Site icon La Revue Internationale

Débattre avec Marine Le Pen, pourquoi c’est si périlleux

[image:1,l]

Dix ans après un duel entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Jean-Marie Le Pen, un nouveau débat entre le résident de la Place Beauveau et le leader du Front national aura lieu, jeudi 6 décembre sur France 2, dans l’émission Des paroles et des actes

Un débat qui s’annonce agité, après les déclarations de Marine Le Pen qui qualifiait la semaine dernière dans un communiqué Manuel Valls d’« immigrationniste forcené » qui ouvre« les vannes d’une régularisation massive de clandestins ». Pour mieux comprendre l’événement, Christophe Prochasson, historien et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a bien voulu répondre aux questions de JOL Press.

 

JOL Press : Vendredi dernier, François Hollande a consulté la présidente du FN, comme les autres chefs de parti, sur les suites à réserver au rapport Jospin. Le président de la République pouvait-il refuser de l’inviter ?

 

Christophe Prochasson : Je ne pense pas. Marine Le Pen est à la tête d’un parti légal, présent à l’Assemblée nationale mais aussi dans les conseils régionaux et municipaux. François Hollande devait en prendre acte.

JOL Press : Jeudi prochain, David Pujadas recevra Manuel Valls. Au cours de l’émission, le ministre de l’Intérieur sera confronté à Marine Le Pen. Assiste-t-on à une normalisation du Front national ?

Christophe Prochasson : Il faut s’interroger sur la définition de la normalisation. Le Front national est un parti normal et légal. Il se conforme aux règles du jeu. Quant à savoir si son idéologie est en rupture avec les « valeurs républicaines » ou le consensus national, c’est autre chose.

Le FN a toujours défendu une idéologie à l’intérieur de la République. Que certains de ses électeurs, dans la mouvance de l’Action française, remettent en cause les institutions, c’est une réalité, mais ce n’est pas le cas du parti. Le FN est-il en rupture avec les valeurs des droits de l’homme ? Je ne le crois pas. Il en a une vision différente des autres partis de gouvernement, mais il ne remet pas en cause ces valeurs. Le Front national est une version plus dure d’une idéologie conservatrice ancrée dans la droite française.

JOL Press : Marine Le Pen souhaite-t-elle la normalisation ? Quel intérêt pour elle ?
 

Christophe Prochasson : Marine Le Pen infléchit la stratégie politique de son père. Jean-Marie Le Pen s’inscrivait plus dans une stratégie de tribun de la plèbe qui ne souhaitait pas accéder au pouvoir. Le FN était alors à la droite ce que le Parti de gauche est à la gauche aujourd’hui. Marine Le Pen change très sensiblement de stratégie en visant le pouvoir dans un délai beaucoup plus proche. Elle souhaite une absorption de la droite par le FN qui deviendrait alors un grand parti conservateur. C’est une option possible mais peu probable.

Ce qui est plus envisageable, en revanche, ce sont les alliances au niveau local. On imagine très bien ces accords dans le Nord ou le Sud-Est, où le FN est bien implanté. Marine Le Pen veut le changement car elle souhaite devenir respectable et se sent prête à récupérer des thèmes républicains à son compte. En faisant de la laïcité son cheval de bataille contre la religion musulmane, elle joue une carte très astucieuse car elle rejoint en cela une certaine partie de la gauche.

JOL Press : Va-t-elle être obligée, à terme, de sortir de ses thèmes de prédilection comme la sécurité ou l’immigration ?
 

Christophe Prochasson : Marine Le Pen aurait tort de renoncer aux thèmes de la sécurité et de l’immigration, c’est son fonds de commerce qui continue de lui apporter des voix. En revanche, s’il est un thème sur lequel elle est en parfaite opposition avec la droite conservatrice, c’est sur l’Europe. À l’heure où la zone euro est sur le chemin de la sortie de crise, son discours ne pourra pas être accepté par la majorité des électeurs UMP, car la droite française est très attachée au projet européen.  

