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Wenzhou: le paradis de l’entreprenariat tourne à l’enfer

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Un paradis bien sombre

Dans une ville qui est supposée être un paradis pour l’entreprenariat, l’ambiance est étonnement sombre.  Après des années d’expansion basées sur un accès facile au crédit et sur une main d’œuvre peu coûteuse, les propriétaires de petites entreprises considèrent que le vent a tourné. Les exportations tournent au ralenti, la main d’œuvre est plus chère et le crédit plus difficile d’accès pour quiconque n’est pas une grande entreprise.

Avec environ 400 000 entreprises privées, Wenzhou est depuis longtemps reconnue pour sa forte concentration d’entrepreneurs. La ville est vaste, tentaculaire, et parsemée de petites usines familiales, qui produisent toutes sortes d’objets, et ce dans des quantités impressionnantes. Boutons, sacs, chaussures, lunettes – surtout des lunettes en fait, la production de la ville est multiple.

Mais tout ce petit monde de l’entreprenariat familial pourrait bien se retrouver balayé, tant la conjoncture économique – aussi bien chinoise qu’internationale – le met sous pression.

Le crédit souterrain six pieds sous terre

Nous avons par exemple rencontré Zheng Pei Shen. Cet élégant homme de 32 ans possède avec sa famille une petite usine textile. Fondée il y a cinq ans, elle exporte principalement des manteaux de skaï coloré vers l’Ukraine. Mais, alors que ses propriétaires désiraient l’agrandir et la développer, ils se sont heurtés à un mur lorsqu’ils ont sollicité un crédit

Zheng Pei Shen, dépité, nous confie : « Si vous connaissez des gens, alors vous pouvez faire avancer les choses. Autrement, rien ne bouge. » En fait, depuis une grave crise du crédit qui a secoué la ville à l’automne dernier, il est devenu quasi-impossible d’emprunter.

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Autrefois, il existait une vaste industrie parallèle du crédit, sur laquelle pouvaient compter les petits entrepreneurs que les banques refusaient. Mais, à l’automne dernier donc, une accumulation de défauts de paiement et de suicides de surendettés a causé l’effondrement du système.

Ces banques de l’ombre, illégales mais dans lesquelles s’impliquaient bien des responsables locaux prêtaient presque inconditionnellement aux entrepreneurs des sommes d’argent, et ce, bien sûr, à des taux d’intérêts très élevés. Etant donné que le crédit légal est extrêmement difficile d’accès pour les entreprises privés de taille modeste, nombre de familles de Wenzhou ont eu recours à ce système de prêts.

Mais ce fut à leurs risques et périls. En effet, le crédit parallèle s’est avéré être une pratique très risquée, aussi bien d’ailleurs pour les prêteurs qui ne recouvrent pas leur argent que pour les emprunteurs qui ne peuvent plus rembourser. Shi Xiaojie, une femme d’affaires de Wenzhou, a récemment été arrêtée par la police alors qu’elle tentait de quitter la ville : elle avait accumulé 100 millions d’euros de dette dans le système du crédit parallèle. Autre exemple, encore davantage tragique : un fabricant de chaussures, mis sur liste noire par les banques souterraines, s’est donné la mort en sautant d’un immeuble parce qu’il ne pouvait plus trouver d’argent pour rester à flots.

Depuis, Beijing a tenté de mettre en place un programme pour permettre aux prêteurs souterrains de s’enregistrer officiellement comme des banques. Mais malgré cela, les propriétaires d’usines indiquent qu’il est toujours extrêmement difficile d’accéder au crédit.

L’impossible modernisation

Mais le manque de fonds n’est pas la seule chose qui empêche les petites usines de Wenzhou de se développer. Il suffit de prendre pour exemple la petite usine de Zheng Pei Shen. Les 100 salariés qui y travaillent sont logés dans des dortoirs minuscules, dans une ruelle sombre, lugubre et bruyante.

Quant à l’usine en soi, elle est complètement délabrée, avec ses plafonds très bas et ses escaliers en bois. Il n’y a même pas de sortie de secours signalée. Sachant que l’homme et son frère fument en permanence, il est évident que cela pose des problèmes de sécurité.

