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J.B.Thomas: «Le droit est partenaire de la croissance économique»

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Jean-Bernard Thomas nous reçoit dans ses bureaux du boulevard Haussman. Il a le sourire des bienveillants et l’énergie des enthousiastes. Sans détour, il se prête au commentaire de l’actualité juridique, non sans nous communiquer sa passion pour le droit. Selon lui, le métier d’avocat est un métier d’avenir. Nous ne demandons qu’à le croire…

Au fil de l’actualité

JOL Press : Quel est votre avis sur la condamnation de Jérôme Kerviel ?

Jean-Bernard Thomas : Je ne vais pas commenter cette décision, car je ne connais pas tous les éléments du dossier. J’ai lu ce qui était dans la presse, mais ce n’est pas suffisant pour bien connaître un dossier. En revanche, en tant qu’avocat, j’ai ressenti un malaise, face à l’hyper-médiatisation par la défense du prévenu de cette affaire.  Je ne suis pas convaincu que cela soit une bonne chose. Je pense même que dans certains cas, cela dessert les intérêts des clients, lorsque les avocats se prêtent à cette mise en scène. En ce qui me concerne, je me suis toujours interdit de faire quelque déclaration que ce soit dans le cadre d’un dossier. Il me semble que dans une telle affaire, complexe, davantage de discrétion eût été souhaitable.

JOL Press : En ce qui concerne l’affrontement entre Google et les éditeurs de presse, pensez-vous qu’un droit européen du droit d’auteur va voir le jour ?

Jean-Bernard Thomas : Cela fait des années que nous cherchons à construire l’Europe. Cela me semble aller plutôt dans le bon sens que d’arriver à avoir un droit européen relativement unifié dans ce domaine ! Le droit anglo-saxon a une approche différente : pourquoi ne pas essayer de construire une approche européenne des questions touchant le droit d’auteur et l’information ? On se trouve face à deux conceptions juridiques en concurrence. En réalité, c’est une guerre économique. D’un côté, il y a une Europe continentale, dont le droit est issu du droit civil, et de l’autre, il y a l’école britannique, fondée sur le Common Law : deux systèmes, deux approches et des intérêts tout à fait différents. Unifier le droit européen autour du droit continental est une approche envisageable, en tout cas pour certaines thématiques.

JOL Press : Le gouvernement de François Hollande s’oriente vers une transformation très profonde du droit de la famille. La profession d’avocat est-elle consultée par le ministère de la Justice ?

Jean-Bernard Thomas : J’espère qu’elle l’est, de façon à ce que les spécialistes de cette matière que sont les avocats aident à la réflexion engagée.

Le droit face aux mutations de la société

JOL Press : Le droit évolue au fur et à mesure des évolutions de la société. Quel est le juste équilibre entre cet accompagnement et un rôle de « gardien du temple » de la cohérence juridique ?

Jean-Bernard Thomas : On dit traditionnellement que les juristes sont des conservateurs. C’est assez vrai. On part d’une analyse de texte qui préexistait, on essaie de l’interpréter de la façon dont cela peut arranger tel ou tel intérêt…, mais on tient au socle initial, tel qu’il avait été défini. C’est une conception très française. Dans la conception anglo-saxonne, le droit est mouvant : l’avocat comme le juge participent progressivement à l’élaboration du droit. Cette approche est en train d’arriver en France, car la loi ne peut plus prévoir tous les cas. Nous sommes en train de passer d’une société institutionnelle à une société contractuelle. C’est la raison pour laquelle on assiste à une augmentation substantielle, ces dernières années, de la population d’avocats, car le besoin est réel. On peut donc être optimistes : le métier d’avocat est une profession où il y a le plus d’avenir pour les jeunes, car nous sommes dans un marché qui va s’ouvrir considérablement.

JOL Press : De quelle manière la fonction du droit a-t-elle changé ?

Jean-Bernard Thomas : Prenons un seul exemple : la création de la société par action simplifiée. C’est une société purement contractuelle. Lorsque ce nouveau type de société a été conçu par un petit groupe de professionnels, dont j’ai eu la chance de faire partie, beaucoup (de nombreux professeurs de droit notamment) se sont trouvés devant un vrai dilemme. Car dans le principe de société classique, il suffisait d’ouvrir le Code et nous avions la réponse, presque « mécaniquement ». Dans ce cas, il appartient non plus au Code, mais au rédacteur des statuts de la société de prévoir tous les cas de figure. Et donc à l’avocat, qui accompagne son client, de définir chaque fois le cadre juridique de ladite société. C’est un immense changement, tant de méthode que de principe ! Il y a une évolution très claire du rôle du conseil : dans ce contexte, l’avocat et le juge deviennent aussi des créateurs de droit. C’est ce qui est en train de se produire en France, de façon encore très insuffisante, mais qui se produira de plus en plus dans les prochaines années.

