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Les Espagnols «Perdidos»? Libération l’affirme… peut-être un peu vite

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Les Espagnols «Perdidos» ( perdus) ? Libération l’affirme… un peu vite, selon Franck Guillory, qui revient d’Espagne où il n’a pas trouvé la situation aussi catastrophique que les Cassandre européens veulent bien le dire…

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L’art de la titraille est un art délicat dans lequel la rédaction de Libération et Nicolas Demorand, son médiatique Normalien de directeur, se piquent d’exceller. Comme ils s’en sont donnés à cœur joie tout au long de la présidentielle française, offrant ainsi aux anti-sarkozystes de tout poil les tracts de campagne les plus redoutables.

Libération pessimiste

Jeudi 26 juillet 2012. La « Une » de Libération fait la « Une » en Espagne. Sur fond rouge et jaune aux couleurs du drapeau national, Un «¡Perdidos! » – un péremptoire « Perdus ! » en espagnol : « Malgré les plans successifs de l’Europe, l’Espagne s’enfonce dans la crise. Des Madrilènes racontent leur pays laminé ». Dans son éditorial, Nicolas Demorand en rajoute : « Débâcle » – sans point d’exclamation cette fois. Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles, rappelle tout ce que l’on ne sait que déjà trop… l’asphyxie d’un pays de 46,1 millions d’habitants et 24,4% de chômeurs, qui représente 12,9% du PIB de la zone et emprunte, depuis mercredi matin, à 7,6% à 10 ans sur les marchés obligataires… L’expert ès-Union européenne ressort son couplet sur les ratés de l’intégration de la zone euro, l’immobilisme meurtrier de la BCE… Déjà lu, déjà su.

Double-page suivante. François Musseau, correspondant du quotidien à Madrid, a rencontré quatre Madrilènes, « les visages d’une crise sans fin ». Luisa, retraitée de 73 ans, José Alberto, un pompier de 52 ans, Miguel, comédien de 27 ans, Quique, patron de bar de 48 ans… Chacun d’entre eux partagent leurs points de vue sur la situation de leur pays et, surtout, évoquent les effets concrets de cette crise sur leurs quotidiens et leurs craintes – la perte de souveraineté et la prétendue omnipotence allemande, la « menace » d’une intervention à la grecque, la fierté nationale laminée…

Une crise aux effets perceptibles

Cette crise, même dans les beaux quartiers de la capitale espagnole, comme elle est perceptible ! Oui, les terrasses des tavernas se sont vidées, oui, les commandes dans les restaurants se font avec parcimonie. Oui, les prix des appartements – à louer ou à vendre – se sont effondrés depuis l’explosion de la bulle immobilière de 2007-2008, dans des proportions inimaginables – surtout pour un Parisien. Oui, dans certaines rues, un magasin sur deux a baissé le rideau. Les panneaux « A aquilir » ou « Se vende » ont remplacé les « Rebajas » de soldes interminables et seules les grandes chaînes, les mêmes qu’à Berlin, Londres ou Athènes, semblent en mesure de subsister. Oui, dans chaque famille, la solidarité s’organise – intergénérationnelle. Oui, la très puissante Église catholique, mais aussi les syndicats s’efforcent de pallier les défaillances d’un Etat-Providence exsangue. Et oui, on fait couler l’eau avec modération et on renonce à allumer la climatisation pour éviter des factures ruineuses…

Le refus du fatalisme

Pour autant, la « Une » de Libération, son « Perdidos » – point d’exclamation – est un peu – ô surprise – racoleuse. Au moins, auraient-ils pu oser le point d’interrogation, « ¿ Perdidos ? ». Car, si la situation apparaît compliquée, la vie quotidienne de plus en plus difficile et les perspectives inquiétantes au cœur de Madrid, mais plus encore dans ses banlieues et partout ailleurs dans le reste du pays, les Espagnols ne donnent pas l’impression d’être perdus. Mieux encore, de ce que j’ai pu constater au cours des derniers jours, ils n’ont pas perdu leur volonté de se battre et de trouver une issue à la situation indéniablement compromise – mais pas encore désespérée – qu’ils traversent. On aurait pu attendre de Libération qu’il exprime davantage de confiance dans la possibilité d’une mobilisation citoyenne et de la définition de solutions raisonnables pour éviter le pire. Si même Libération en cet été n’y croit plus, on peut s’inquiéter de ce qu’il adviendra lorsque que, à son tour, en France, la bise sera venue…