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Zheng Pei Shen l’admet lui-même : « C’est complètement informel, et à bien des aspects. » Pour faire des travaux, il faudrait qu’il soit propriétaire du terrain. Mais sa demande a été rejetée par les autorités. Il le regrette : « Le gouvernement ne voudra jamais. Pour une usine de cette taille, il est impossible d’acquérir des terres. » Il est donc très difficile pour une usine familiale de se développer et de se moderniser sereinement à Wenzhou.

Des exportations en berne, une production inadaptée à la Chine

A cause de la situation économique en Europe, cette année a été très difficile pour les Zheng. Avant, ils pouvaient faire un chiffre d’affaire annuel de 5 millions d’euros. La plupart de cette somme vient d’Ukraine, le reste d’ailleurs en Europe de l’Est. C’est Zheng Pei Tao, le frère ainé, qui s’occupe des affaires familiales en Europe. Il passe presque toute l’année en Ukraine à vendre ses manteaux. Il approvisionne en général des vendeurs en plein air, qui revendent ses produits à environ 25 euros.

Les Zheng sont donc très dépendants des exportations, et suivent avec une grande attention la fluctuation des cours du yuan. A long terme, ils s’attendent à ce que ces derniers continuent de grimper, ce qui pénalisera leurs exportations. Alors, ils essayent de s’adapter. L’un de leurs cousins a donc été chargé de s’attaquer au marché intérieur. Avec des résultats mitigés.

Celui-ci a décidé de mettre les manteaux à vendre sur Taobao, l’équivalent chinois d’Amazon. Mais les ventes ne décollent pas. Les frères Zheng se plaignent de ne pas trouver d’individus formés à la vente en ligne à Wenzhou.

Mais à cela, il faut ajouter une donnée majeure : en Chine, les goûts ne sont pas les mêmes qu’en Ukraine. Les femmes chinoises préfèrent les couleurs flashy. Au contraire, les femmes ukrainiennes préfèrent un style plus classique. Et elles sont de manière générale beaucoup plus grandes. La production de Wenzhou n’est pas adaptée au marché intérieur.

« Les vêtements qui se vendent ici en Chine ne se vendront jamais en Ukraine. Ils sont bien trop conservateurs. » soupire Zheng Pei Tao. Lui-même, avec son pantalon vert, ses mocassins blancs et son T-shirt couvert d’une voyante moto, n’a visiblement pas adopté la mode de son « pays d’adoption ».

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Et alors que leurs perspectives de croissance s’effritent, leurs coûts, eux, augmentent de plus belle. Depuis 2009, les frères Zheng estiment que le coût du travail a par exemple augmenté de 20%. Et ce bien que, comme la plupart des entrepreneurs de Wenzhou, ils s’appuient surtout sur une main d’œuvre issue de migrations internes, ce qui est plus avantageux que d’employer des locaux.

Et lorsqu’on lui demande s’il est optimiste quant à l’avenir de l’économie dans sa ville, Zheng Pei Shen botte en touche : « Je dois être optimiste parce que je dois faire des affaires ici. On est des locaux. » L’homme ne se voit visiblement pas partir.

L’entrepreneur de Wenzhou : un débrouillard et un baroudeur

Pour Han Cheng Cheng, les mêmes défis se sont posés cette année et l’année passée que pour les frères Zheng. Lui fabrique des ceintures à destination du marché japonais, sous la marque « Alligator King ». S’il fait des affaires dans le domaine depuis près de huit ans, il a ouvert sa propre usine seulement l’année dernière.

Celle-ci est composée de deux ateliers, qui sont situés dans une ruelle dégradée, étroite et pleine de chiens errants, près de l’aéroport. Dans le premier, une trentaine de travailleurs s’occupe de la fabrication et de la teinte des ceintures. Dans l’autre, une petite salle aux odeurs toxiques et où résonne en permanence de la techno, trois jeunes gens assemblent et polissent les boucles. Pour louer ces installations vétustes, Han Cheng Cheng paye 1800 euros par mois. Et produit entre 80 000 et 90 000 ceintures dans le même temps.