Fiscalité et compétitivité

JOL Press : Vous êtes membre du Comité juridique du Medef et êtes intervenu dans une tribune pour dénoncer les ravages de l’instabilité fiscale qui règne en France. Est-ce une tradition française que de réformer constamment la fiscalité ?

Jean-Bernard Thomas : Tradition, c’est peut-être beaucoup dire ! Ce qui est certain, c’est qu’en France, on souffre de l’insécurité juridique et fiscale. Le législateur passe son temps à créer de nouveaux textes, qu’il s’agisse du droit fiscal ou du droit du travail ou de tout autre domaine. Tout cela rend la vie extrêmement compliquée pour les particuliers et les entreprises. Or un État a besoin de stabilité juridique. Et les entreprises aussi. Quand on ne connaît pas la règle du jeu, car cette règle est mouvante et qu’elle change de plus avec des prises d’effets rétroactives, cela pose un vrai problème d’insécurité juridique.

JOL Press : Les entrepreneurs réunis sous la bannière « Pigeons » ont manifesté leur désaccord au sujet de certaines taxations jugées excessives. Pensez-vous que le gouvernement est allé trop loin dans ce domaine ?

Jean-Bernard Thomas : C’est un vrai problème. Lorsqu’on se présente à Bercy, que l’on souligne l’absence de réflexion véritable sur les textes que l’on est en train de sortir, et que l’on précise que ces mesures risquent d’entraîner la disparition d’opérations importantes de capital-investissement, la réponse faite par un fonctionnaire est : «On n’a plus besoin de ces opérations en France ». C’est méconnaître le fonctionnement de notre économie… Car si ces opérations ne se font pas en France, elles se feront depuis l’étranger, et les mêmes opérations auront toujours lieu. D’une façon plus générale, ce que je peux dire, c’est que je constate une absence de réflexion préalable dans tous ces dossiers, au bénéfice finalement de la satisfaction d’intérêts politiques partisans immédiats. Ceci est très regrettable et dangereux.

JOL Press : Diriez-vous qu’il existe deux mondes qui ne se comprennent pas : celui la Haute administration et celui des entrepreneurs ?

Jean-Bernard Thomas : Je pense que ces deux mondes se comprennent mal. Il y a un manque de dialogue réel. Il est indispensable que les fonctionnaires qui s’occupent de ces questions aient la volonté de réouvrir un espace de concertation indispensable, et qu’ils la mettent en pratique.

Le droit français face aux enjeux de l’international

JOL Press : Vous êtes conseiller du Commerce extérieur de la France. Quel rôle pensez-vous que le droit français puisse jouer hors de ses frontières ?

Jean-Bernard Thomas : Je vais vous donner un exemple extrêmement intéressant. Au début des années 1970, la stratégie des grandes banques britanniques a été de partir à la conquête du marché français. Ces banques ont toujours été accompagnées par des cabinets anglo-saxons, qui ont ainsi pu, en s’installant en France, devenir aussi progressivement les conseils des grandes banques françaises. Résultat : aujourd’hui, tout le droit bancaire est un droit anglais. Dans certains cas, on arrive à cette aberration, que lorsque la holding d’un grand groupe bancaire fait un prêt à sa filiale, le contrat doit être rédigé en anglais et soumis aux juridictions de Londres !

JOL Press : Considérez-vous que les pouvoirs publics n’ont pas conscience de l’importance de cet enjeu ?

Jean-Bernard Thomas : Le problème que nous avons, c’est que les avocats, mais surtout les pouvoirs publics et les décideurs économiques n’ont pas compris que dans ce domaine-là, le droit était aussi un vecteur d’exportation de l’économie. De la même façon que les banques britanniques ont fait en sorte que le droit anglais devienne le droit de référence, leur permettant ainsi de se mouvoir dans un environnement qui est le leur, de même, il faudrait que les entreprises françaises comprennent qu’en exportant le droit français, elles vont aussi s’exporter elles-mêmes, car cela leur donnera la possibilité de travailler dans un cadre familier. Voilà le travail qui est à faire. Ce n’est en aucun cas une affaire de corporatisme. Il s’agit de provoquer une prise de conscience de l’État et des décideurs économiques sur l’absolue nécessité de faire s’exporter le droit par ses professionnels.

JOL Press : Dans quels pays cette exportation devrait se faire en priorité ?

