles forts pour prouver leur loyauté.

Imitant des rites normalement réservés aux dieux hindous, les fans baignent trois effigies de leur idole dans du lait, ou exhibent sa copie dans des parades, sur d’impressionnants chars dorés. Et ensuite ils regardent le film – une fois dans l’excitation, une autre pour l’histoire, encore une pour observer les maniérismes du héros, et une dernière pour apprendre les répliques par cœur. Puis autant de fois que possible, jusqu’à ce qu’il ne soit plus en salles.

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« Le cinéma en lui-même est comme une religion, et les héros sont des déités », explique Uma Vangal, une réalisatrice de documentaire et professeur à l’Académie de Chennai L.V Prasad Film & TV. « Ces héros sont devenus nos dieux. Alors qu’avant on se tournait vers les dieux de nos village pour nous aider à surmonter nos problèmes de tous les jours, maintenant on se tourne vers eux. »

L’exemple récent le plus flagrant pour illustrer ce phénomène est Rajinikanth, qui a débuté sa carrière en 1975. Alors que Haasan, 57 ans, jouait le héros, Rajinikanth a joué le méchant dans un bon nombre de films au début de sa carrière. Aujourd’hui il continue à attirer les foules. Haasan a vieilli, comme Clint Eastwood ou Robert De Niro à Hollywood, mais Rajnikanth, 61 ans, a vécu l’apothéose d’un Elvis, et est entré dans la légende du cinéma tamoul.

« [Rajinikanth] est le premier à recevoir le label de superstar », explique Uma Vangal. « Nous avons des noms pour toutes nos stars. Nous avons Star Suprême, Héro Universel, Leader Révolutionnaire, Jeune Révolutionnaire, Roi des Amoureux, Roi de la Romance, ou encore Prince de la Romance », explique-t-elle. « Rajinikanth incarne toutes ces facettes de héros, tout ce qui est requis dans le cinéma tamoul, et c’est pour cela qu’on l’appelle Superstar. »

L’origine des superstars

Que ce soit dans leur forme ou leur contenu, les premiers films tamouls ressemblaient aux romances bollywoodiennes de la même époque. Mais leur but et leur message étaient radicalement différents, affirme K. Hariharan, un académicien et réalisateur tamoul dont le film « Ezhavathu Manitahn » a remporté la récompense nationale de l’Inde dans la catégorie de meilleur film régional en 1983.

« [La province] Tamil Nadu voulait faire sécession en 1947 (indépendance de l’Inde), » explique Hariharan. « Ainsi, le cinéma tamoul était en concurrence avec le cinéma hindou national, et a dû développer son propre langage. »

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Pour contrer le fait que la civilisation hindouiste ait été importée au sud par le nord, dans le contexte de ce que les Tamouls surnomment l’invasion « aryenne », les films tamouls des années 1950 et 1960 ont inclus la notion de la supériorité du langage tamoul par rapport aux autres dialectes d’Inde. Ils ont présenté la femme tamoule comme la quintessence de la beauté et  de la chasteté. Ils ont dressé le portrait du héros tamoul comme libérateur de tous les hommes « bronzés » et oppressés par des castes dites inférieures.

C’est la puissance de ces films qui a permis au DMK de dépasser le Parti du Congrès en 1967 – ce qui n’était pas arrivé depuis l’indépendance en 1947. Et c’est ainsi que les nouveaux dieux du sud ont vu le jour.

La figure du héros tamoul, inventée de toute pièce

« Les hommes politiques ont construit comme seul héros de film MGR, le héros folk tamoul par excellence », continue Uma Vangal. « Il incarne toute l’identité ethnique qu’ils voulaient projeter aux nationalistes tamouls. A partir de ce moment-là, tout le culte du héros a commencé. »

Si l’on reprend les mots du scénariste politiquement engagé, M. Karunanidhi, qui dirige aujourd’hui DMK, MGR est devenu un « Robin des Bois » élégant et poétique. Dans des films de capes et d’épées de style Errol Flynn, comme « Manthiri Kumari » (« La Princesse Manthiri »), « Aayirathil Oruvan » (« Un homme parmi un millier »), et « Alibabavum 40 Thirudargalum » (« Ali Baba et les 40 voleurs »), il combat des oppresseurs, libère des esclaves et tue des tyrans.

De même, dans des drames familiaux et épopées mythologiques, les autres grandes stars de l’époque, Sivaji Ganesan et Gemini Ganesan, incarnaient les valeurs idéales du soupirant, mari et patriarche tamouls.