Comme les Zheng, il a trouvé ses clients en vivant à l’étranger pendant plusieurs années. Envoyé par ses parents au Japon après le lycée, il a travaillé pour un fabricant de ceintures et a donc développé de nombreux contacts dans le milieu. Maintenant qu’il est rentré en Chine, il s’entretient toujours 10 à 20 fois par jour avec des clients japonais, le plus souvent grâce à Skype.

Il ne peine d’ailleurs pas à admettre que ses ceintures sont de moins bonne qualité que celles produites au Japon. Mais elles sont évidemment bien moins chères. Il vise en fait le bas de gamme du marché japonais : ses ceintures y sont mises en vente à 10 euros.

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Lorsqu’il a voulu créer son usine en Chine, en pleine crise du crédit souterrain, Han Cheng Cheng n’a évidemment pas pu obtenir de prêt. Il a donc dû utiliser son argent, et a également mis à contribution ses contacts au Japon pour obtenir des fonds.

Des travailleurs itinérants de plus en plus coûteux

Mais, alors même que son usine ne tourne que depuis un an, le trentenaire estime que ses salariés demandent déjà de plus en plus. Dès le départ, il fournissait déjà logement – puisque tous ses travailleurs viennent de provinces lointaines – et nourriture.

« Mais maintenant, ils en veulent plus. » nous dit-il. « De la meilleure nourriture, des meilleurs logements, avec l’air conditionné. »

Chu Shi Song, un jeune homme souriant de 21 ans, est l’un des travailleurs d’Han Cheng Cheng. Tous les jours, de 8h à 18h, il est chargé de teindre les ceintures. Ses doigts sont couverts de teintures et colorants noirs. Il vient d’une famille paysanne dans la province du Hunan, plus loin dans les terres.

Il n’est que l’un des nombreux travailleurs itinérants qui chaque année quittent leur famille pauvre en milieu rural pour partir en quête des salaires plus élevés du secteur secondaire ou tertiaire. Avant de venir à Wenzhou il y a un an, il a travaillé trois ans à Shangaï, 400km plus au Nord. D’abord comme serveur dans un restaurant italien, puis comme peintre dans les docks. C’est ce dernier emploi qui était le mieux payé, 380 euros par mois, mais le travail était trop épuisant.

Il a finalement déménagé à Wenzhou sur l’invitation d’un ami à devenir l’apprenti d’un fabricant de portefeuilles. Maintenant qu’il travaille pour Han Cheng Cheng, il gagne 320 euros par mois, plus qu’au restaurant, et avec de meilleurs horaires. Mais il trouve la ville ennuyeuse par rapport à Shangaï, et sort peu après le travail.

Les travailleurs comme Chu Shi Song sont un signe des progrès économiques du pays. Il y a encore une génération, ce jeune homme serait resté travailler à la ferme familiale pour un salaire de misère. Maintenant, il envoie près de 2000 euros chaque année à sa famille. Et voit même l’avenir de manière radieuse : il rêve de voyager en Chine voire même d’aller voir Paris.

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En revanche, pour les propriétaires des petites usines de Wenzhou, les attentes croissantes de ces jeunes travailleurs sont une véritable épine dans le pied. Le Bureau National des Statistiques de Chine estime ainsi qu’au cours de la première moitié de l’année 2012, les salaires des travailleurs itinérants ont augmenté de près de 15% par rapport au second semestre 2011.

Lorsqu’on l’interroge sur ses perspectives économiques, Han Cheng Cheng répond ne pas savoir, ne pas pouvoir prévoir. Il reconnaît ainsi ne jamais avoir imaginé que les salaires augmenteraient autant. Il s’en désole : « Il n’y a plus qu’un enfant par famille maintenant. Du coup, ils sont davantage gâtés. Ils ont plus de demandes matérielles que nous en avions quand nous étions cinq ou six enfants. »

Global Post / Adaptation Charles El Meliani pour JOL Press

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