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Norbert Gaillard: «AAA ou pas, seul le jugement des marchés compte»

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Lundi 19 novembre 2012, l’agence de notation Moody’s, qui avait placé la note souveraine de la France sous perspective négative en début d’année, annonce qu’elle lui retire son AAA. La France est désormais notée AA1.

Si une dégradation paraissait certaine, ou en tout cas très probable, le timing aurait un peu surpris et l’annonce n’aurait été attendue que d’ici quelques semaines. Quelle importance ? L’avis de Norbert gaillard, consultant et auteur de Les agences de notation (La Découverte, 2010). 

JOL Press : La décision de Moody’s de retirer à la France son AAA… C’est une décision qui vous a surpris ?

Norbert Gaillard : Absolument pas. C’est une décision largement attendue si on la replace dans une succession d’événements du même ordre… Depuis la dégradation de la France par Standard & Poor’s, le 13 janvier 2012, et la mise en perspective négative par Moody’s en février 2012.

Que ce soit la confirmation du ralentissement économique ou encore l’absence de mesures fortes en terme de compétitivité et de réduction des déficits, tant par le gouvernement actuel que par le précédent, cela laissait rien présager de très bon en matière de note souveraine.

Le seul élément qui, éventuellement, aurait pu justifier un statu quo, c’est le changement de politique monétaire annoncé par Mario Draghi dans le courant de l’été. Mais, cela n’a pas suffi.

Des responsabilités politiques partagées

JOL Press : La politique conduite par François Hollande et son gouvernement ne convainc pas…

Norbert Gaillard : David Cameron en mai 2010 est arrivé au pouvoir dans une situation assez comparable. Peu avant les élections, Gordon Brown avait vu sa note souveraine placée sous perspective négative. Pas une politique extrêmement austère, et des coupes drastiques dans de nombreux postes budgétaires, le Chancelier de l’Echiquier – ministre des Finances – George Osborne est parvenu à sauver le AAA.

JOL Press : Les responsables de l’opposition, comme de nombreux acteurs économiques, ont donc raison d’hurler au loup ?

Norbert Gaillard : Un peu de prudence est probablement de mise…  

La décision de Moody’s s’accompagne d’une note très précise qui pointe, effectivement, des perspectives de croissance trop optimiste pour les exercices 2013 et 2014. Mais aussi, des faiblesses structurelles de l’économie française et des efforts insuffisants pour restaurer la compétitivité française, dont ne saurait être tenu pour responsable le seul gouvernement en place…

Moody’s livre un véritable réquisitoire, plus clairement énoncé que rarement, sur les erreurs commises par les uns, comme par les autres, au cours des vingt dernières années. Et tous ceux qui se sont succédés au pouvoir depuis deux décennies peuvent être « rassurés », ils ont tous leur part de responsabilité.

JOL Press : Qui a, selon vous, la plus grande part de responsabilité ?

Norbert Gaillard : C’est pour ainsi dire « blanc bonnet et bonnet blanc ». Enfin presque… sur les points noirs mentionnés par Moody’s, la question des retraites, le marché du travail ou la compétitivité, ni la droite ni la gauche ne se sont fondamentalement distinguées – ou, en tout cas, n’ont cherché à corriger les erreurs commises par les autres.

Paradoxalement, les 35 heures ont été dommageables pour l’économie française  mais ont inauguré des négociations entre syndicats des salariés et patrons – qui auraient pu être bénéfiques. En revanche, il est certain que Moody’s et les marchés financiers préfèrent les réformes des retraites conduites par la droite en 1993 et 2003…

Des pays industrialisés sur-notés, une rente de l’Histoire

JOL Press : Pourquoi, dans ces conditions, la dégradation n’intervient-elle que maintenant ?

Norbert Gaillard : Il y avait depuis 2008 ou 2009 déjà de bonnes raisons de nous dégrader – lors du plan Paulson, le plan d’aide américain aux banques, ou lors des aides attribuées à Peugeot. En réalité, Moody’s a sans doute été très complaisante avec la France, mais pas seulement avec la France

JOL Press : À quels autres pays pensez-vous ?

