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Thomas Kuban en immersion chez les néo-nazis

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Ces temps-ci, il porte des lunettes noires, une barbe blonde touffue et un bonnet noir descendu très bas. Mais il ne s’agit que de son dernier déguisement, utilisé pour accueillir la presse étrangère lors d’une conférence à Berlin.

L’homme qui se fait appelé Thomas Kuban doit à tout prix garder son identité secrète – après tout, les néo-nazis européens tueraient pour mettre la main sur lui.

Au plus près des fanatiques d’Hitler

Depuis quinze ans, Thomas Kuban, la trentaine passée, risque sa vie en filmant secrètement des concerts de rock néo-nazis. Des évènements qui, selon lui, sont le cœur du milieu néo-nazi émergeant.

À travers l’objectif de sa caméra, Kuban a observé des centaines de fanatiques en train de vénérer les auteurs d’Auschwitz et d’appeler au meurtre des Juifs et des étrangers. Ahuri, il a été témoin de scènes irréalistes, comme des foules de plusieurs milliers de personnes levant la main à la manière du salut hitlérien et criant « Sieg Heil », ou encore un membre de la police autrichienne serrant la main à des néo-nazis.

« Si j’avais été attrapé, les néo-nazis m’auraient battu et donné des coups de pied. Ils auraient tout aussi bien pu me tuer, » confie-t-il à GlobalPost.

L’État allemand inactif ?

« Des crimes massifs ont lieu lors de chacun de ces évènements, et personne ne fait rien, ajoute-t-il à propos du salut hitlérien, illégal en Allemagne et en Autriche, et des chansons haineuses chantées sous le nez des policiers. Je suis choqué de constater cette inactivité des services de sécurité face aux néo-nazis ; cela leur offre un vide juridique dans lequel opérer. »

Les activités d’un trio d’extrême droite qui tuait des étrangers depuis six ans avaient été dévoilées en novembre 2011. L’indignation s’était propagée parmi les Allemands, qui estimaient que l’application des lois négligeait les groupes d’extrême droite.

Depuis, l’Allemagne a fait des efforts pour renforcer ses mesures de surveillance. Les responsables ont mis en place une base de données recensant toutes les menaces de la droite. De plus, en décembre, une nouvelle demande d’exclusion du Parti national-démocrate (PND) a été déposée ; la décision finale devrait tomber dans les prochains mois.

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Des effectifs en constante augmentation

Mais pour Thomas Kuban, cela est loin d’être satisfaisant. Selon lui, il n’y a aucun signe de disparition des préjugés envers les étrangers au sein de la société allemande.

L’Allemagne réunifiée a lutté pour se purger des extrémistes de droite les plus violents, qui étaient à l’origine d’au moins 63 assassinats depuis 1990, d’après les estimations du gouvernement. Mais d’après Kuban, les chiffres réels pourraient se situer bien au-delà, autour de 180 victimes.

Malgré les efforts croissants de l’État pour surveiller ce milieu, les groupes d’extrême droite potentiellement violents ne cessent de croître. En 2012, les services de renseignement allemands ont pu identifier quelques 10 100 néo-nazis violents à travers le pays ; ils n’étaient que 9500 il y a deux ans. Et selon Kuban, la plupart de ces nouvelles recrues viennent à cause de la musique fasciste.

« La musique attire beaucoup de jeunes vers la scène néo-nazie, précise Thomas Kuban. Cela apporte du sang nouveau. »

« Pouvoir briser une conspiration »

La mission peu ordinaire de Kuban a commencé dans les années 1990 ; c’est alors un collègue qui le met au courant qu’un concert secret de rock néo-nazi est organisé dans les jours qui viennent. Plus tard, c’est en se faufilant pour la première fois jusqu’à l’endroit où des centaines de néo-nazis s’étaient rassemblés pour chanter à l’unisson des paroles haineuses sur une musique punk rock fasciste, mais tout en gardant ses distances, que sa curiosité fut piquée.

