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S. Tawa Lama-Rewal: «La société indienne dévalorise les femmes»

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JOL Press : Le 16 décembre dernier, une étudiante de 23 ans est violée et agressée avec son compagnon dans un bus à New Delhi. Pourquoi ce viol a-t-il été aussi médiatisé ?

Stéphanie Tawa Lama-Rewal : On peut voir trois raisons au fait que ce viol ait fait la une de plusieurs journaux : il était particulièrement horrible, il concernait une étudiante, et il a eu lieu dans la capitale indienne.

Ces trois raisons expliquent aussi, au moins en partie, le fait que les habitants de la ville, puis d’autres grandes villes indiennes, soient allés manifester leur indignation. Mais il faut savoir que les quotidiens indiens publient chaque jour, ou presque, des histoires de viol. La mobilisation à laquelle a donné lieu ce viol particulier, elle, est tout à fait exceptionnelle et c’est elle qui a attiré l’attention des médias ; elle a surpris tous les observateurs de la vie politique indienne.

Une explication possible de cette vague d’indignation, c’est l’identité de la victime : étudiante issue d’une fraction modeste de la classe moyenne, elle a suscité une très forte empathie de la part des classes moyennes urbaines auxquelles semblaient appartenir la plupart des manifestants ; une empathie que ne suscitent pas les victimes de viol lorsqu’elles sont dalit (on appelle ainsi les ex-intouchables) ou en butte aux exactions de l’armée indienne dans le Nord-Est ou au Cachemire, comme l’ont rappelé plusieurs féministes indiennes.

Autre explication : ce fait divers atroce constitue le viol de trop dans une ville connue pour le nombre d’agressions contre les femmes – le plus élevé en Inde.

Enfin, on peut penser que ces manifestations ont un lien avec les manifestations contre la corruption qui ont secoué Delhi en 2011 ; comme si les classes moyennes urbaines avaient compris que descendre dans la rue en masse était une façon efficace d’attirer l’attention des médias, et ainsi de faire pression sur les autorités.

JOL Press : L’affaire a provoqué une vague de protestation dans tout le pays. Est-ce la première fois que les Indiens se mobilisent contre ce genre de violence ?

Stéphanie Tawa Lama-RewalC’est la première fois qu’une foule aussi nombreuse et aussi variée se mobilise ainsi. Les féministes indiennes sont depuis longtemps mobilisées – la violence contre les femmes a d’ailleurs été un motif de renaissance du mouvement indien des femmes dans les années 1970.

Mais leur mobilisation, qui vise à pousser les parlementaires à améliorer la réponse législative à ce problème, est très peu médiatisée, et donc peu connue du grand public. Les manifestations de décembre étaient très mixtes, à tous égards : les militantes féministes étaient là, mais aussi beaucoup d’hommes, et beaucoup de jeunes des deux sexes.

JOL Press : Plusieurs mesures ont été prises pour accélérer la poursuite des agresseurs, comme la mise en place de tribunaux spéciaux par la Cour suprême. Et dans un district près de Bombay, la police a décidé de verbaliser les femmes seules qui se promèneraient dans les rues à une heure tardive. Est-ce vraiment ce que demande la population indienne ?

Stéphanie Tawa Lama-RewalLes manifestants ont été très visibles, mais ils ne sauraient représenter la population indienne. Surtout, un autre aspect nouveau des manifestations de décembre, outre leur mixité sociologique, c’est l’absence de leader, de porte-parole, de représentant. De ce fait, les demandes exprimées – toujours par médias interposés – ont été multiples et incohérentes.

Certains demandaient des punitions plus dures pour les violeurs (peine de mort, castration chimique), d’autres demandaient que la police et la justice respectent mieux les lois existantes, d’autres enfin demandaient, plus généralement, que soient respectés les droits des femmes, et notamment celui de circuler dans l’espace public sans risquer leur intégrité physique.

Le message dominant était l’expression d’une colère, mais aussi un regard introspectif critique ; les manifestants ne s’indignaient pas seulement de la faillite de l’État à protéger les femmes, mais aussi de la tolérance de la société face aux violences sexuelles.

JOL Press : Beaucoup dénoncent la misogynie qui touche la société indienne. Comment le statut de la femme a-t-il évolué depuis une dizaine d’années, et notamment en termes de participation politique ?

Stéphanie Tawa Lama-RewalLa société indienne est d’une part profondément patriarcale, et caractérisée par la dévalorisation de la femme (d’où les avortements sélectifs et les discriminations multiformes dont sont victimes les femmes).

Mais d’autre part, l’État indien, aiguillonné par un mouvement féministe très actif, a adopté des lois très progressistes. Ainsi, 50% des sièges sont réservés aux femmes dans la plupart des régions, pour toutes les élections locales. Et les femmes ont accès au sommet du pouvoir, en Inde plus qu’ailleurs, et depuis plus longtemps [Indira Gandhi est la première femme Premier ministre de l’Inde, en 1966, ndlr].

JOL Press : Les discriminations liées à l’appartenance à une caste, bien qu’abolies par la Constitution, continuent-elles de toucher les femmes ?

Stéphanie Tawa Lama-RewalMême si l’intouchabilité a été abolie par la Constitution en 1950, la pratique de l’intouchabilité persiste. Elle diminue grâce au militantisme du mouvement dalit, et grâce à l’urbanisation, mais le viol reste une forme répandue de violence de caste dans les campagnes. Et plus généralement, les femmes dalit cumulent les discriminations liées au genre, à la caste et à la classe, puisqu’elles sont pauvres dans la grande majorité des cas.

JOL Press : On parle de viols commis sur des Indiennes, mais des étrangères ou des touristes en sont aussi victimes : est-ce encore un sujet tabou en Inde ?

Stéphanie Tawa Lama-RewalOui, la violence sexuelle touche aussi les étrangères, mais ce n’est pas un tabou, les journaux en parlent chaque fois qu’un fait divers se produit.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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