Jean-Bernard Thomas : Un des grands enjeux d’exportation concerne aujourd’hui le continent africain, qui est en pleine mutation. Les Français y ont une place évidente et sont attendus. Or ils y sont complètement absents. Qui aujourd’hui est en train de formater le droit de nombreux pays africains ? Ce sont soit des cabinets anglo-saxons, soit des cabinets canadiens, soit des cabinets issus de pays comme la Chine. Pourtant, le continent africain va connaître un essor considérable dans les prochaines décennies. Si nous ne comprenons pas que pour être présents il faut y exporter notre droit, nous allons nous trouver en situation défavorable par rapport à la concurrence. N’oubliez pas qu’il y a plus d’un siècle, les Français ont exporté leur droit au Japon, en Égypte et cela a laissé des traces profondes

JOL Press : En juin dernier, l’Ordre des avocats a organisé un forum sur la question des droits des femmes tunisiennes. Comment les avocats français peuvent-ils aider les pays du Printemps arabe ?

Jean-Bernard Thomas : Le Barreau de Paris a une grande vocation dans le domaine des droits de l’Homme, et ce depuis toujours. Il a toujours été présent à l’étranger pour défendre ces droits ou la lutte contre la peine de mort, les droits individuels… Ce colloque était davantage politique que juridique. Mais, bien sûr dans les pays arabes, le droit français pourrait être une formidable source d’inspiration.

JOL Press : Peut-on dire que le droit français prend davantage en compte le respect de la personne individuelle que son homologue anglo-saxon ?

Jean-Bernard Thomas : Dans certains domaines, oui. Prenons un exemple simple : l’intérêt social. Dans les pays anglo-saxons, il s’agit simplement de l’intérêt des créanciers et des actionnaires. L’intérêt social en France est beaucoup plus large : il recouvre non seulement l’intérêt des actionnaires, mais aussi celui des clients et du personnel. Nous sommes donc dans une notion de nature différente. C’est là où nous disons que nous avons un message à faire passer. Car ce message est plus humain que celui des anglo-saxons, qui est de nature plus financière. Il permet à nos entreprises de se mouvoir dans un environnement qui leur est plus familier. Et de bâtir un équilibre plus harmonieux pour les équilibres sociaux.

L’aventure du Bâtonnat : un projet pour une société en mouvement

JOL Press : Vous êtes candidat au bâtonnat, et avez choisi de former un tandem avec une femme, Caroline Toby. Un choix de parité ?

Jean-Bernard Thomas : J’ai choisi d’être en tandem avec Caroline Toby car nous croyons à la parité, dans un Barreau composé aujourd’hui à 51% de femmes. Par ailleurs, Caroline Toby est pénaliste dans le cadre d’exercice d’une petite structure ; moi-même je suis plutôt avocat d’affaires dans une structure plus importante, et plutôt avocat conseil qu’avocat plaidant. Il y a donc une complémentarité évidente. Il est légitime que les avocats se reconnaissent au sein d’une direction qui est conforme à l’état du Barreau. Le rôle des responsables d’une institution est d’abord d’être à l’écoute de l’ensemble du Barreau de Paris. Qui peut mieux être à l’écoute, sinon une équipe composée d’un homme et d’une femme ayant des exercices, des activités et des âges différents, leur permettant ainsi de comprendre la profession qu’ils ont l’ambition de diriger ? C’est la raison pour laquelle nous pensons, Caroline Toby et moi-même, que nous sommes les mieux à même d’être à l’écoute, de faire des propositions et d’agir !

JOL Press : L’association des femmes juristes a fait un travail très approfondi pour défendre l’intérêt des femmes. Que pensez-vous de ces actions ?

Jean-Bernard Thomas : Cette association joue un rôle essentiel dans la mesure où elle fait prendre conscience aux femmes qu’il y a pour elles de grandes possibilités de réussite. Il faut qu’elles osent agir. L’utilité des associations, c’est précisément de pousser les femmes à s’engager, à oser faire « bouger les lignes ». Pour moi – et mon exercice professionnel me l’a toujours confirmé –, il n’y a pas de différences entre les hommes et les femmes. Ambition équivalente, mais parfois plus subtile. Capacité de travail égale. Appétence pour le Droit. Ce n’est pas pour rien qu’il y a chez les avocats, les magistrats et les juristes d’entreprises de nombreuses réussites féminines.  Et chez nous, cela s’est toujours traduit par des rémunérations égales, des positionnements et des perspectives de mêmes niveaux

JOL Press : Quelle vision portez-vous sur votre profession ?

