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Michael Goldfarb dénonce la docilité des journalistes américains

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Un retour difficile

Depuis que je vis à l’étranger, chacune de mes rares visites aux États-Unis est plus déroutante que la précédente. Après vingt-sept années passées ailleurs, on s’attend à des changements. Mais le peu de souvenirs qu’il me reste me font passer pour un touriste. Ce que, bien sûr, je ne suis pas.

Cela explique d’ailleurs mon premier « retour à la maison » depuis un an. Juste à temps pour participer à la convention républicaine, qui m’a laissé complètement désemparé. Beaucoup de choses m’avaient préoccupé sur l’état de la nation, mais ce voyage était plus personnel, car il concernait ma profession. Je n’avais pas idée de ce qu’était devenu le journalisme politique aux États-Unis.

Je lis la presse américaine en ligne tous les jours. Je capte aussi quelques bribes de chaînes du câble lorsque des amis m’envoient des liens sur Facebook. Mais me réhabituer à l’information comme si je vivais là-bas a été une expérience profondément choquante.

Le journalisme politique américain en perdition

La société américaine est en crise, et le journalisme politique aggrave cette crise. À l’heure actuelle, le niveau de la presse politique est – je pourrais tourner ça élégamment mais je préfère le dire simplement – tout simplement horrible. Bien sûr, certains collègues font un excellent travail. Mais celui-ci est submergé par une marée de bêtises et de commérages, qui s’inscrit dans une conformité dangereusement pusillanime, et que l’on continue d’appeler journalisme « politique ».

J’imagine que la situation est comme ça depuis longtemps. Ma dernière convention remonte à 2004. Je faisais alors la couverture de la campagne des démocrates à la NPR (National Public Radio). J’ai ensuite voyagé dans l’extrême sud du pays pour réaliser un documentaire, afin de comprendre pourquoi cette région était le creuset de la politique américaine.
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En tant qu’initié, mon inquiétude s’est portée sur la manière dont sont mis en scène les publi-reportages des candidats. 2004 fut l’année ou les comiques ont supplanté les journalistes. J’ai interviewé Lewis Black (un acteur, scénariste et chroniqueur satyrique américain) pour l’émission « Here and Now ». Pour tout vous dire, il était plutôt tranchant et amusant. Mais Lewis n’est pas un journaliste. Il commente la politique comme votre meilleur ami après quelques verres. Désormais, les sketches de ces comiques sont élevés au rang d’analyses politiques. Le scepticisme qu’ils affichent sur scène remplace le scepticisme nécessaire du journaliste.
Et bien entendu, le scepticisme journalistique doit être de mise lorsque l’on découvre que ces conventions ne sont que de la propagande, alimentées par l’argent des Super-Pacs.

Une propagande organisée

Impossible ici de définir le mot scepticisme en théorie. Mais en pratique, la définition de Claude Cockburn marche plutôt bien. D’après lui, la première question qu’un journaliste doit se demander lorsqu’il parle à un politicien est : « Pourquoi cet enfoiré est en train de me mentir ? » Mais qui se pose encore cette question dans la « spin room » [salle où les partisans des différents candidats viennent transmettre des éléments de langage aux journalistes présents, ndlr] au centre du Congrès ?

Pendant ce temps-là, on inonde les gens avec des annonces radiophoniques, alors que les journaux du pays sont en train de mourir, que les bulletins d’informations perdent de plus en plus de téléspectateurs et que les organes de presse penchent de plus en plus vers la partisannerie.

Et la NPR, seul média qui voit son audience augmenter depuis 2004, est ballotée de tous les côtés. Conséquence de cette agitation, la station joue tellement la carte de la sureté qu’elle est presque non-informative. La NPR ressemble à une voiture conduite par des retraités, qui roulent à 80 km/h parce que c’est meilleur pour l’environnement.
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Redéfinir la profession

Je comprends qu’il faille couvrir ces conventions, même si il n’y a rien à y apprendre. Mais cela pourrait être l’occasion pour les journalistes de fournir des synthèses ou un contexte historique qui nous expliquent comment nous avons pu arriver à cette situation politique. Tous les quatre ans et pendant quelques jours, les journalistes ont l’attention de la grande majorité de la nation. Pourquoi ne pas l’utiliser pour approfondir la compréhension générale ? La notion de « contexte » n’existe plus. Les républicains n’ont pas arrêté de dire que la convention américaine servirait à « présenter Mitt Romney à la nation ». Il y a un an de cela, les républicains se sont lancés dans une série de débats pré-primaire sans précédent. Il y en a eu treize en tout. Mitt Romney a participé à douze d’entre eux. Comment se fait-il que l’on doive encore le présenter ?

