Site icon La Revue Internationale

Au marché nocturne de La Havane, le capitalisme s’épanouit

cuba5.jpgcuba5.jpg

[image:1,l]

Si Cuba n’a pas encore saisi la main invisible d’Adam Smith, le pays a néanmoins donné un peu d’espace à un marché invisible. Ou du moins, invisible pendant la journée.

Car ces derniers mois, une fois la nuit tombée, sur un terrain vague aux portes du district Mariano de La Havane, une quantité impressionnante de petits commerçants autonomes se rassemble.

Le libéralisme à la lueur des portables

Chaque soir, après le coucher du soleil, les camions et les tracteurs arrivent des quatre coins de l’île chargés de produits frais et font la queue pendant des heures pour obtenir une simple place de stationnement.

Devant les hayons ouverts de leurs véhicules, les agriculteurs et marchands de gros vendent leurs produits à la criée et échangent l’argent en espèces, le tout à la lueur des écrans des téléphones portables et des lanternes. De jeunes hommes traînent des caisses de tomates et des sacs de patates douces entre les rangées de camions, esquivant les vendeurs ambulants qui circulent sur des tricycles de fortune surchargés d’ananas et de concombres.

[image:2,l]

Pour l’instant, le gouvernement ferme les yeux

Pour l’instant, à Cuba, voilà ce qui s’approche le plus de la salle des marchés de la Bourse de New York. Mais c’est aussi une avancée importante pour ce pays où les bureaucrates de l’État tentent de fixer des prix aux produits depuis plusieurs décennies.

« Comment appelle-t-on cet endroit ? » demande un journaliste à un jeune vendeur. Il hausse les épaules. « Je ne sais pas, avoue-t-il. Nous l’appelons ‘El Hueco’ [Le Trou] ».

On comprend facilement pourquoi. La parcelle de terrain est peu à peu devenue un amas de boue à cause de la pluie. Le mercredi et le dimanche soir, des embouteillages se forment tellement les chariots sont nombreux, incitant les acheteurs à s’enfoncer encore davantage dans la mêlée. Il n’y a ni toilettes, ni poubelles, ni pancarte. Et pour finir, les autorités communistes n’ont pas encore décidé si elles allaient laisser ce marché se développer ou l’interdire.

[image:3,l]

Au-delà des quotas de production

« Ce qui est super, c’est que nous pouvons vendre en gros ici, déclare Yulian Castillo, 28 ans, qui propose des régimes de bananes et des sacs de 50 kg de racine de taro pour 260 pesos – environ 9 euros. Nous n’avons pas besoin de sortir dans la rue pour trouver des clients. »

Yulian Castillo a dû vendre les deux tiers de sa récolte annuelle à l’État, qui n’autorise les agriculteurs à vendre leurs produits au prix du marché que lorsqu’ils ont atteint leurs quotas de production. Cependant, le jeune producteur affirme que cette année, le gouvernement lui a acheté sa récolte à un prix décent. Il est donc libre de vendre le reste ici.

« J’aime l’agriculture, mais je préfère être ici, avoue-t-il en jetant un œil sur le marché grouillant. J’aime venir ici, faire des affaires, acheter et vendre. Cela ne m’ennuie jamais, je suis toujours en mouvement. »

La loi de l’offre et de la demande

Cuba possède des millions d’hectares de terres agricoles fertiles, et importe pourtant près de 70 % de sa nourriture. Des importations qui ont coûté 1,5 milliard de dollars au gouvernement l’année dernière.

Le combat permanent que mènent les autorités communistes pour aider les agriculteurs locaux à produire davantage les a conduites à concéder un rôle important à l’investissement privé dans l’agriculture. Un changement de comportement qui commence seulement à toucher les autres secteurs de l’économie.

Et tandis que dans toutes les villes du pays, le gouvernement a longtemps permis aux petits détaillants de fonctionner sur le mode de l’offre et de la demande, il n’existe aucun marché de gros où les producteurs de toute l’île pourraient venir vendre en grandes quantités.

[image:4,l]

Vente directe… et libérale

Ce marché nocturne est donc une aubaine pour les agriculteurs et les intermédiaires en fruits et légumes. Il permet aux rouages du commerce de tourner plus efficacement en mettant les producteurs et détaillants en relation directe.