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Un sentiment qui allait se transformer en une véritable volonté dans les quinze années à venir. « Je ne pouvais pas croire que des centaines de néo-nazis pouvaient se glisser discrètement jusqu’à des concerts secrets sans que la police soit au courant, avoue-t-il. C’est là que je me suis dit « OK, il y a quelque chose de nouveau à découvrir par ici. » L’idée de pouvoir briser une conspiration avait réveillé mes ambitions journalistiques. »

Des enquêtes inédites… qui n’intéressent personne !

« Je pense que c’est terrible pour le peuple [allemand] que des mouvements antidémocratiques se propagent et se développent ainsi, ajoute-t-il. Je voulais que le public puisse jeter un œil dans ce milieu. »

Thomas Kuban commença par consacrer énormément de temps et d’argent pour faire des incursions dans la scène néo-nazie. Il se rendit à des dizaines de concerts et passa plusieurs heures à chercher des forums extrémistes cachés sur Internet.

Compte tenu de l’intense activité dont il avait été témoin, il fut néanmoins choqué de se rendre compte que les médias ne s’intéressaient pas à son travail, même lorsqu’il avait proposé de risquer sa vie en filmant les activités souterraines des néo-nazis à l’aide d’une caméra cachée.

« La plupart des diffuseurs publics allemands n’ont même pas répondu, et d’autres m’ont dit qu’ils n’étaient pas intéressés, » raconte kuban, ajoutant qu’un éditeur lui avait même affirmé avoir déjà vu ces images auparavant, et qu’il s’agissait d’enregistrements vieux de dix ans extraits des archives.

Premières publications, et premières menaces de mort

En 2003, Thomas Kuban parvint à placer une partie de son travail, notamment dans les magazines d’informations Spiegel et Stern, qui lui avaient proposé de mettre ses séquences filmées sur leurs sites internet.

« Les néo-nazis furent indignés, parce qu’ils réalisaient que dix années de rassemblements secrets venaient de se terminer à jamais, se rappelle-t-il. Une brèche avait été faite dans le bastion des concerts secrets, que les néo-nazis pensaient totalement sécurisés. »

Les premières menaces de mort lui furent adressées peu de temps après sur Internet. « Si on le coince pendant un concert, alors on le fera monter sur scène et on se le fera ! » avait écrit un néo-nazi. Et un second de renchérir : « Nous allons résoudre ce problème de films pendant les concerts avec deux tiers de mazout et un tiers d’essence » – un raccourci pour cocktail Molotov.

S’infiltrer dans les groupes néo-nazis de toute l’Europe

Face à la perspective bien trop réelle d’une mort violente s’il était attrapé, Thomas Kuban savait que ses déguisements et ses nombreux avatars virtuels devaient être parfaitement étanches.

« La caméra devait être bien cachée et ma fausse identité parfaitement élaborée pour ne pas éveiller de soupçons, explique-t-il. Sans ça, la peur aurait été telle que je n’aurais jamais pu retourner à ces concerts. »

Au fil de ses voyages à travers toute l’Europe, sa caméra dans la boutonnière, de la Hongrie à la Grande-Bretagne, de l’Italie à la Belgique, Kuban s’habillait comme un néo-nazi, scandait des slogans comme un néo-nazi, et chantait des chansons racistes comme un néo-nazi.

Pendant plus de huit ans, lors d’une cinquantaine de concerts ou manifestations diverses, il a agi exactement comme l’un de ces fascistes qu’il tentait systématiquement de montrer au grand jour. Pour chaque évènement, Kuban changeait sa pilosité faciale et portait des vêtements différents, toujours dans le style néo-nazi – de grosses bottes, un T-shirt noir, des pantalons de camouflage ou un jean et une casquette de baseball – un déguisement qu’il trouvait étonnamment efficace.

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Détecteurs de métaux et fouille au corps : une prise de conscience

« Personne ne m’a jamais soupçonné, indique-t-il. Durant les premières années, les néo-nazis n’avaient aucune idée de qui il s’agissait. Ils pensaient que les vidéos pouvaient venir des services secrets allemands, ou même du Mossad [les services secrets israéliens]. »

48h après la première apparition des enregistrements de Kuban sur le net, les néo-nazis commencèrent à renforcer la sécurité. Des fouilles au corps et des détecteurs de métaux firent leur apparition à chaque rassemblement.