L’espoir, toujours…

Ce matin, en découvrant la « Une » de Libération, les Espagnols n’ont pas aimé. Jeudi dernier, lors de la grande manifestation contre le nouveau plan d’austérité du gouvernement de Mariano Rajoy, les slogans pointaient du doigt Bruxelles, Francfort, mais surtout Berlin et Angela Merkel. Un des espoirs de cette foule nombreuse de citoyens ordinaires semblait reposer dans Paris et François Hollande. On avait beau leur expliquer que notre tour pourrait bien venir et que la France n’avait pas élu le 6 mai dernier un homme providentiel… Ils rétorquaient que, malgré tout, peut-être, le gouvernement français serait en mesure de faire davantage pression sur les structures européennes et, par exemple, d’amener enfin la BCE à intervenir. Espoir…

Une étonnante lucidité

Si les Espagnols ne sont pas « perdidos », c’est aussi parce que l’on peut constater, chez beaucoup de ceux avec lesquels j’ai pu m’entretenir – de responsables politiques ou syndicaux des deux bords aux prostituées de la Calle della Ballesta – une étonnante lucidité. Pour l’essentiel, ils s’accordent sur le diagnostic, la fragilité du « miracle » qui, depuis la transition démocratique du milieu des années 70, a conduit à marche forcée l’Espagne dans la Communauté économique européenne puis dans la zone euro. Ils en veulent aux gouvernants – socialistes du PSOE comme conservateurs du Partido Popular – qui ont pêché en entretenant artificiellement, et à grand renfort de subsides européens, une croissance illusoire fondée, pour l’essentiel, sur le bâtiment et les travaux publics – ces secteurs qui en premier se sont effondrés entraînant dans leur sillage tout le reste de l’économie… Tout cela, les Espagnols semblent l’avoir compris et ils semblent aussi avoir compris – et reconnaître – que des efforts sont nécessaires, inévitables, pour rétablir, désormais, une situation si dégradée. Ils y sont prêts mais pas au prix de la remise en cause de tous les acquis post-franquistes.

Prise de conscience et mobilisation

Les Espagnols ne sont pas « perdidos » car cette prise de conscience s’accompagne d’une forte mobilisation. Le 15 mai 2011, en installant leur campement autour de la Puerta del Sol, les Indignados avaient lancé le mouvement. S’ils ont été délogés, la mobilisation citoyenne, elle, ne s’est pas essoufflée et a repris de plus belle depuis le printemps. Dans chaque quartier, le soir, il n’est pas rare de croiser des petits groupes de voisins, réunis en assemblée pour débattre de la situation politique, économique et sociale. Ils envisagent des actions, suggèrent des solutions et les transmettent aux échelons supérieurs dans un exercice renouvelé de démocratie directe. L’autre soir, au cœur du parc d’el bueno retiro, au pied du palais de Crystal, un autre groupe se réunissait. Chacun leur tour, les participants, mobilisés par Internet, ont évoqué les exemples de soulèvement populaire et de désobéissance civile à travers l’histoire. A la recherche de scénarios possibles pour l’Espagne d’aujourd’hui. Certes, débattre et philosopher ne coûte rien et, souvent, n’aboutit à rien. Mais, il faut sans doute y voir aussi le signe de la lucidité de ce peuple et de la vitalité de sa démocratie.

Une issue politique incertaine

« L’été sera chaud pour une Espagne à sec, » affirme Jean Quatremer. Plus que l’été, on peut imaginer – craindre ou espérer – que c’est plus encore l’automne qui, là-bas, sera chaud. Les syndicats promettent une grève générale, c’est leur rôle… mais, ce n’est pas une grève générale, fut-elle reconductible, qui sortira le pays de l’étau dans lequel l’enferment les marchés financiers et ses créanciers internationaux. L’issue politique est, elle aussi, incertaine. L’Espagne n’est pas la Grèce. Les dernières élections de novembre 2011 ont assuré à Mariano Rajoy  une majorité stable au Congreso de los diputados et, face à lui, l’opposition socialiste, co-responsable de la gabegie actuelle, est laminée. Si la mobilisation citoyenne est réelle – ou en tout cas perceptible -, elle n’a pas encore trouvé de traduction politique concrète. Des voix se sont élevées, la semaine dernière, pour réclamer un référendum sur les plans successifs d’austérité. Aujourd’hui, Mariano Rajoy ne saurait en prendre le risque, mais il devra bien finir par entendre la voix de son peuple, pleine de douleur. Il appartient aux responsables européens, à Angela Merkel et à François Hollande, de lui donner les moyens d’altérer sa politique sans, pour autant, se dédire.

Les Espagnols ne sont pas perdus et nous, Français, ne saurions nous résoudre à leur perte – qui ne saurait être que le signe avant-coureur de notre propre effondrement. La rédaction de Libération aurait été plus inspirée en osant titrer « Sauvez, sauvez l’Espagne ! »    

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