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J-M. Bouissou: «Les îles Senkaku sont l’Alsace-Lorraine de la Chine»

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Une « guerre froide », c’est ainsi que pourraient être qualifiées les relations qu’entretiennent le Japon et la Chine depuis de nombreuses années, lorsqu’il s’agit de ce petit îlot, inconnu jusqu’à ce qu’on lui découvre une riche valeur pétrolifère.

Sans doute découvert en premier lieu par les Chinois, l’îlot a ensuite été rapidement habité par des Japonais. Confisqué pendant la Seconde Guerre mondiale, il est de nouveau dans le giron japonais qui a mis son honneur à en faire une propriété nationale.

Mais pour les Chinois, il ne s’agit pas que d’un îlot parmi tant d’autres confettis dans la mer de Chine. Dans cette grande politique d’expansionnisme sur mer menée par la Chine, les îles Senkaku, appelées Diaoyutai par les Chinois, sont devenues un objet de revendication acharnée qui pourrait bien les mener jusqu’à un conflit armé.

Pourtant, pour Jean-Marie Bouissou, directeur de recherches à l’Institut d’études politiques et spécialiste du Japon contemporain, cette paix armée pourrait encore durer de nombreuses années.

JOL Press : Les rivalités territoriales qui opposent aujourd’hui la Chine et le Japon autour des îles Senkaku/ Diaoyutai animent la région depuis plusieurs mois. Pourtant, n’ont-elles pas de lourds antécédents historiques ?

Jean-Marie Bouissou : Ils sont effectivement très anciens. La Chine réunit actuellement des documents qui prouvent qu’elle s’est intéressée à l’îlot depuis le XVème siècle. Quant au Japon, il ne s’en est occupé que lorsqu’il a mis la main sur Okinawa, en 1872.

Mais à l’époque, personne ne s’intéressait de près à ces îles puisque ce n’est que dans les années 1970 que du pétrole a été découvert sur place.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’îlot a été rendu au Japon par les États-Unis, et puisque les îles Senkaku n’ont jamais été revendiquées – la notion de souveraineté est plus récente –, le Japon se l’est approprié. À l’époque, la Chine était en pleine croissance et n’avait que faire de ce territoire.

C’est lorsque les richesses de Senkaku ont été mises en lumière que les rivalités ont émergé.

Les premiers incidents se sont déroulés dans les années 1990 et n’ont été que le début d’une série de confrontations récurrentes pour aboutir, en 2012, à une pression nationaliste japonaise telle que le gouvernement japonais a décidé de racheter l’île à la famille à laquelle elle appartenait.

Alors que jusqu’à cet évènement, un modus vivendi en vigueur entre la Chine et le Japon impliquait le silence et l’inactivité autour de Senkaku, la glace était alors brisée et depuis, une multitude de violations délibérées des espaces des deux pays ont été commises.

JOL Press : Les îles Senkaku sont-elles l’unique objet de contestations territoriales entre les deux pays ?

Jean-Marie Bouissou : Le Japon et la Chine s’opposent, d’une manière générale, sur le tracé de leurs zones économiques exclusives (ZEE) et les îles Senkaku ne sont pas l’unique objet du délit.

Okino Torishima, un petit îlot situé très loin de Tokyo, est également un autre sujet extrêmement sensible. En principe, cet îlot est rattaché à la préfecture de Tokyo – bien qu’en soit, il n’ait jamais appartenu à personne.

À l’origine, ce territoire est recouvert à marée haute, mais lorsqu’il est émergé, la zone économique exclusive d’Okino Torishima est extrêmement grande. Pour officialiser la taille de cette ZEE, les Japonais ont déversé des tonnes de béton sur l’île et, aujourd’hui, les Chinois contestent ce riche territoire jugé artificiel.

JOL Press : Pensez-vous que ces antécédents historiques, comme les différentes guerres qui ont opposé les deux pays, soient un critère déterminant dans les rivalités territoriales qui opposent aujourd’hui la Chine et le Japon ?