Mercredi dernier, plusieurs agriculteurs ont transporté leurs citrons à travers toute l’île, depuis Santiago de Cuba, situé à quelques 800 km de là. Des producteurs d’oignons étaient également venus de la province de Sancti Spiritus, dans le centre de Cuba, dans un vieux camion de fermier Ford, et des marchands de Matanzas vendaient des courges à moitié prix par rapport aux tarifs pratiqués dans les marchés de détail de La Havane.

Une alternative au marché noir

Avec sa Chevrolet Bel Air remplie d’ail, Alejandro Manzo a fait 350 km pour venir de sa ferme de la province de Villa Clara.

Autrefois, la police aurait essayé de saisir ses produits sur l’autoroute. « J’étais habitué à devoir les vendre au marché noir, raconte-t-il. Mais maintenant, l’État nous regarde différemment, nous, les producteurs. Il nous laisse aller de l’avant. Tout ça n’a plus rien d’illégal, c’est seulement l’offre et la demande. »

Alejandro Manzo fait le voyage jusqu’à la capitale tous les 10 jours, pour y vendre de l’ail par tresse de 100 têtes à 9 euros, soit presque 3 euros de plus que ce qu’il en aurait retiré chez lui.

[image:5,l]

Une agriculture bloquée par les bureaucrates

Depuis qu’il est à la tête de Cuba, Raul Castro a fait de la réforme de l’agriculture l’un de ses combats politiques phares, notamment en distribuant plus de 1,2 million d’hectares de terres sous-exploitées qui appartenaient à l’État à des producteurs privés et à des coopératives.

Mais le gouvernement n’a toujours pas franchi les étapes les plus basiques pour accroître la production et mettre à pied la bureaucratie agricole qui ne fait que rendre les produits cubains plus chers pour les consommateurs. Les paysans cubains ne peuvent toujours pas s’acheter de nouveaux tracteurs ou camions, et continuent de travailler avec des machines soviétiques rouillées ou un équipement américain vieux de 50 ans.

Libéralisme progressif, mais augmentation des prix

Alors que les résidents de La Havane affirment qu’il n’y a jamais eu autant de nourriture sur les étals de leurs marchés, les maigres pensions des Cubains et les salaires de certains fonctionnaires n’ont pas suivi la hausse fulgurante des prix. En conséquence, beaucoup se plaignent, et demande à ce que l’État intervienne davantage, et non qu’il se retire.

[image:6,l]

Selon les économistes, l’une des raisons de la distorsion du marché à La Havane est l’inégalité croissante entre les Cubains qui reçoivent un faible salaire du gouvernement qui les emploie et ceux qui reçoivent des devises fortes envoyées de l’étranger par des parents ou grâce à des emplois privés et dans le secteur du tourisme. C’est l’une des nombreuses raisons qui font que les tentatives de libéralisation comme le récent marché de gros n’ont pas encore conduit à une baisse des prix pour les consommateurs cubains.

« L’arrivée de tous les nouveaux restaurants privés et des snacks a également maintenu la demande assez haute », explique Juan Triana, économiste à l’université de La Havane. Et alors que le gouvernement a assoupli les restrictions qui pesaient sur la capacité des agriculteurs privés à embaucher de la main d’œuvre, les salaires ruraux ont augmenté. Avant, ils pouvaient payer leurs salariés entre 15 et 20 pesos par jour [60 centimes d’euros] ; maintenant c’est 40 pesos [1,10 euro] ».

« C’est vraiment un bel endroit ! »

La filière agricole étant de plus en plus rentable, il semble aussi que Cuba soit en train de provoquer un ralentissement de son exode rural qui ne laissait aux agriculteurs que très peu de jeunes intéressés par le métier.

Abel Ramos, 35 ans, arrive sur le marché au crépuscule. Mais au vu de la file de camions qui s’étend sur la route devant lui, il avoue qu’il ne s’attendait de toute façon pas à trouver un emplacement avant minuit.

« Mais ça vaut le coup d’attendre, s’exclame-t-il. Il y a trois ans, je faisais pousser des tomates et elles pourrissaient le temps que l’État veuille bien les acheter. Maintenant, cela n’arrive plus, je peux venir ici. C’est vraiment un bel endroit ! »

Adaptation : Antonin Marot pour JOL Press

Quitter la version mobile