Norbert Gaillard : Traditionnellement, les agences ont, semble-t-il, sur-noté les pays industrialisés. Héritage de l’Histoire, mais aussi raisons de méthodologie.

En effet, les agences de notation dans leurs évaluations accordent une importance toute particulière au PIB par habitant. Or, les PIB par habitant des pays les plus développés restent considérablement plus élevés que les pays émergents – les BRICS notamment –, même les écarts ne cessent de se réduire.

Par ailleurs, les agences ont surestimé la capacité des pays les plus industrialisés à conserver leur capacité à se refinancer, ainsi que la solvabilité des dettes des pays du Sud. Deux phénomènes qui expliquent, très certainement, une surévaluation de la France et de certains de ses partenaires occidentaux.

JOL Press : En même temps, sur les marchés obligataires, la France n’a pour ainsi dire jamais emprunté à des taux aussi bas – sur des emprunts à court terme, on observe même des taux d’intérêt négatifs. Est-ce que ça ne devrait pas se refléter dans la note souveraine et donc justifier un AAA ?

Norbert Gaillard : La France est dans une situation paradoxale.

De par sa capacité à se financer, elle a les caractéristiques d’un « pays du Nord de l’Europe », des taux très bas – comme vous l’avez mentionné. En revanche, au regard de ses caractéristiques de son économie, c’est plus un « pays du Sud de l’Europe » – incapacité à se réformer, doutes croissants sur la capacité à résorber les déficits budgétaires et la dette publique dans un contexte de hausse du chômage et de baisse de la consommation et, dans l’ensemble, une moindre résilience aux chocs susceptibles de frapper la zone euro, comme dans l’hypothèse d’une sortie de l’euro de la Grèce, du fait de banques et de compagnies d’assurance plus fragiles.

Une intoxication aux agences de notation

JOL Press : Comment les agences de notation ont-elles pu acquérir une telle puissance, au point de donner le sentiment d’une omnipotence ? Cela remonte à quand ?

Norbert Gaillard : C’est un processus historique, une évolution qui remonte à plus d’un siècle, à la création de la première « rating agency » en 1909, aux États-Unis à New York. La notation financière est intervenue avant la création de la Federal Reserve en 1913…

C’est d’abord un phénomène américain. Les agences de notation devaient guider les petits fonds d’investissement privés dans le choix de leurs opérations. Mais, très rapidement, les banques et les grands fonds d’investissement ont eu recours aux services des agences de notation. Dans les années 30, décennie de crise, les agences de notation s’imposent, deviennent indispensables.

Dans les années 80, on assiste à ce que j’appelle l’« intoxication », les évaluations des agences de notation prévalent, les pays européens sont touchés. De plus en plus d’acteurs économiques, de plus en plus de décisions reposent sur ces avis… jusqu’à la situation actuelle où trois agences – S&P, Fitch et Moody’s –détiennent 95% du marché.

JOL Press : Mais, il y a aussi leurs responsabilités dans la crise que nous connaissons actuellement…

Norbert Gaillard : Leurs responsabilités, oui et non.

Les agences ont une grande responsabilité dans la crise des sub-primes aux États-Unis, en raison des défaillances de leurs notations d’un certain nombre de produits financiers et, en particulier, la sur-notation des produits structurés.

Par contre, on ne peut pas considérer que les agences de notation sont responsables de la crise des dettes souveraines en Europe. On pourrait juste leur reprocher de sur-noter les différents pays européens. Pour cette crise, la responsabilité relève indéniablement des dirigeants politiques qui, dans les années 90, ont accepté d’intégrer à la zone euro des pays qui n’auraient pas dû y rentrer.

Pour une désintoxication

JOL Press : Comment faire pour réduire l’importance prise par les agences de notation ?

