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Valls-Le Pen: «un face-à-face qui tient plus du cirque que de la politique»

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Dix ans après un duel entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Jean-Marie Le Pen, un nouveau débat entre le locataire de la Place Beauvau et le leader du Front national aura lieu jeudi 6 décembre sur France 2, dans l’émission Des paroles et des actes

Un débat qui s’annonce agité, après les déclarations de Marine Le Pen qui qualifiait la semaine dernière dans un communiqué Manuel Valls d’« immigrationniste forcené » qui ouvre« les vannes d’une régularisation massive de clandestins ». Pour mieux comprendre l’événement, Jacques Le Bohec, Professeur en sciences politiques et spécialiste du Front national, répond aux questions de JOL Press.

JOL Press : Vendredi dernier, François Hollande a consulté la présidente du FN, comme les autres chefs de parti, sur les suites à réserver au rapport Jospin. Le président de la République pouvait-il refuser de l’inviter ?
 

Jacques Le Bohec : Il pouvait, étant donné qu’il ne s’agit que d’une coutume républicaine à laquelle tous les présidents ont sacrifié. Le critère majeur auquel ces acteurs politiques de premier rang sont sensibles, c’est la présence d’élus dans l’une des deux chambres. Or le Front national a obtenu deux députés en juin dernier. Il n’est donc pas si étonnant qu’un François Hollande, qui ne se caractérise guère par son originalité, ait invité l’héritière de la marque FN. On parle donc de comportement « républicain ».

Mais cette invitation revêt également une dimension strictement politique. Marine Le Pen n’est pas son père sous tout un ensemble d’aspects. Femme, elle semble moins dangereuse. Ne préfère-t-on pas les « beurettes » aux beurs dans le milieu politique ? Son parcours personnel la rend plus acceptable aux yeux des élites, son père étant jugé indigne en raison des nombreuses « casseroles » qui tintinnabulent dès qu’il apparaît et que ses adversaires n’hésitent pas à faire sonner.

Elle a également hérité, non seulement de l’organisation présidée par son paternel depuis sa création en 1972, mais également de capitaux typiques de la bourgeoisie. Elle a bénéficié de conditions de vie meilleures que son père et n’a pas dû franchir les barrières de façon plus ou moins acrobatique qui l’ont conduit à devenir millionnaire. Elle ne présente donc pas les attributs négatifs du parvenu impur à qui on ne peut sans déchoir ouvrir toutes grandes les portes du paradis terrestre (l’accès aux élites, parisiennes il va de soi).

JOL Press : Jeudi  prochain, David Pujadas recevra Manuel Valls. Au cours de l’émission, le ministre de l’Intérieur sera confronté à Marine Le Pen. Assiste-t-on à une normalisation du Front National ?
 

Jacques Le Bohec : Je ne crois pas que l’on puisse s’exprimer avec ce terme, car il induit en erreur. Jean-Marie Le Pen a été bel et bien intégré à l’offre politique dès 1984, suite aux résultats locaux de 1983 à DreuxAulnay-sous-bois et Auray dans le sud du Morbihan. Le terme de « normalisation » suppose que le ou la leader du FN serait toujours en instance d’intégration alors que cela fait longtemps qu’il l’est. Mais il l’est de façon paradoxale : les craintes qu’il suscite entrainent des réactions qui le placent au centre de la vie politique.

À l’instar des élections européennes du 17 juin 1984, lorsque le RPR et l’UDF avaient cru bon de s’unir derrière Simone Veil pour isoler le parti honni et mettre en avant la menace qu’il représenterait. Cette intégration de longue date se vérifie aussi pour les médias nationaux dominants. Dès 1982, pour faire diversion suite à son renoncement peu courageux de réformer en profondeur la société française, François Mitterrand, figure tutélaire sous laquelle l’actuel président s’est placé durant la campagne présidentielle du printemps dernier, avait demandé à TF1, alors chaine publique, d’inviter J.-M. Le Pen, ce qui fut fait en juin. Le PS de l’époque avait besoin d’un bateleur provocateur et frustré comme lui pour « distraire » les journalistes et les publics des réels problèmes.

Ce n’est pas un hasard non plus que l’émission politique phare d’Antenne 2 dans les années 1980-1990, L’Heure de vérité, l’invita quasiment une fois par an. Certes, on essayait de le « coincer », mais suffisamment maladroitement pour que le spectacle soit au rendez-vous et qu’il en ressorte satisfait. N’apparaissait-il pas, interrogé par des grands noms du journalisme, comme un défenseur des petits, quelqu’un qui ne s’en laissait pas conter face à des représentants de la bourgeoisie pleins de morgue et de suffisance.

Cette attitude ne les a d’ailleurs pas quittés depuis et ils conservent une place de choix dans les grands médias. C’est dire que ce traitement faussement oppositionnel à J.-M. Le Pen servait ses intérêts partisans, notamment en réussissant cette performance de le faire apparaître comme une victime.

JOL Press : Marine Le Pen va-t-elle être obligée, à terme, de sortir de ses thèmes de prédilection comme la sécurité ou l’immigration ?
 

Jacques Le Bohec : Je l’ignore. On peut compter sur son savoir-faire désormais assez aguerri pour s’arranger des questions qui lui seront posées et pour éventuellement les détourner. Mais il n’est pas certain qu’elle y ait intérêt s’agissant d’invariants du discours du FN.

Mais ce qui est important, c’est qu’elle assurera le spectacle attendu par les organisateurs. Il n’est pas sûr que ce soit du très grand journalisme, témoignant d’un grand courage, que d’organiser un face-à-face qui tient plus du cirque que de la politique. Surtout quand on connaît les questions superficielles et timorées posées par les journalistes prévus dans l’émission.

On doit donc s’interroger sur l’existence même de ce genre d’émissions, qui sert les intérêts des protagonistes sous prétexte d’un débat démocratique. Les débatteurs ont ainsi un intérêt convergent à exhiber des divergences alors que M. Valls est accusé de faire du lepénisme dans sa vision sécuritaire et ethnique de la société française.

M. Le Pen a tout intérêt à réactiver les thèmes traditionnels du FN pour ne pas se couper des soutiens historiques de son parti. Et les journalistes visent un taux d’audience grâce à cet affrontement qu’ils espèrent à couteaux tirés, plein de répliques homériques. Cette complaisance avec l’idée que les problèmes importants sont ceux-là, au mépris d’une réelle connaissance des motivations des électeurs, souvent peu politiques, relève de convictions erronées (consternantes) ou de stratégies cyniques (diversion).

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Biographie de l’auteur

Docteur en science politique, Jacques Le Bohec est Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière (Lyon II). Il est l’auteur entre autres de Les interactions entre les journalistes et J-M Le Pen (Editions L’Harmattan – octobre 2004) et Sociologie du phénomène Le Pen (Editions La Découverte – septembre 2005).

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