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Reem Gibriel: «L’autocensure a remplacé la censure de Kadhafi»

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C’est un couple d’artistes. Elle est céramiste et son mari est poète. Reem Gibriel et Khaled Mattawa ont vécu six ans aux États-Unis avant de rentrer en Libye au début de l’année 2012. Débarassé de Mouammar Kadhafi et de son emprise totalitaire, le pays se reconstruit et, à leur façon, ils entendent y contribuer. Leur terrain d’action, la culture et l’art, sous toutes ses formes. La fondation qu’ils ont créée, la Fondation Arete, multiplie les initiatives pour faire émerger une authentique scène culturelle libyenne. Les 6 et 7 novembre derniers, ils organisaient un happening digne des plus grandes capitales, comme Nuit blanche tripolitaine, First Glance, une projection d’art vidéo dans la Médina de Tripoli.

JOL Press : Comment est née l’exposition First Glance ?

Reem Gibriel, directrice exécutive de la Fondation Arete : Notre objectif était d’introduire l’art vidéo en Libye. Jamais un tel événement n’avait été organisé et les Libyens ignoraient tout des possibilités incroyables que peut offrir cette pratique artistique.

Nous avons considéré qu’il serait plus fort de ne pas organiser une exposition classique dans une galerie, et songé ainsi à la vieille ville de Tripoli, aux ruelles de la Médina. Nous avons ensuite identifié quelques sites où placer les neuf étapes de notre périple.

JOL Press : Ces sites, vous les avez choisis par hasard ?

Reem Gibriel : Nous voulions des endroits symboliques, des sites historiques comme par exemple l’arche romaine de Marc-Aurèle.

Il fallait que ces endroits soient appropriés à l’accueil du public, qu’il y ait suffisamment de place pour y déambuler. De nombreuses parties de la vieille ville demeurent assez inhospitalières. Et puis, nous ne souhaitions pas déranger les habitants de ces quartiers.

JOL Press : Qui sont les artistes participants ?

Reem Gibriel : Ce sont des artistes du monde entier, des États-Unis, d’Europe, d’Argentine, du Japon, mais aussi de Syrie ou d’Égypte… Nous avons présenté onze œuvres individuelles et trois extraits de la One Minute Foundation, un groupe néerlandais qui produit à partir de vidéos d’une minute un magazine mensuel coopératif.

Une découverte de l’art vidéo, une redécouverte de la ville

JOL Press : Y avait-il un thème ?

Reem Gibriel : Absolument pas. À des fins d’initiation, nous souhaitions montrer différentes techniques et sujets. L’idée, c’était l’art pour l’art.

JOL Press : Et tout cela a donné lieu à un véritable succès ?

Reem Gibriel : Absolument, le public a été très nombreux les deux soirs où s’est déroulée l’opération. Les visiteurs qui, pour la plupart, n’avaient jamais mis les pieds dans une galerie ou un lieu d’art, étaient enthousiastes, les volontaires, qui assuraient l’organisation à chaque station, aussi…  Deux choses en une : c’est une découverte de l’art vidéo et une redécouverte de la vieille ville.

Nous avions songé à étendre l’exposition, mais cela n’a pas été possible.

JOL Press : Vous recommencerez l’an prochain…

Reem Gibriel : Nous espérons bien. Notre fondation, la Fondation Arete, vient de lancer un plan d’action d’un an pour initier à l’art vidéo de jeunes artistes. Et nous espérons pouvoir inclure dans notre édition de l’an prochain des vidéastes libyens.

Mais, sans attendre, nous allons reproduire l’événement à Benghazi, probablement début 2013, en janvier.

42 ans de régime totalitaire

JOL Press : Tout cela n’était pas possible du temps de Mouammar Kadhafi. Il n’y avait pas de vie culturelle à proprement parler, n’est-ce pas ?

Reem Gibriel : C’est le moins que l’on puisse. Conformément aux préceptes du petit « Livre vert » – la bible kadhafiste -, tout devait être orienté autour du régime.

L’État avait généré comme une dépression nerveuse chez les artistes. Ils avaient perdu tout désir de s’aventurer sur de nouveaux terrains, d’explorer, de s’exprimer. Le processus créatif était totalement muselé.