Malgré les heures de diffusion à la télévision, ou les dizaines d’articles lus dans les journaux, aucun journaliste n’a contesté l’hypothèse que Romney était presque un inconnu. Pire encore, pourquoi ne pas avoir demandé à un républicain de longue date la raison de ce manque d’empreinte sur le public ?
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Le mandat d’Obama passé sous silence

Concernant Barack Obama, toutes les chaînes de radio semblaient à l’unisson. Tous les speakers ont pris une voix triste pour annoncer « qu’Obama n’avait pas réussi à apporter l’espoir et le changement ». Un ton qui semblait dire : «Nous étions prêts à travailler avec vous. Le pays a besoin de guérison, mais vous n’avez pas été à la hauteur. »

La plupart des journalistes présents à Tampa pour couvrir la convention étaient à Washington durant l’été 2009. Moi aussi. Huit mois après que le président a prêté serment, l’Amérique est devenue folle sur la question de la sécurité sociale, le fameux Obama care. J’étais à Washington pour réaliser un documentaire concernant l’abrogation de cette loi. À l’inverse de mes collègues, je n’arrive pas à oublier ce moment. Je me rappelle de Jim DeMint, le sénateur de Caroline du Sud, exhortant à une absence totale de coopération, voulant faire de cette loi un véritable « Waterloo » de l’administration Obama.

C’était il y a trois ans, et pourtant, ce n’est pas de l’histoire ancienne. Mais je n’ai pas entendu une seule personne en parler (pas même les gros bonnets du partie républicain), ou même y faire référence lors de cette convention.
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Demander la permission de parler

Je comprends que les règles du jeu ont changé. Il y a peu de temps de cela, le New York Times publiait un article expliquant la soumission des journalistes politiques. On y apprenait que ces derniers soumettaient leurs questions à l’approbation des camps Obama et Romney, avant même de les poser. J’ai toujours du mal à y croire.

Et pourtant, j’ai dû me faire une raison. Dean Baquet, gérant du New York Times, expliquait la situation : « On encourage nos reporters à ne pas passer cette session d’approbation. Mais c’est une pratique de plus en plus courante, et il faudra apprendre à être plus rigoureux avec ça ».

Je sais bien que la danse entre les journalistes et les figures politiques n’est pas la plus aisée qu’y soit. Vous avez toujours besoin de laisser-passer. Si vous vous faites « griller » à cause d’un politicien qui n’a pas aimé ce que vous avez écrit, vous ne pouvez plus travailler. Il faut donc que le journaliste y mette du sien afin de maintenir son réseau et ses relations. Mais des années de soumission ont changé la donne. Il n’y a plus réellement de relations à « maintenir ».

Trouver des alternatives

Mais il existe des moyens de contourner le problème de l’accès. Il est possible d’ignorer les récits qu’on vous raconte lors de ces meetings ultra-contrôlés. C’est bientôt le quarantième anniversaire de l’affaire du Watergate. À quoi ressemblait la convention républicaine ce jour-là ? Et la convention démocrate ?
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Mais si l’histoire vous effraie, il existe d’autres façons de commenter la politique américaine. Ne dépensez pas votre argent à envoyer des escadrons de journalistes à Tampa ou Charlotte. Envoyez plutôt des producteurs et quelques reporters, et racontez ces « petites histoires de tous les jours » qui contredisent la plupart des points récités inlassablement au cours de ces conventions. Le scepticisme journalistique peut être utilisé de nombreuses manières différentes. Ce scepticisme est censé être le cœur même de notre profession. Et j’en vois si peu en ce moment que ces conventions me donnent envie de pleurer.

Mauvais présage

D’autres cas de figure m’ont attristé et rendu inquiet pour mon pays natal. Mais la plupart sont liés à ce déclin de la pratique journalistique. Les gens ne peuvent plus parler de politique. Ils ne peuvent plus être en accord ou en désaccord. Les mots deviennent les déclencheurs d’un flot de haine personnelle.
Cela me fait penser à un autre évènement historique. C’est actuellement le 20ème anniversaire du conflit bosnien. Durant les mois précédant le début de la guerre, les médias serbes et croates s’étaient engagés dans une campagne de propagande raciste, qui a fini par détruire l’idée d’une Yougoslavie multi-ethnique. L’élite journalistique, bien trop faible n’a pas réussi à renverser la situation, et à contrer le flux de mensonges et de fausses déclarations. Ces personnes, d’horizons différents, qui avaient grandi ensemble et partageait le même style de vie, étaient tout à coup incapables de se parler. Des décennies de développement social se sont effondrées en à peine six mois. Il ne faut pas être féru d’histoire pour connaitre le drame et la terreur que le pays a connus par la suite.

Bien évidemment, le cas américain est totalement différent. Mais si les journalistes ne redécouvrent pas le courage de défier la propagande – phrase par phrase, aussi pénible que cela puisse paraître – et si les dirigeants de presse ne dépensent pas plus d’argent pour envoyer des reporters capables d’obtenir de la vrai info, le malaise américain que j’ai pu percevoir en août pourrait s’accroitre dangereusement.

Global Post/ Henri Lahera pour JOL Press

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