Jean-Marie Bouissou : Bien entendu. Les Chinois veulent affirmer leur leadership et leur suprématie dans la région.

Les Chinois en veulent au monde entier et, derrière le Japon, les États-Unis sont également visés. Il faut savoir que du point de vue chinois, les Japonais sont les substituts des États-Unis et ces derniers sont également les cibles de cette « paix armée ».

L’enjeu est grave pour les deux pays car celui qui sera considéré comme perdant perdra aussi la face devant le monde.

JOL Press : Il n’y a donc pas de place pour une paix négociée ?

Jean-Marie Bouissou : Les Chinois menacent de faire appel à l’ONU et à la Cour pénale internationale. Le Japon refuse car il affirme une légitimité incontestable. Il n’y a pas vraiment d’espoir de ce côté-là. Une tentative de résolution a été entamée dans les années 1990 qui permettrait aux deux pays de se partager les gains acquis autour de ces îles, mais ces négociations n’avancent pas et ont peu de chances d‘aboutir.

JOL Press : Une guerre ouverte pourrait-elle alors éclater ?

Jean-Marie Bouissou : Personne ne le cherche, mais dans le contexte actuel, tout peut toujours arriver. Il peut suffire d’un garde-côte ou d’un pilote un peu énervé, d’un écart de conduite et le conflit éclate.

Nous sommes dans un contexte de guerre froide. Les États-Unis et l’URSS ont joué à ce jeu pendant longtemps et aucun conflit armé n’a jamais éclaté.

Et puis, les Chinois sont vraiment préoccupés par leur économie et leur croissance, les Japonais par leur reconstruction après Fukushima et leur crise économique, donc dans l’état actuel des choses, un conflit est peu probable.

JOL Press : Pourtant, le Premier ministre japonais Shinzo Abe, récemment élu, a défendu l’intégrité territoriale du Japon avec virulence durant sa campagne électorale.

Jean-Marie Bouissou : Shinzo Abe est un pragmatique. Pendant sa campagne, il s’est adapté et a surfé sur la vague nationaliste japonaise.

Mais il avait déjà été Premier ministre en 2006 et 2007, et c’est lui qui était parvenu à renouer des relations avec Pékin alors que celles-ci étaient très tendues. Il sait parler aux Chinois.

Il ne lâchera rien sur la question des îles parce que cela entacherait sa réputation et tout simplement parce que ce n’est pas dans ses idées, mais il est surtout un homme posé, qui a l’économie pour priorité.

JOL Press : Qu’en est-il des États-Unis ? Il semble qu’ils aient également un rôle à jouer dans ce conflit puisqu’ils cherchent à renforcer leur présence dans cette zone. Le Japon et la Chine cherchent également tous deux à approfondir leurs liens avec Washington.

Jean-Marie Bouissou : Les États-Unis ont effectivement un rôle à jouer. Washington et Tokyo sont unis par un traité de sécurité qui oblige les États-Unis à défendre le Japon s’il est attaqué.

Aujourd’hui, et cela a été récemment rappelé par Hillary Clinton, les États-Unis ont admis que les îles Senkaku étaient couvertes par ce traité, mais pour eux, une confrontation avec la Chine serait un scénario catastrophe.

Ils soutiennent donc les Japonais, tout en demandant à Tokyo de ne pas s’engager outre mesure.

JOL Press : Les Japonais sont donc en position de faiblesse ?

Jean-Marie Bouissou : Oui, les Chinois ont actuellement la main, et c’est eux qui sont en mesure de décider de bouger ou non. Eux seuls peuvent décider de faire monter la pression.

Mais il y a peu de chances que ces derniers s’engagent. Les nouveaux dirigeants chinois ont de nombreux problèmes internes, et la Chine profite largement de l’ordre international tel qu’il est établi aujourd’hui.

Bien entendu, ils n’oublieront pas. Pour eux, les îles Senkaku sont comme l’Alsace-Lorraine. Mais ce n’est vraiment pas l’urgence du moment, et puisque les deux pays en ont terminé avec leurs échéances électorales, nous devrions désormais nous diriger vers une période de calme.

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