Site icon La Revue Internationale

Lehmah Gbowee: «La paix est indissociable de la Justice»

[image:1,l]

Rencontrer Lehmah Gbowee est une chance. Car celle qui a reçu le prix Nobel de la Paix pour ses actions sociales et ses combats pour les droits des femmes au Liberia préfère l’action de terrain aux salons feutrés de la communication. Nous sommes d’abord frappés par son grand sourire qui éclaire son visage presque enfantin, avec son nez un peu mutin et ses pommettes colorées. Serons-nous impressionnés par elle, la grande combattante du droit des femmes, la fondatrice du Women of Liberia Mass Action for Peace, qui a utilisé des armes aussi inattendues que la grève du sexe, et a participé à la destitution du dictateur Charles Taylor ? En quelques minutes, la glace est brisée, car cette grande dame sait immédiatement créer l’intimité avec ses interlocuteurs.  

Un sens de « l’autre » qui est un peu l’histoire de toute sa vie. Quand elle a travaillé auprès des réfugiées, c’était en se plaçant au milieu d’elles, et non pas à côté d’elles, qu’elle a pu les aider. Quand elle s’est battue au nom des femmes, c’était avec toutes, et non pas seule face à tous. Elle est ici à Paris pour parler de son livre, Notre force est infinie (Belfond), en partance pour le Women’s Forum de Deauville, mais en vérité, c’est de sa vie dont elle va parler et, au travers de sa vie, de celle ses compagnons de route, croisés au détour de telle ou telle action et de l’histoire de son pays, le Liberia. Car avec Lehmah Gbowee, l’intime n’est jamais loin, il se mêle au destin : c’est en effet au plus près du cœur qu’elle cherche toujours à agir et à parler.

Artisan de paix, elle est aussi une combattante du sens. Voilà pourquoi les honneurs en tant que tels ne l’intéressent pas, car comme le lui a rappelé une de ses filles (elle est mère de six enfants), il n’est pas question qu’elle devienne un « ornement » ou  une « décoration ». Même lorsqu’elle a participé à la cérémonie des Jeux Olympiques de Londres, elle était entourée de ses camarades en blanc, porteuse d’une lumière d’espoir, comme celle qu’elle déploie dans chacune de ses actions sociales. Sans concession avec elle-même, y compris avec ses propres démons intérieurs, sans complaisance avec le pouvoir politique, dont elle se tient à distance, et sans illusion quant à l’immensité de la tâche qui lui reste à accomplir, elle nous livre par son témoignage une magnifique leçon de courage. Une bien belle rencontre…

Pourquoi  avoir écrit ce livre « Notre force est infinie » ? Pourquoi maintenant?

Lehmah Gbowee : L’idée est venue après la réalisation du documentaire Pray the devil back to hell (Prie pour renvoyer le diable en enfer) : le réalisateur m’a dit que mon histoire était plus grande que ce qu’un 60 minutes pouvait contenir. Ce fut le point de départ. C’est l’histoire de ma vie. Mais c’est aussi l’histoire d’une victoire sur les tragédies traversées, un récit pétri de souffrance et d’espoir. Je voulais que mon histoire puisse être accessible aux jeunes filles. J’ai accepté d’évoquer mes combats personnels, jusqu’à ma vie sentimentale avec ses chaos et ses violences. Ce n’était pas par manque de pudeur, mais parce que je ne voulais pas mentir : il me fallait dire qu’on pouvait bâtir son destin et construire de belles actions, y compris en combattant ses propres démons intérieurs. Je crois que c’est pourquoi de nombreuses femmes se retrouvent  dans mon livre : elles aussi me disent qu’elles ont connu des périodes difficiles où elles ont perdu espoir, où elles sont tombées dans une mésestime d’elles-mêmes. Elles aussi me disent que concilier leurs différentes obligations n’est jamais facile.

N’était-ce-ce pas aussi une manière de mettre en place la fameuse « méthode Gbowee », fondée sur l’empathie ?

Lehmah Gbowee : Écrire, pour moi, a été sûrement une thérapie. C’est pourquoi j’ai mis plusieurs années à aller au bout du livre. J’y évoque autant mon enfance, mes drames et mes joies, mais aussi tous les sujets cruciaux comme la guerre, le viol,  la difficulté d’être femme, les réfugiés, la politique… Se mettre au milieu c’est peut-être cela l’empathie. Ce qui est amusant c’est que j’ai reçu le prix Nobel l’année dernière, juste au moment où mon livre venait de sortir aux États Unis. Comme si cet « accouchement » d’écriture avait ouvert une nouvelle voie.

[image:2,s]

Quel regard portez-vous sur cette année de « Nobelist » ?

Lehmah Gbowee : Un grand honneur, mais surtout un travail accru. Il a fallu que je m’organise un peu différemment. Je ne voulais pas perdre pied par rapport à mes racines. Je veux toujours rester proche du « terrain », de mes activités en faveur de l’éducation des jeunes filles, aller à l’écoute des femmes en difficulté, œuvrer pour leur reconnaissance. Je dis toujours que je suis une « personne locale placée sur une plateforme d’action globale ». Mais je ne pourrai le faire sans garder cet ancrage concret. Je ne m’engage dans quelque chose, que si j’en ai l’expertise. Je connais mon rayon d’action : l’éducation, l’action sociale, etc. Pour moi, le prix Nobel a juste permis de donner plus d’ampleur à ma Fondation. Mais mes actions se doivent de conserver les mêmes priorités.

