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Philippe Moati: «La culture n’a rien à perdre dans la transition numérique»

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JOL Press : Les enseignes culturelles, et tout particulièrement Virgin Megastore, ont-elles manqué un « virage numérique » ?

Philippe Moati : En réalité, c’est très inégal selon les enseignes. La plus grosse erreur de Virgin a été de ne pas se lancer dans le e-commerce. Pourtant, ils étaient parmi les premiers dans le téléchargement payant de musique.

C’est toujours triste de voir une entreprise fermer ; mais a priori, la culture n’a rien à perdre dans la transition liée à la numérisation, à condition que la technique suive, par exemple que l’accès à Internet haut-débit soit garanti pour tous.

JOL Press : La Fnac prévoit de mettre fin à son activité de vente musicale en ligne d’ici 2015. Est-ce vraiment une solution de fuir le numérique ?

Philippe Moati : Les règles du jeu numérique sont terribles. Tout est soumis à la logique du rendement croissant, qui privilégie celui qui a pris de l’avance. Cela débouche sur une hyper-concentration du secteur autour de la suprématie d’Apple.

En fait, l’idéal serait d’inventer un modèle différent. Si Amazon est si puissant, c’est notamment grâce à son public fidèle. Pourtant, ils continuent d’innover, notamment avec la nouvelle offre qui permet de télécharger gratuitement tous les CD achetés via le site depuis 1998 au format mp3. Cette offre passe par le cloud  [la possibilité d’accéder au contenu numérique de son ordinateur via d’autres terminaux, smartphones, tablettes, télévision… ndlr] qui, à mon sens, est l’enjeu de demain.

JOL Press : Tous les segments culturels sont-ils touchés par la numérisation ?

Philippe Moati : Les principaux, en tout cas. Le CD reste bien sûr le plus touché, puisqu’il a subi le piratage de plein fouet. La vidéo également. Et, aujourd’hui, même le jeu vidéo ressent les effets de la dématérialisation, mais aussi ceux de la diversification des terminaux. Les fabricants de console ont notamment été ébranlés par les tablettes. Mais ils s’en sortent, du moins pour l’instant…

JOL Press : Faut-il s’attendre à une crise du livre en France, comme pour le disque ?

Philippe Moati : C’est un phénomène beaucoup plus lent, et moins radical. Le livre est très peu victime du téléchargement illégal. D’autre part, la numérisation n’a pas encore bouleversé le marché du livre papier. Aujourd’hui, seuls 1 à 2 % des achats de livre en France se font en numérique. Cette faible part tient au fait que l’on a longtemps cherché à protéger l’objet livre, [notamment avec la loi Lang sur le prix unique du livre, mise en place en 1981, ndlr].

Pourtant, cette loi était justifiée pour défendre les libraires, mais concernant le livre numérique, il me semble que c’est un non-sens. Payer un livre sur Internet au même prix que l’objet physique n’a rien d’attractif.

Le seul risque qui menace le marché du livre est qu’Amazon face du dumping, c’est-à-dire qu’il casse les prix radicalement. C’est une entreprise qui est prête à perdre de l’argent pour gagner un marché sur lequel il peut potentiellement devenir numéro 1. Et encore une fois, le plus puissant est bien souvent celui qui a pris de l’avance.

JOL Press : La menace qui pèse sur les contenus culturels physiques diffère-t-elle selon les zones géographiques et/ou les générations ?

Philippe Moati : L’offre culturelle était quasiment vide dans les endroits où se sont installés des « Espace culturel » Leclerc ou des magasins Cultura, c’est-à-dire autour des villes moyennes. Ce marché de la périphérie semble moins mûr, et dispose encore d’un certain potentiel.

Concernant un effet générationnel et culturel, il se peut que la population soit moins au fait des pratiques culturelles liées à Internet dans ces zones (téléchargement, achat en ligne…). Cependant, le cyber-consommateur se banalise, et ressemble de plus en plus au consommateur moyen, c’est donc un phénomène qui est amené à s’effacer.

JOL Press : À terme, la numérisation va-t-elle nuire à la création ?

Philippe Moati : Selon moi, c’est l’inverse. Le numérique a amené de nouvelles manières de créer. Pour l’instant, le livre numérique n’est que l’adaptation du livre papier, mais on peut imaginer qu’un artiste pourrait exploiter le numérique dans son œuvre.

Le numérique devrait entretenir la richesse et la diversité de la culture. Il supprime toute contrainte physique, et est bénéfique aux formes d’expressions artistiques minoritaires.

Ce qui m’inquiète à plus long terme, c’est si le secteur devait tomber entre les mains d’acteurs économiques sans grande considération pour la culture, comme Amazon, Google ou Apple. Il faudrait alors surveiller que ces firmes ne restreignent pas l’accès aux contenus secondaires, moins rentables pour elles.

Propos recueillis par Antonin Marot pour JOL Press

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