Dans la tradition poétique tamoule, « il y a des poèmes sur le monde extérieur – la rue et la politique – et il y a des poèmes de la maison, dans les drames familiaux », explique Hariharan. « Sivaji Ganesan a en quelque sorte incarné le drame familial, et M.G. Ramachandran, les rues. Il était l’homme des rues. »

La rupture des années 1970

Lorsque Rajinikanth et Kamal Haasan ont remplacé ces figures tamoules idéalisées dans les années 1970, la politique était encore une fois un enjeu essentiel.

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En 1975, Indira Gandhi, la fille de Nehru (premier Premier ministre indien), et la troisième Premier ministre de l’Inde, déclara l’état d’urgence, suspendant les élections et arrêtant de nombreux hommes politiques de l’opposition. Elle aurait dû se retirer de son poste de chef de gouvernement, après que la Cour Suprême ait invalidé sa victoire parlementaire pour cause d’irrégularités électorales. Alors que les autres leaders de l’opposition se voyaient emprisonnés les uns après les autres, au lieu d’appliquer la doctrine de Gandhi de désobéissance civile, le DMK s’est allié à elle, trahissant ainsi ses racines nationalistes tamoules.

Parce qu’il n’y avait aucune alternative politique viable, les gens ont exprimé leur colère culturellement, créant la rupture avec le temps des anciens héros du cinéma tamoul.

Ils ont abandonné leur Ganesan à la voix rauque – l’idéalisation grave de la virilité tamoule – pour le souple et flexible, presque androgyne, Haasan, ancien danseur classique, aux yeux grands et expressifs. Et ils ont troqué MGR – l’éloquent héros des masses oppressées, à la peau relativement claire – avec le mate Rajinikanth.

« Rajinikanth était ce que MGR n’était pas. Il était sombre, laid, il ne parlait pas la langue tamoule correctement, il buvait et fumait – une chose que vous n’auriez jamais vu MGR faire à l’écran, » raconte Hariharan.

Un superhéros auquel les tamouls peuvent s’identifier

L’image d’homme des classes inférieures que Rajinikanth, ancien chauffeur de bus, a développé lui a valu une adhérence de ses fans plus passionnée qu’elle ne le fut pour MGR. Et en la créant, Rajinikanth a par la même réinventé le blockbuster tamoul, le différenciant de plus en plus des autres films nationaux et régionaux.

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Connu pour faire rimer ses aphorismes, pour ses dialogues « punchy » ou ses gestes et mimiques personnels – comme lorsqu’il lance une cigarette dans l’air et la rattrape avec la bouche – que l’on retrouve dans tous ses films, Rajinikanth brise toutes les conventions du cinéma. Ses films ayant eu le plus de succès semblent, vu de l’extérieur, être des mélanges bizarres de genres, mêlant bagarres gigantesques, grosses farces de comédie classique, numéros de danse et épisodes de romance, sans aucune logique ou continuité.

Pour aucune raison particulière, il lève la main et une voiture s’arrête brusquement devant un stop. Il fait craquer son poignet, et la voiture se renverse. Il fait un cercle avec son pied, et un tas de poussière se transforme en une tornade de sable, dans laquelle le méchant est pris au piège. Il attrape la balle du méchant dans son propre revolver et la lui renvoie. Non, il ne se la joue pas du tout superhéros. C’est juste Rajini, comme ses fans l’appellent.

Rajinikanth ou le Chuck Norris tamoul

Il a même ses propres blagues, du même genre que celles de la star des films d’action américains Chuck Norris : « Rajini ne répond pas à l’appel de la nature ; la nature répond à l’appel de Rajini, » « Rajini peut diviser un zéro, » ou « Rajini connaît le secret de Victoria [ jeu de mots avec la marque de lingerie Victoria’s Secret ]. »

A des moments clés de ses films, il fait souvent une pause pour parler à la caméra, s’adressant directement à l’audience. « Je me suis peut-être nourri du lait de ma mère », dit-il, « mais j’ai grandi du lait de la compassion des Tamouls. » Ou bien : « Lorsque je dis quelque chose une fois, c’est comme si je l’avais dit 100 fois. »

Dans une région où la classe et la couleur de peau influencent, de vos entretiens d’embauche à vos possibilités de mariage, le caractère et les phrases cultes résonnent à la maison. Et même si, pour le moment, Rajinikanth n’a pas encore transformé l’un de ses légendaires dialogues en slogan de campagne, comme MGR, tout le monde commence à se demander quel parti politique il rejoindra lorsqu’il arrêtera de tourner.

Mais, j’ai failli oublier, c’est Rajini. Il ne rejoint pas de partis. Les partis le rejoignent.

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Global Post / Adaptation Annabelle Laferrère – JOL Press

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