« Ils étaient sans cesse à la recherche de cette caméra, raconte-t-il. Une fois en Italie, en 2003, j’ai presque été démasqué à cause d’un détecteur de métaux. Il y avait d’abord eu une fouille au corps, puis vous étiez autorisé à avancer de quelques mètres sur le site. Après ça, il y avait le détecteur de métaux. J’étais terrifié, bien sûr ; je ne savais pas qu’il allait y avoir un tel détecteur, et tout à coup, il me faisait face ! »

Élevé entre Dieu…

Minimiser les risques personnels commença à préoccuper Thomas Kuban. Il révéla à quelques personnes sa mission secrète. Ses parents le supplièrent à plusieurs reprises de tout abandonner pour une vie plus tranquille, alors même qu’ils continuaient à le soutenir en lui donnant de l’argent lorsqu’il n’en avait plus.

« Mon éthique est fortement influencée par mes parents, avoue-t-il à GlobalPost. Ma mère et mon père sont très engagés dans la religion chrétienne. Moi-même je suis très croyant, et je vis selon les valeurs du christianisme. »

… et les demandeurs d’asile

Ayant grandi en Allemagne de l’ouest dans les années 1980, Thomas Kuban a entendu des histoires terribles de la bouche de son père, qui travaillait comme assistant social auprès des demandeurs d’asile. Un homme avait particulièrement retenu son attention, un demandeur d’asile originaire d’Érythrée qui avait perdu un bras en roulant sur une mine avec son camion et qui venait trouver refuge en Allemagne.

Kuban se souvient avoir défendu des étrangers d’attaques verbales prononcées sur l’aire de jeu lorsqu’il avait huit ans. « Les autres enfants répétaient ce qu’ils entendaient à la maison, que les étrangers ne venaient en Allemagne que pour nous exploiter et voler nos emplois. Je me souviens argumenter contre ça parce que je savais combien les demandeurs d’asile avaient souffert et je connaissais toutes les choses terribles qui leur étaient arrivées. »

2012 : enfin un documentaire

Durant près de trois décennies, l’intérêt général pour son travail est resté minime. Kuban a décidé de fournir un dernier effort en 2007 afin de rassembler un public plus large devant ses enregistrements, dont la plupart n’avaient jamais été montrées.

Il a alors accepté de travailler avec le réalisateur de documentaires Peter Ohlendorf sur « Le sang doit couler : immersion dans le néo-nazisme ». Le documentaire, diffusé pour la première fois lors du festival cinématographique de la Berlinale en 2012, l’a forcé à sortir de l’anonymat le plus complet et à se mettre sous les projecteurs – c’est alors que le pseudonyme de Thomas Kuban est né.

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« J’étais habitué à jouer un rôle tout à fait différent, à me déplacer de façon complètement anonyme parme des foules, dit-il. C’est ce que je faisais pour mes recherches, mais c’était aussi une passion. Ceci dit, je n’avais d’autre choix que de jouer le rôle principal de ce documentaire si je voulais que mes recherches touchent une plus forte audience. »

Bientôt une existence « normale » ?

Cependant, le documentaire n’a fait que creuser ses dettes et les ventes de son livre Blut Muss Fliessen (Le sang doit couler) peinent à décoller en Allemagne.

Abattu, Thomas Kuban a décidé qu’il était temps de ranger son déguisement et de reprendre une existence normale. « C’est terminé, les néo-nazis ne savent pas qui je suis, je ne suis pas en danger. Je vais juste disparaître et vivre sous mon vrai nom. Mon seul objectif est de mettre fin à tout ceci le plus vite possible… Je ne vais pas quitter l’Allemagne, je n’apparaîtrai simplement plus en public. Ensuite, je pourrai vivre une vie normale et personne ne saura jamais que j’ai été Thomas Kuban. »

Mais la décision de raccrocher le déguisement n’était pas facile à prendre. Selon lui, « c’est la décision la plus dure que j’ai eu à prendre… Car pour moi, il est clair qu’il y a encore beaucoup à découvrir… »

GlobalPost / Adaptation : Antonin Marot pour JOL Press

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