Cependant, il est important de souligner que Marine Le Pen est une femme politique de son temps. Elle est pragmatique. Rien ne dit qu’elle ne changera pas d’avis sur l’Europe. Elle est beaucoup moins idéologue que son père. Ce qui compte surtout pour elle, c’est la communication. Il ne faut pas trop intellectualiser la politique aujourd’hui. Les idées ont moins d’importance que les postures.

JOL Press : À ce propos, la normalisation des idées doit-elle impliquer une normalisation dans la forme, dans le comportement ?
 

Christophe Prochasson : Marine Le Pen devra en effet changer de comportement. C’est indispensable et elle l’a compris. Florian Philippot, vice-président du Front national chargé de la stratégie et de la communication, est très représentatif de la nouvelle génération : il est calme, énarque, posé… L’agressivité de Marine Le Pen, qu’elle a héritée de son père, est ce qui lui permet de garder son parti. Elle doit, d’un côté, montrer aux militants qu’elle est intransigeante, mais pour séduire l’électorat plus bourgeois de la droite conservatrice, elle doit calmer ses élans d’humeur.

JOL Press : Est-ce plus facile d’affronter Marine Le Pen si on est de gauche ?
 

Christophe Prochasson : Les difficultés sont différentes. Si on est de droite, on concourt pour un même électorat, il convient donc de se démarquer mais pas trop. Si on est de gauche, c’est plus facile en apparence. Certes, on peut dénoncer les « propos inacceptables » du Front national, mais le discours de Marine Le Pen peut aussi séduire une grande partie de l’électorat de gauche, en particulier les couches populaires. C’est un peu le discours de la plèbe contre les puissants. Le populisme et la démagogie sont souvent très difficiles à contrer. Pour résumer, ce n’est pas simple pour la droite car le Front national est un concurrent direct, c’est aussi compliqué pour la gauche car c’est un concurrent indirect…

JOL Press : On se souvient du débat entre Jean-Marie Le Pen et Nicolas Sarkozy et de celui entre Marine le Pen et NKM. Que cherche à prouver un homme politique qui affronte un leader du Front national ?
 

Christophe Prochasson : Je me souviens surtout du débat entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie. Tapie voulait prouver qu’il pouvait être une aussi « grande gueule » que lui et cela avait été assez efficace. Mais cette période est terminée. Manuel Valls devra montrer que le Front national n’est pas un parti de gouvernement et que ses propositions ne sont pas crédibles. Quitter l’euro serait une folie, par exemple. Avec Marine Le Pen, il ne faut pas agiter le drapeau de la morale.

Le Front national est dans le paysage politique depuis plus de trente ans, sa légitimité n’est pas à remettre en cause. Il en est au même stade que le Parti communiste dans les années 1950. C’est un parti républicain. Le seul moyen de le combattre, c’est de l’attaquer sur les idées.

JOL Press : Un débat avec Marine Le Pen, c’est une aubaine pour les chaînes de télévision?
 

Christophe Prochasson : Évidemment, c’est un peu un spectacle. C’est moins spectaculaire qu’avec Jean-Marie Le Pen qui était plus cultivé et plus provocateur, mais la télévision a besoin de « clients » comme elle. Marine Le Pen est un vrai produit de télévision, mais Manuel Valls n’est pas mauvais non plus.

La difficulté pour eux sera de marquer leurs différences. La présidente du Front national ne devra pas se montrer trop proche de la politique du gouvernement socialiste, et le ministre de l’Intérieur devra imposer sa différence pour ne pas donner l’impression de s’aventurer sur les plates-bandes du parti d’extrême droite. Un vrai numéro d’équilibriste…

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Marine Le Pen et Manuel Valls, dans « A vous de juger », jeudi 9 décembre 2010 sur France 2
Biographie de l’auteur
 

Christophe Prochasson est historien et directeur d’études. Il occupe les fonctions de directeur des Éditions de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) depuis septembre 2007.

Spécialiste d’histoire culturelle et politique, il a publié plusieurs études sur les intellectuels, la gauche et la République. Il est aussi l’auteur de La Gauche est-elle morale ? (Flammarion, 2010), essai issu d’un séminaire qu’il anime à l’EHESS.

Quitter la version mobile