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Pourquoi les Américains ont des scrupules à gouverner les autres

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Que deviendrait le monde si les États-Unis cédaient aux tentations isolationnistes qui préconisent de se concentrer sur ses problèmes domestiques ? Robert Kagan, l’un des éditorialistes les plus influents d’Amérique, plaide ici pour que les États-Unis ne renoncent pas à jouer un rôle global et prédit des conséquences tragiques en cas d’effacement de l’oncle Sam de la scène internationale : cela serait pour lui un « suicide de superpuissance », comparable à la chute de l’empire romain, qui ouvrirait la voie aux ambitions russes et chinoises et donnerait le signal d’un recul de la démocratie partout dans le monde.

Salué par la presse américaine de tous bords, son livre incisif et engagé est aujourd’hui au cœur du débat politique américain, qui débouchera après les élections présidentielles sur une nouvelle stratégie internationale pour les États-Unis.

Extraits de L’Ordre mondial américain –  Les conséquences d’un déclin de Robert Kagan

Après avoir pris la décision d’agir contre les tyrans, les Américains ont aussitôt été gagnés par le doute. Ils se sont mis à regretter le coût, à la fois matériel et moral de leur action. Ils n’ont cessé de redécouvrir les dilemmes éthiques qui résultent de l’exercice du pouvoir. Libérer un peuple ou le conquérir exige la même force brutale. Même les guerres justes ont des conséquences injustes. Personne ne peut utiliser les armes de la guerre et de la coercition en espérant garder les mains propres.

Les Américains n’ont jamais été très à l’aise avec ces évidences brutales. Il y a dans leur idéologie fondatrice une contradiction insoluble entre l’universalisme, l’idée que chaque individu doit être libre d’exercer ses droits, et l’individualisme, la conviction que parmi ces droits figure le droit qu’on vous fiche la paix. Cela explique l’ambivalence et le soupçon qui affectent leur idée du pouvoir, même quand ce sont eux qui le dé­tiennent ; et c’est souvent un handicap. Dans le passé, à peine ont-ils envahi et occupé un pays qu’ils ont aus­sitôt cherché une porte de sortie. Ils sont, sur ce point, moins doués que les Anglais qui n’ont jamais mani­festé de scrupules à gouverner les autres : tout simple­ment parce qu’ils étaient convaincus de leur vocation impériale et coloniale.

Les Américains, eux, sont peut-être des « impérialistes » aux yeux de beaucoup mais ce sont des impérialistes réticents, divisés et distraits. Ils n’ont pas voulu posséder de colonies, y compris celles qu’ils ont acquises et conservées pendant des lustres. Ils ne disposent pas de cadres capables de reconstruire et de gouverner les nations qu’ils envahissent et qu’ils occupent. Se donner les moyens d’une certaine effica­cité dans ce domaine, ce serait reconnaître qu’ils font profession d’intervenir à l’étranger. Les Américains peuvent maintenir des forces outre-mer pendant des décennies mais il ne faut surtout pas qu’ils le sachent à l’avance[1]. Ils ne se sont jamais considérés que comme très provisoirement engagés dans les affaires d’un autre pays, ce qui ne les a pas empêchés d’avoir des troupes stationnées en terre étrangère depuis plus d’un demi-siècle.

C’est pourquoi il n’est guère surprenant que les Américains soient si partagés quant à leur rôle de leader planétaire. La première fois où ils ont été sommés de prendre leurs responsabilités, après la Première Guerre mondiale, les Américains se sont montrés en majorité réticents. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mon­diale, non sans se sentir coupables de s’être abstenus dans les années 1930, qu’ils ont accepté contre leur gré d’assumer une part de responsabilité dans l’ordre mondial à venir. Mais ce fut pour eux un fardeau pe­sant et, au départ, peu désiré, qui s’imposa moins dans un élan spontané et magnanime que pour répondre à une menace – à ce qui était vécu comme une menace – venant de l’Union soviétique. Harry Truman a parlé au nom de tous quand il a déclaré que c’était là « la plus terrible responsabilité qu’aucune nation n’eût jamais eu à affronter ».

[1] Si Dean Acheson avait annoncé aux Américains en 1949, à la création de l’Otan, que des troupes américaines seraient toujours stationnées en Europe au XXIe siècle, il aurait été aussitôt limogé.

Robert Kagan est chercheur à la Brookings institution. Il a travaillé au Département d’État dans les années 1980. Éditorialiste au Washington Post, il a publié plusieurs ouvrages remarqués dont Le retour de l’histoire et La fin des rêves.

L’Ordre mondial américain –  Les conséquences d’un déclinNouveau Monde (25 octobre 2012)

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