Norbert Gaillard : C’est l’objet du rapport – « Remettre la notation financière à sa juste place » – que j’ai présenté au début de l’été dernier dans le cadre de l’Institut Montaigne.

Il y a au moins trois conditions prioritaires :

Supprimer les références aux notations dans les réglementations financières et revenir ainsi à la mission originelle des agences de notation, à savoir appuyer les petits investisseurs – c’est la désintoxication ;

Veiller à ce que l’AEMF – Autorité européenne des marchés financiers – compare les notes des différentes agences et contrôle leurs méthodologies ;  

Établir un régime de responsabilité civile, même si la désintoxication modifiera les exigences applicables aux agences de notation.

On pourrait aussi souhaiter une accentuation de la concurrence pour casser le monopole des trois agences, mais c’est difficile… Le Cabinet Roland Berger et la Fondation Bertelsmann essaient, l’un et l’autre, de se lancer dans la notation souveraine, mais il faut du temps pour que de nouveaux acteurs puissent devenir crédible.

Patience et réformes…

JOL Press : Standard & Poor’s d’abord, Moody’s lundi… À quand le tour de Fitch ?

Norbert Gaillard : Le AAA est sous perspective négative chez Fitch. Cela peut durer six mois, un an ou un an et demi. Logiquement, il devrait y avoir dégradation et cela d’autant plus que Fitch a la réputation d’être la plus suiveuse des agences.

Mais les experts de cette agence de notation sont confrontés à un véritable dilemme. La question qui se pose à eux est de savoir ce qui pourrait justifier une perspective stable à échéance de six mois, et non ce qui justifierait une dégradation.

Pour des raisons de politique interne, Fitch pourrait attendre pour, par exemple, ne pas jeter de l’huile sur le feu…

JOL Press : Question inverse… La France retrouvera-t-elle un jour son AAA ?

Norbert Gaillard : Pour Standard & Poor’s et Moody’s, il faudra de nombreuses années…

Dans le scénario le plus favorable à l’économie française, des grandes réformes sont lancées en matière de compétitivité et de fiscalité. Et, peut-être, d’ici cinq ou six ans, d’ici à la fin des années 2010, l’espoir d’un AAA pourrait revenir…

JOL Press : Le retour au AAA doit-il être en soi un objectif politique ?

Norbert Gaillard : Le AAA en tant que tel, cela relève largement de l’affichage politique. Avant la dégradation des États-Unis dans le courant de l’été 2011, puis une série de vraies-fausses dégradations de la France dans les mois qui ont suivi, jusqu’à la dégradation de janvier 2012, rares étaient les non-professionnels à avoir entendu parler du AAA et des agences de notation. La défense du AAA a alors été instrumentalisée par certains dirigeants politiques. C’est de l’affichage.

Ce qui compte, c’est la réaction des marchés obligataires, en particulier le primaire et le secondaire. De leur point de vue, il vaut mieux que la France soit deux ou trois crans en-dessous du AAA mais que les réformes nécessaires y soient engagées. Aujourd’hui, comme on l’a dit, les taux restent stables, à des niveaux bas historiques.

Mais, pour combien de temps ? Si, le chômage ayant augmenté comme c’est prévisible, les manifestations se multipliaient et que naissait une certaine incertitude politique, les marchés n’aimeraient pas et réagiraient sans doute.

Autant les ratings évoluent sur le long terme, autant les marchés peuvent, eux, réagir au quart de tour…

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

 

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Qui est-il ?

Norbert Gaillard est économiste et consultant indépendant. 

Sa thèse, rédigée à Sciences Po Paris et à l’université de Princeton, portait sur les méthodologies de notation souveraine. Il a été consultant pour l’International Finance Corporation (IFC), l’État de Sonora (Mexique), l’OCDE et la Banque mondiale. 

Il est l’auteur de Les agences de notation (La Découverte, 2010) et de A Century of Sovereign Ratings (Springer, 2011).

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