Jean-Bernard Thomas : La profession d’avocat a des possibilités extraordinaires de développement, mais elle n’en a pas conscience et ne s’est pas encore donné les moyens d’y parvenir. La profession d’avocat en France est même assez faible. Le nombre d’avocat est en effet inférieur à ce qui existe dans la quasi-totalité des grands pays. Il y a donc des perspectives de développement tout à fait considérables. De plus, le droit est en train d’évoluer : nous allons avoir besoin de plus en plus de professionnels pour accompagner particuliers et entreprises dans le cadre de notre société de plus en plus « contractuelle ». Demain, nous pouvons imaginer une augmentation relativement substantielle de la profession et du nombre des intervenants de cette profession. Néanmoins, ce n’est pas facile à réaliser, car c’est une mutation à faire – une mutation du comportement des avocats, de leur approche du marché, de leur façon de se structurer… Il faut aussi leur donner l’esprit de conquête.

JOL Press : Quel est votre projet au travers du Bâtonnat ?

Jean-Bernard Thomas : Notre projet est celui-ci : nous sommes au milieu d’une crise, mais la profession a néanmoins en elle-même tous les atouts pour se développer. Depuis une dizaine d’années, des dizaines et dizaines de cabinets étrangers se sont installés en France – en particulier anglo-saxons – : c’est donc bien que le marché existait. Je dis aux avocats parisiens, reprenez les choses en main, ayez une approche différente, conquérez les marchés qui existent, qui s’ouvrent, et à ce moment-là, vous verrez que c’est un boulevard qui s’ouvre devant vous, et que l’avenir peut être radieux. Ce message va se décliner dans un ensemble de propositions très concrètes.

JOL Press : Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jean-Bernard Thomas : Le rôle de l’institution est de représenter les avocats, mais notre conception à Caroline Toby et moi, c’est que nous devons devenir les premiers VRP (NDLR : Vendeur, Représentant et Placier) des avocats. Au-delà de la représentation de l’institution, notre volonté est de prendre les avocats par la main et de les amener sur la voie de leur développement, individuel et collectif. Il faut apprendre aux avocats à chasser en meutes. Chaque fois que, ensemble, nous désirons conquérir de nouveaux marchés, cela fonctionne. C’est l’approche que nous avions eu en 1983 lorsque nous avions créé l’ACAVI – Association des Cabinets d’Avocats à Vocation Internationale – qui a regroupé la quasi-totalité du Barreau d’affaires français. Cette approche a permis le développement du Barreau d’affaires, a facilité la fusion avec les conseils juridiques et aujourd’hui le Barreau d’affaires français représente au moins 40% du Barreau. 

JOL Press : Contrairement à la fusion avec les conseils juridiques, vous étiez opposé au « décret passerelle », qui permettait aux hommes politiques de se reconvertir en avocats. Que pensez-vous de la décison du gouvernement d’abroger ce décret ?

Jean-Bernard Thomas : De manière générale, je suis hostile à tous les textes d’opportunité. J’ai été l’un des premiers à écrire mon refus de voir le Barreau devenir une porte de sortie pour ceux qui avaient échoué dans la politique. Le Barreau n’est pas une poubelle. Qu’il faille revoir les conditions d’accès à la profession, j’y suis tout à fait favorable. L’idée n’est pas du tout de fermer l’accès à la profession d’avocat. L’idée est de déterminer de quel type d’avocats nous avons besoin pour aller à la conquête du marché. On ne devient pas avocat pour vendre son carnet d’adresses, ou pour avoir un statut. Le gouvernement a décidé d’abroger le texte, excellente chose, et de faire de nouvelles propositions. Je pense que le problème est de déterminer d’abord quelles sont les voies d’accès dont nous avons besoin pour accéder à la profession. On a besoin d’avocats qui soient des entrepreneurs et de bons juristes.

JOL Press : Votre avis sur l’état de notre système judiciaire ?

Jean-Bernard Thomas : En France, on aime bien les grands principes. L’école doit être gratuite, l’accès à la santé et à la justice doivent être gratuits… Chacun sait que l’école coûte cher, la santé et la justice aussi. Pour faire un procès, il faut avancer un certain nombre de frais, notamment les honoraires de l’avocat. La justice gratuite telle qu’elle est conçue favorise en réalité le riche par rapport à celui qui n’a pas d’argent. Il faut donc changer les choses. Cela fait partie des structures que nous voulons changer, Caroline Toby et moi, dans le cadre de notre programme.

JOL Press : Selon vous, la profession d’avocat a donc encore de beaux jours devant elle… 

Jean-Bernard Thomas : La profession d’avocat est un métier d’avenir. Les avocats doivent en prendre conscience. Le rôle de l’Ordre, c’est de les accompagner dans le cadre de cet avenir. Je n’ai pas d’inquiétude pour les avocats aujourd’hui. En ce qui concerne le droit français, il faut que les avocats se mettent en ordre de marche et que les acteurs politiques et économiques prennent conscience de la réalité du problème. L’exportation de notre droit est un objectif politique autant qu’un objectif de conquête économique.

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