Par-dessus tout, il ne fallait pas se distinguer, sortir du lot, dire « je ».

JOL Press : Et puis, il fallait vivre, gagner sa vie…

Reem Gibriel : Oui, la pression économique était très forte. La plupart des artistes ne pouvaient pas s’offrir le luxe de se consacrer véritablement à leur art. Vivre de son art, pouvoir élever ses enfants, c’était impensable.

La seule pratique artistique économiquement viable, c’était l’art traditionnel… Tout ce dont les étrangers, hommes d’affaires de passage, raffolaient. Pourquoi dans ces conditions être tenté de développer une œuvre originale, personnelle ?

JOL Press : Depuis la révolution, le départ, puis la mort de Mouammar Kadhafi à l’automne 2011, la situation a-t-elle réellement changé ?

Reem Gibriel : Cela prend du temps, mais la situation évolue. En 42 ans de dictature, soumis à un régime totalitaire, les Libyens ont perdu l’habitude et la capacité de porter un regard critique sur le monde qui les entoure.

Aujourd’hui, l’essentiel de l’art produit est un art de la réaction, de réaction à la révolution et aux changements en cours. Ainsi, est-il difficile de trouver en peinture un tableau sans le nouveau drapeau libyen.

Lentement, mais sûrement, nous évoluons vers une forme de critique plus sérieuse et fondamentale.

Le règne de l’autocensure

JOL Press : Mais, désormais, les artistes sont libres de s’exprimer. Finie la censure ?

Reem Gibriel : Oui, il n’y a plus de censure à proprement parler. Mais une nouvelle forme de censure a fait son apparition, l’autocensure. Au-delà des changements politiques, la société libyenne est par nature très traditionnelle. La question religieuse reste ainsi profondément taboue et, en conséquence, un certain nombre de thèmes et de registres ne sauraient être abordés.

Le fait même qu’il puisse y avoir une autocensure ne saurait être abordé publiquement.

Mais le gouvernement n’y est pour rien.

JOL Press : Concrètement, de quelles infrastructures culturelles dispose la « nouvelle » Libye ?

Reem Gibriel : C’est très difficile de trouver une salle de cinéma à Tripoli et dans le reste du pays. C’est même quasi impossible. Avant l’arrivée de Kadhafi au pouvoir, il y avait quelques cinémas dans le pays. Le régime les a réquisitionnés et ils n’ont pas été entretenus. Avec la révolution, les propriétaires privés ont demandé à récupérer leurs biens. Pour autant, ils n’ont pas les moyens de rouvrir ces cinémas et ils transforment les locaux à d’autres fins. Une organisation organise un festival du documentaire et elle dispose d’une salle de projection, mais elle est en très mauvaise état et n’a pas l’air conditionné.

JOL Press : Et pour ce qui est des galeries d’art ?

Reem Gibriel : Il y a deux galeries à Tripoli – dont une dans les locaux de l’ancien consulat de France dans la vieille ville – et une – un centre culturel – à Benghazi.

J’ai connaissance de trois autres projets en cours de réalisation : deux galeries générales et une dernière consacrée exclusivement à la photographie. Ce serait inédit en Libye.

La (re)construction culturelle

JOL Press : Votre Fondation Arete joue un rôle considérable dans cette lente, mais bien réelle, renaissance culturelle libyenne…

Reem Gibriel : Nous nous y efforçons. Avec mon associé – et mari -, le poète Khaled Mattawa nous avons lancé la Fondation Arete au début de l’année 2012, quand nous sommes revenus des États-Unis où nous vivions depuis 2006.

Nous avons commencé par organiser des conférences d’artistes, des rencontres thématiques, puis le Festival international de poésie de Tripoli, et puis First Glance… Nous avons aussi un programme hebdomadaire de projections de films avec deux cycles – les classiques du cinéma mondial et les perles du cinéma indépendant. Notre objectif est de donner accès, aux étudiants notamment, à toutes les œuvres fondamentales.

Nous avons eu la chance de recevoir le soutien de nombreux volontaires et les financements de diverses structures libyennes ou étrangères. Dans ces conditions, nous nous efforçons de faire le maximum.

Ce sera long, mais les changements sont en cours…

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

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