Votre souhait pour le prochain prix Nobel de la Paix qui va être décerné vendredi 13 octobre?

Lehmah Gbowee : Que ce prix soit de nouveau donné à une femme ! 85%  des Nobels sont donnés à des hommes, 15 % à des femmes. Est-ce représentatif de la société ? Non. Et en matière de lutte pour la paix, je ne suis pas sûre que les hommes soient les mieux placés !

Quelle personne serait à votre avis la plus légitime ?

Lehmah Gbowee : Je n’ai pas de favori. Je ne le souhaite pas. Ce n’est pas mon rôle. J’exprime juste un souhait en faveur des femmes, car il serait dommage que, parce que l’année passée le Prix Nobel de la Paix a été décerné à trois femmes, l’Académie Nobel se rattrape  désormais avec cinq ans de Nobel pour les hommes !

Quelles relations entretenez-vous avec Ellen Johnson Sirleaf, l’actuelle présidente du Liberia, avec laquelle vous avez partagé votre prix Nobel l’année dernière ?

Lehmah Gbowee : Je n’ai jamais caché mon opinion à son sujet et je l’exprime dans mon livre. Selon moi, Ellen Johnson Sirleaf n’était pas la personne idéale pour le Liberia. Je reconnais toutefois que lors de son premier mandat, qui a débuté en 2005, après treize ans de guerre civile ayant laissé le pays exsangue, elle a reconstruit les infrastructures et relancé le pays dans une logique économique de paix. Nous pouvons noter aussi des avancées sur le plan des droits humains avec le vote prochain d’une loi sur la pénalisation du viol.

Comment jugez-vous la situation aujourd’hui au Liberia ?

Lehmah Gbowee : Malheureusement, je considère aujourd’hui que le régime a échoué  face à la lutte contre la corruption et le népotisme. La population, tout comme moi, est très déçue. Je suis triste, car nous nous sommes tant battus pour la paix et pour un monde de justice… Nous revoyons se mettre en place les privilèges : par exemple les fils de la présidente sont dans les conseils d’administration d’entreprises pétrolières et l’un d’entre eux est vice-gouverneur de la Banque centrale. Vous trouvez cela normal ? Le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse d’augmenter. Il n’y a pas de classe moyenne. Et pour ce qui est du combat pour l’éducation, il n’est pas une priorité, alors qu’il est essentiel si on veut développer une société avec une classe moyenne justement. C’est pourquoi j’annonce officiellement ma démission de la Commission de réconciliation nationale mise en place par le gouvernement fin 2011, à laquelle j’avais accepté de participer.

Cette déclaration est un coup de théâtre ! Avez-vous pris déjà officiellement position dans votre pays pour dénoncer ces abus ?

Lehmah Gbowee : Non, jusque là, je voulais garder mes distances avec le monde politique. Je n’ai jamais voulu être inféodée à une ligne. Il est vrai que je prends la parole à l’étranger aujourd’hui en répondant aux journalistes, ce qui peut sembler un peu lâche. Mais je pense que je ne peux plus me taire et, à mon retour au Liberia, je ne manquerai pas aussi de clarifier ma position, pour dénoncer toute cette corruption et ce népotisme qui font le lit des injustices et vont entraîner de graves déséquilibres dans le pays si on ne réagit pas. Nous sommes en manque de voix morales dans notre pays. Alors je vais parler.

Vous vous rendez au Women’s forum. On vous sait grande défenderesse de la cause féministe. Quel message voulez-vous dire aux femmes ?

Lehmah Gbowee : Ce n’est pas un message pour les femmes, mais pour le monde. Le monde fonctionne à 50 % de ses capacités en se privant de 50 % des humains, à savoir les femmes. C’est cela que je dénonce. Un tel déséquilibre n’est pas bon pour la paix. Il faut que les femmes puissent être reconnues à part entière. C’est pourquoi ma Fondation, qui a trois ans aujourd’hui, est particulièrement investie dans l’éducation des jeunes filles. C’est d’abord en permettant aux filles d’accéder à la formation que nous pourrons leur permettre, ensuite, d’accéder à une place active dans la société. Mon message ne vaut pas seulement pour l’Afrique mais pour le monde entier : il faut que les femmes soient payées de la même manière, il faut qu’elles aient les mêmes chances. Il ne faut pas seulement qu’elles soient présentes de manière subalterne, mais aussi au travers de fonctions de qualité. Mais, à mon avis, pour cela, il ne faut pas seulement se concentrer sur les femmes, il faut aussi intégrer les hommes dans la réflexion, afin qu’ils comprennent que le monde marchera mieux, si les femmes sont mieux reconnues. Mon féminisme vise à promouvoir un meilleur « vivre ensemble ».

C’est cela votre but principal ?

Lehmah Gbowee : Oui. Je me bats pour que ma dernière fille qui a 3 ans n’ait pas à connaître les mêmes combats que les miens. Pour que le monde dans lequel elle évoluera lui donne le droit de choisir et d’exister pleinement. Un monde d’équité et de justice entre les nationalités et entre les sexes.

Cérémonie de remise du prix Nobel de la Paix en 2011

> Retour au dossier : Les plus belles rencontres de l’année de JOL Press

Quitter la version mobile